Air Mauritius : L ‘Attirance des Turbulences…

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Décapiter l’AMCCA? Yogita Babboo, la présidente de l’AMCCA, sommée de se présenter devant un comité disciplinaire

Le président de l’ERT pourrait être éclaboussé dans une nouvelle mare à coloration politique

A force de persévérance, l’AMCCA, le syndicat du personnel navigant cabine (PNC) d’Air Mauritius (MK) est parvenu à assigner la direction de la compagnie nationale d’aviation devant le Employment Relationship Tribunal (ERT). Parvenu à cette étape, cela signifie que les différentes instances de médiation et de conciliation du ministère du Travail et des Relations Industrielles n’ont abouti à aucun résultat. Par conséquent, le contentieux opposant les deux parties est reconnu comme un litige que l’ERT doit trancher. Alors que cette procédure en justice démarre, Air Mauritius engage une « enquête » en interne et réclame des explications de Yogita Babboo, la présidente du syndicat au sujet de ses déclarations à Top FM le 25 avril 2023. Cette fois, après des déclarations ambigües du ministre du Travail, Soodesh Calleechurn, à l’Assemblée nationale, la direction de MK a sommé Yogita Babboo à comparaître devant un comité disciplinaire, agitant même la menace d’un licenciement. Pourrait-il s’agir d’un cas de perversion du cours de la justice ? Ou de subordination de témoin ?

C’est le 5 juillet prochain que Yogita Babboo a été sommée de comparaître devant un comité disciplinaire au 16e étage du Paille-en-Queue Court, le siège social de MK à Port-Louis. Il lui est reprochée d’avoir tenu des propos qui seraient dérogatoires, sans fondements ou inexacts, pour lesquels elle n’aurait pas fourni les explications requises dans le cadre d’une enquête interne.

Cette affaire peut être appréhendée dans la forme que lui donne le ministre Caleechurn dans sa réponse à la question de la députée Stéphanie Anquetil. Il commence par prendre l’affaire isolément, fait remarquer que la compagnie d’aviation questionne son employée dans le cadre d’un accord procédural prévoyant un cadre préalable à la prise de parole au sujet des affaires de la compagnie et il indique que son ministère a initié une réunion de conciliation qui aurait accouché d’un statu quo entre les parties. Mais, la réponse du ministre du Travail tient-elle la route ?

Il y a eu, en effet, une réunion de conciliation, le 22 mai dernier, tenue par M. Caremben, le facilitateur du ministère en cette matière. Mais dire que ce processus de conciliation aurait débouché sur un statu quo ne semble pas exact. En effet, le négociateur de l’AMCCA, Radakrishna Sadien MSK, réitère ce qui relevait de l’entendement des parties à ladite réunion de conciliation, en l’occurence que Yogita Babboo intervenait en sa qualité de présidente de son organisation syndicale et qu’elle était donc mandatée pour exprimer les griefs de ses membres. « As such it was not legally in order on the part of Air Mauritius to address a letter of explanation to her in her personal capacity as an employee. Mrs Y Babboo is not bound in her personal capacity as an employee to forward a reply to Air Mauritius under these circumstances », réitère donc Radakrishna Sadien dans sa lettre au département des Ressources Humaines de MK, dirigé par un autre Sadien, Bernard celui-là.

Bernard Sadien, le directeur des Ressources Humaines, était lui-même sujet à des tracasseries en 2009 lorsqu’il fut l’objet d’une accusation de l’ICAC d’avoir favorisé trois ans plus tôt l’accession de deux postulants au grade de pilote. L’accusation contre lui fut radié le 17 février 2010 par le directeur des poursuites publiques (DPP). Toutefois, d’un Sadien à l’autre, nous ne sommes toujours pas au coeur du sujet. Le sujet, c’est que le comité disciplinaire engagée contre Mme Babboo pêche sur plusieurs fronts.

La charge de la preuve incombe à MK

L’essentiel de ce qui est reproché à Yogita Babboo est une série de propos qu’elle a tenu sur Top Radio et Top TV. Les Ressources Humaines lui demandent de fournir des explications sur ces propos. Mais, les propos sont explicites par eux-mêmes. En engageant la procédure disciplinaire, MK allègue que ces propos seraient erronés, inexacts, faux ou dérogatoires. Mais, la compagnie omet de fournir les preuves de ce qu’elle avance.

En effet, MK se garde de produire les éléments permettant d’attester que les propos de Mme Babboo seraient effectivement contraires aux faits. Or, nous explique un juriste, pour que la procédure soit valide en droit, la charge de la preuve incombe au demandeur (actori incumbit probatio1), « qui doit ainsi supporter la charge d’établir la réalité des faits qu’il allègue à l’appui de sa prétention. Le défendeur, quant à lui, n’a rien à prouver à ce stade ». Déjà, avec cette considération, la procédure commence à paraître chancelante…

Contrairement au ministre du Travail, nous savons que la requête d’explications faite à Mme Babboo ne peut pas être prise isolément. En effet, Indocile avait déjà fait part du contentieux opposant l’AMCCA au management d’Air Mauritius qui a capoté et a abouti en litige devant l’ERT. La loi régissant ce tribunal prévoit que cette instance rende une détermination dans les 90 jours. L’audience préliminaire de ce cas, logé en 2021, a débuté le 24 août dernier. L’audition des représentants des parties au litige a finalement débuté le 8 mai 2023.

Abus de procédure ? Subordination de témoin ?

Pour être plus précis, l’ERT doit se prononcer dans un délai de 90 jours à partir du moment où le cas est logé devant cette instance. Le tribunal ne s’est toujours pas prononcé à ce jour. L’ERT se retrouverait-il hors-la-loi ? L’ERT se retrouve ainsi dans cette situation embarrassante en raison des multiples renvois requis par les représentants d’Air Mauritius déjà au niveau du CCM (le conseil de conciliation et de médiation. Pour les avoir accordés, Iswarduth Seetohul, qui présidait le CCM, est susceptible cette fois d’être éclaboussé par les agitations dans cette flaque qui peut prendre une coloration politique.

Me Seetohul est un juriste qui, comme le ministre du Travail lui-même, provient de la magistrature. Sa nomination, en août 2018, avait donné lieu à pas mal de supputations : c’est lui qui aurait émis le mandat d’arrêt à l’encontre de Satyajit Boolell, le directeur des poursuites publiques (DPP) par rapport au dossier Sun Tan. Ce nominé politique aura-t-il pu se soustraire de la perception handicapante d’être un homme au service du pouvoir ? On ne peut prédire la manière dont un juge de la Cour suprême apprécierait une telle situation, mais l’éventualité que la défense de Mme Babboo s’engage dans cette voie n’est pas à écarter.

A ce qui pourrait s’apparenter à un abus de procédure, s’ajoute une contradiction. Parce que, dans le litige opposant l’AMCCA à la direction d’Air Mauritius, la compagnie d’aviation s’oppose à la reconnaissance de l’accord procédural (procedural agreement) liant les deux parties. C’est en se basant sur cet accord procédural que le syndicat réclame les paiements dûs au personnel navigant et c’est bien cela qui fait l’objet de l’examen du tribunal. Mais, comme l’a fait remarquer le ministre du Travail dans sa réponse à la députée Anquetil, Air Mauritius se réfère à cet accord procédural qui prévoit les conditions de la prise de parole des représentants du syndicat. C’est ce qui débouche sur cette réclamation d’explications adressée à la présidente de l’AMCCA. En d’autres termes, pour engager une procédure disciplinaire contre la présidente du syndicat, la direction de MK fait appel au même accord procédural qu’elle récuse devant le tribunal quand il s’agit de rémunérer ses employés !

Ainsi, dès que l’on considère les aspects contextuels, la démarche d’Air Mauritius pointe non vers un élément de discours controversé, mais plutôt vers un faisceau d’indices d’une volonté de se défaire de la responsable du syndicat qui est parvenue à trainer la compagnie en justice. A titre d’exemple, c’est au moment où elle va déposer dans ce procès crucial que Yogita Babboo recoit le courrier lui indiquant qu’elle dispose d’une semaine pour soumettre ses explications sur une longue liste de propos qu’elle a tenus sur Top FM.

A partir de là, les observateurs consciencieux peuvent réaliser que MK s’oriente vers des zones de turbulences juridiques car, il y a là suffisamment d’éléments pour faire sourciller le juge le plus impassible. Pour peu que les conseillers juridiques de Mme Babboo portent cette affaire devant les cours supérieures, il y aurait le cumul de ce qui ressemble à des abus de procédures et aussi éventuellement une perversion du cours de la justice. Pour couronner le tout, si un juge arrive à la conclusion que la procédure disciplinaire à l’encontre de Yogita Babboo équivaut à la subordination de témoins, la direction d’Air Mauritius aurait alors à répondre de charges pénales. Pour l’image de la compagnie d’aviation, une telle perspective serait désastreuse.

En somme, si la justice est persuadée que la direction d’Air Mauritius voudrait décapiter le syndicat des PNC, c’est la compagnie d’aviation qui en perdrait la face. MK serait engagé dans une démarche suicidaire en quelque sorte. Et, quelle qu’en soit l’issue, quand une compagnie, aussi fortement capitalisée par l’Etat, s’engage dans une opération kamikaze pour se débarrasser d’une responsable syndicale, on peut se poser des questions sur la qualité du discernement de son conseil exécutif.


1  Locution latine signifiant : « C’est à celui qui réclame de prouver ». Le demandeur qui avance une prétention a la charge de prouver le fait qui soutient sa prétention. Le défendeur, lui, n’a rien à prouver. C’est l’expression d’un principe de bon sens et de justice : il appartient à celui qui entend rompre le statu quo de justifier sa démarche (v. H. Capitant, Fr. Terré et Y. Lequette, GAJC, n° 17, p. 121, spéc. n° 4). in Dalloz Actu Etudiant du 19 juin 2017


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