Ellul et la société technique mauricienne (I)

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Jacques Ellul

« Ceux qui ont attendu avec patience la fin de l’idéologie espéraient que l’on pourrait borner la discussion politique à des questions techniques sur lesquelles les experts pourraient tomber d’accord »

— Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, réédition de 2020, p. 246.

Qui diable citerait aujourd’hui, dans une conversation (surtout) mondaine, Jacques Ellul ? Soyons clair : personne. Pourtant son ombre — déformée comme toutes les projections — s’épand dans l’imaginaire collectif sans que son nom ne soit jamais murmuré. Un quart de siècle après sa mort, il demeure un parfait iconoclaste qui ne plaît ni aux uns, ni aux autres… lorsqu’il ne laisse pas, la plupart du temps, tout simplement indifférent. La rançon d’un vagabond de la dialectique qui n’aura suivi de prophète que sa bonne ou sa mauvaise étoile.

Nous sommes en 1954. Immédiate après-guerre ; espoirs de paix et conséquemment, début des désillusions. De nos jours, bien sûr, les désillusions ont viré à la farce ; l’histoire des idéologies, dont le marxisme, se plagie seule et sans effort. « La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». Les pieds dans le plat que nous sommes, farcis jusqu’au cou, remontons jusqu’au moment où la dinde était nue pour saisir notre affaire. Mais avant, il faut bien constater ce qui obsède notre contemporanéité pour voir de quoi est composée, en partie, la farce de notre temps.  

Téléologie progressiste et vieilles lunes de la dérégulation

D’un côté, les zélateurs d’une téléologie progressiste s’extasient. On leur prête les rodomontades d’une éructation sociologique réchauffée de deux ou trois bourdieuseries ; ils en sont heureux. Hors de la récitation scholastique de quelques poncifs surmenés, on peut se permettre des écarts. Parfois même (fait étrange pour ceux engoncés dans un matérialisme historique souvent radical) des lacaneries en entrée. Ni une ni deux, une rhétorique pourfendeuse des maux du monde se trouve mâtinée d’un intellectualisme de salon qui lèche ses analyses de dénonciations structurelles tout azimut. Dénonciations qu’on aura savamment recherchées par le biais d’enquêtes statistiques rigoureusement (rigoureusement, je répète) menées. Ce, du début à la fin. On ne sourcillera pas sur le fait que quelques chercheurs soient, semble-t-il, plus enclins à satisfaire un quota de « critères RSE » dans leur travail que le dépassement des lieux communs et des doxas universitaires. C’est la nouvelle orthodoxie. Chez nous, dans certaines organisations de jeunesse militante et politique, on l’entend vivoter dans quelques discours amourachés des tendances mondiales. On peut bien glapir : elle s’imposera tôt ou tard, envers et contre tout. L’histoire nous a montré comment le marxisme avait réussi à dominer, à ses heures fastes des années 1950 à 80, la pensée des intellectuels de l’époque.

De l’autre, des libéraux cramponnés aux vieilles lunes de la dérégulation et de l’irréductibilité du marché. À Maurice, ces sortes de repentis de la politique (à qui la marche du capital doit dicter ses conduites) pullulent. On attribue à cette disposition du pays la « réussite » des années 80. Pérorerions-nous sur l’idylle de l’île et de la mondialisation, sur le fameux (et non moins déprécié) « miracle » mauricien, qu’ils vous prendraient par la main et, soudain, vous mèneraient, dans une joyeuse fanfaronnade, jusqu’aux portes du paradis ! L’éden à portée de main, venez comme vous êtes : c’est le nouveau mall du coin. De chics types, ces libéraux. Ils ont compris, comme leurs camarades marxistes, que l’économie semblait tout diriger. Ils l’ont tant compris qu’ils veulent l’imposer partout, tout le temps. Il n’y a qu’une chose qui n’ait pas de prix : la liberté. Et encore ne faut-il pas chercher « par l’intermédiaire des pouvoirs publics, à forcer les gens à agir contre leurs propres intérêts immédiats afin de favoriser un intérêt général supposé » : la liberté, si elle n’a pas de prix, est une méthode de l’exercice de droits individuels. Droits que rien ne promeuvent mieux que la démocratie libérale et le libre-marché. Inutile d’aller contre la nature humaine : le libre-marché accompagne « l’une des forces les plus grandes et les plus créatrices que connaisse l’homme ; je veux parler de la tentative faite par des millions d’individus de défendre leurs propres intérêts et de vivre leurs vies selon leurs propres valeurs »[1].

Ces deux tendances, inévitablement, se rencontreront à Maurice de manière superficielle. Elles se heurteront en apparence. Les premiers critiqueront les seconds avec ferveur et les seconds, ployant sous le poids irrémédiable de la vita activa des premiers, cèderont de mauvaise grâce des prérogatives idéologiques qui ne leur coûtent pas cher. On a connu, par chez nous, la force de l’uniformisation idéologique que recèle un libéralisme paré de toutes les vertus sociales-démocrates. Encore une fois, le marché s’adaptera. Pas de quoi changer son modus operandi. Même si, différemment, peut-être, mais tout aussi insidieusement, ces deux dynamiques jouent sur les ressorts d’une société technique en pleine effervescence.

« Ce n’est pas [le capitalisme] qui crée ce monde, c’est la machine »

Revenons à 1954. La dinde est nue. Le marché fait face à une résistance d’autant plus sévère qu’elle lui substitue un narratif alternatif et concurrentiel : le récit communiste. 1954, en France, c’est l’année de Dien Bien Phû et de la Toussaint rouge en Algérie. Mais c’est aussi l’année de publication d’un ouvrage passé relativement inaperçu à l’époque : La Technique ou l’Enjeu du siècle. L’ouvrage prévient d’emblée, en opposition radicale avec son époque, qu’il « est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine[2] ».

Anarchiste mais chrétien. Sociologue mais théologien. Professeur mais pasteur. Intellectuel mais provincial. Ellul est l’homme du clair-obscur radical, de la nuance contenue, de la contradiction féconde. Là naît, pour le penseur, la liberté. Il ne cherche pas tant de passer du « mais » au « et » qu’à maintenir ces deux pôles à équidistance de ses propres réflexions. Ellul est étranger au pays des conflictualités qui asservissent les hommes de son temps : capital, travail ; bourgeois, prolétaires ; communistes, capitalistes. Avec Ellul, il fait bon vivre de se sentir métèque au royaume des pré-carrés idéologiques. Voilà pourquoi, sans doute, penser avec Ellul suppose un réel « effort de la raison », pour paraphraser un autre grand philosophe méconnu des masses, Gaston Bachelard.

On sait combien les disciples adoptent l’argot de leurs maîtres. Les normaliens de jadis égrenaient dans leur verbiage kantien noumènes, jugements et autres puretés de la raison. Les existentialistes des années 60 commençaient à vouloir dépasser l’opposition entre le « grand » Sartre et le « petit » Camus. Le premier, à l’instar du vieux Kierkegaard, se retrouvait démodé. Là où vibrent les maoïstes de la Sorbonne, les ressassées inspirées de quelques têtes qui dépassent coupent, de toute façon, tout appétit révolutionnaire autre que celui du couperet idéologique. Surtout, le monde à venir a trouvé sa prose : heideggerienne, technique en parlant de technique, noueuse de la prétention (affichée de la main du philosophe lui-même) de continuer les dialectiques de l’Antiquité. Ellul, né Français à la Guyau, à la Bergson, à la Merleau-Ponty, n’a pas cette prétention. Mais il a une intuition, une ferme intuition, qu’il tiendra chevillé au corps pendant des décennies. Cette fulgurance, il l’expose déjà en 1935. Il est alors âgé de 23 ans. « La technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme ». Pessimiste, Ellul poursuit : « Contre elle, la politique est impuissante ; l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces irréelles bien que matérielles, dans toutes les sociétés politiques actuelles[3] ».

Ellul est sans doute loin de se douter qu’au même moment, à des milliers de kilomètres de là, une « société politique » coloniale s’agite. Dans cette petite île à sucre de l’océan Indien est créé, en 1936, le Parti travailliste mauricien sur le modèle du Labour britannique. Quelques années plus tard, parmi les deux grands syndicats naissants et structurant les forces communes des travailleurs, l’un d’eux va tisser des liens particuliers avec le Labour local : le Mauritius Engineering and Technical Workers Union. Déjà, pour les travailleurs des champs, la technique est synonyme d’asservissement par le labeur manuel et donc, de pouvoir — bien sûr, cela ne date pas d’hier, mais la progressive institutionnalisation du syndicalisme changera la donne. Ici cependant, comme partout ailleurs où les socialistes sont en première ligne, l’ennemi résolu demeure le capital. La bataille a trouvé son schème. Et au diable la nuance qui n’a pas sa place dans le combat titanesque entre ces deux blocs : « À Maurice, une seule lutte s’impose, celle du travail contre le capitalisme. L’ange et le démon ne peuvent vivre côte à côte[4] ». Et pourtant…


[1] Friedman, Milton. Capitalisme et liberté (réédition de 2002), publié pour la première fois en 1962. Les deux citations s’y trouvent. Friedman est né la même année qu’Ellul, en 1912.

[2] Ellul, Jacques. La Technique ou l’Enjeu du siècle, Paris, Economica, réédition de 2008, p. 3.

[3] Ellul, Jacques et Charbonneau, Bernard. « Directives pour un manifeste personnaliste » (1935). Charbonneau est très peu lu et connu de nos jours, sans doute encore moins qu’Ellul. Comme son ami, il pense la technique comme un système d’asservissement dans un contexte où le totalitarisme politique des années 30 dénote, pour les penseurs, un totalitarisme social sous-tendu par le déploiement de la technique.

[4] Guy Rozemont (22 mars 1953, Rose-Hill). Rivière, Mée. Guy Rozemont, le défenseur des plus démunis, Abu Dhabi, Osman Publishing, 2011, p. 103.


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