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L’injonction réclamée par les administrateurs, Satar Abdoula et Arvindsingh Gokhool de Grant Thornton, pour que les représentants du syndicat s’abstiennent d’évoquer publiquement les questions qui les opposent fera l’objet d’un nouvel examen en Cour Suprême le 1er octobre, soit après la réunion charnière – le Watershed meeting – avec les créanciers le 28 septembre. En outre, la date choisie pour cette réunion charnière est la même que celle où les administrateurs doivent soumettre leurs explications documentées à l’Employment Relations Tribunal (ERT). Mis bout à bout, les éléments chronologiques indiquent comment les administrateurs ont essayé de tirer profit des procédures pour neutraliser l’AMCCA[1]. Mais, plutôt que d’avoir perdu dans ce rapport de forces bien inégal, le syndicat des PNC[2] pourrait bientôt voir les administrateurs se démener pour échapper aux conséquences pénales de leurs actes.
Alors que l’attention médiatique et populaire reste focalisée sur les aspects financiers et, en particulier les honoraires des administrateurs engagés pour gérer Air Mauritius et déterminer l’avenir du transporteur national, les méthodes employées par les administrateurs pour parvenir à sa réunion charnière auront fait l’objet de peu de considérations. Voire même d’aucune.
« Les administrateurs sont en train de perdre du temps et de l’argent… », réagissait Yogita Babboo-Rama, la présidente de l’AMCCA, après l’audience en Cour Suprême dans la matinée du 16 août pour considérer l’injonction réclamée par les administrateurs pour contraindre l’AMCCA à limiter sa communication publique. En réalité, plutôt que d’en perdre, les administrateurs étaient en train de gagner du temps.
Cette affaire est loin d’être frivole. Il importe de considérer le fait que la juge Catherine Green-Jokhoo s’est bien gardée d’émettre ce « gagging order[3] » à l’encontre des représentants du syndicat des PNC. Les requérants ayant maintenu leur position au rappel de l’affaire le 15 septembre dernier, la juge l’écoutera sur le fond le 1er octobre.
Si d’aventure les administrateurs, considérant qu’ils auront franchi la ligne marquant l’échéance de la réunion charnière, décident de retirer leur requête, les conséquences peuvent leur être désastreuses. Pas seulement en raison de la pugnacité connue de Me. Shakeel Mohammed, qui est l’avocat de l’AMCCA pour cette affaire et qui peut user de ce statut privilégié pour aborder la question autant au parlement que dans la presse. Car, ce qui est encore plus redoutable, c’est que, pour peu que la juge conclue à un abus des procédures, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les foudres du judiciaire s’abattent sur les comptables de Grant Thornton.
Invoquer ce qu’ils font capoter…
Du côté de Grant Thornton justement, on a bien tenté de rassurer l’opinion publique au sujet de la démarche. Les administrateurs ne chercheraient pas à empêcher l’AMCAA de « ventiler ses propres représentations par le biais de la presse ou de parler à la presse conformément à la loi ». Leur demande aurait été faite « afin de sauvegarder le processus de conciliation en vertu de l’article 68 de l’Employment Rights Act en tant que mécanisme alternatif efficace dans le règlement des différends ». Ce qu’Indocile est allée vérifier. Pas la loi elle-même, qui établit bien les attributions de ce comité de conciliation et de médiation, mais plutôt la manière dont les administrateurs auraient contribué, comme ils le prétendent, « à sauvegarder le processus de conciliation ».
Le CCM, instance fondée sous l’article 87 de Employment Relations Act de 2008, est présidée par Iswarduth Seetohul, un juriste qui, comme le ministre du Travail lui-même, provient de la magistrature. Sa nomination, en août 2018, avait donné lieu à pas mal de supputations, en particulier d’avoir été celui qui aurait émis le mandat d’arrêt à l’encontre de Satyajit Boolell, le directeur des poursuites publiques (DPP) par rapport au dossier Sun Tan. On comprend le besoin pour ce nominé politique de se soustraire de la perception handicapante d’être un homme au service du pouvoir, car il n’aurait pas démissionné de la magistrature mais pris un congé sans solde. Une coloration politique viendrait compromettre une éventuelle réintégration.
Ce que nous sommes parvenus à établir, c’est que le processus de consultations avait mal démarré entre le CCM et le syndicat des PNC. Le syndicat allait réagir vivement du fait d’un mail affirmant que la commission avait tenté de les joindre en plusieurs occasions, « but to no avail ». Il informait l’AMCCA que, ce 26 mai, la commission avait ainsi entendu les administrateurs. Selon nos informations, l’AMCCA aurait démontré que l’émetteur du mail, un certain R., aurait agi de manière tendancieuse avec ce courriel envoyé de la part du président, qu’ils n’avaient pas été convoqués dans les règles et qu’il leur aurait été impossible de répondre à une invitation en quelques heures seulement. Iswarduth Seetohul allait alors prendre les choses en main pour faire comprendre aux représentants de l’AMCCA que la commission n’entretenait pas de rapports biaisés avec les administrateurs.
Le processus de conciliation semble néanmoins relancé lorsque, conformément à ce qui est convenu à l’issue de la réunion du CCM le 25 juin, l’AMCCA soumet ses demandes écrites le 5 juillet suivant. Le CCM tient alors une réunion le 12 juillet avec les administrateurs pour les informer de la position du syndicat. Mais, alors que les administrateurs avaient consenti à faire part de leur position jusqu’au 16 juillet, la commission devait réaliser que les administrateurs leur avait fait faux bond. Iswarduth Seetohul invitait alors les représentants de l’AMCCA à lui communiquer leur position finale à la lumière de cette information. Le deadlock était ainsi constaté et c’est dans ces conditions que l’affaire allait aboutir à l’ERT.
A partir de là, on réalise qu’il y a des éléments qui ne tiennent pas la route. Dans leur affidavit – en date du 4 août et juré le 5 août – les administrateurs réclament leur « gagging order » pour, comme ils le prétendent, sauvegarder le processus de négociation. Mais, depuis le 2 août, date à laquelle les parties en sont avisées par courrier, il n’est plus question de négociation. Au niveau du CCM, c’est le deadlock qui est acté. Les administrateurs ne peuvent l’ignorer… puisque ce sont eux-mêmes qui ont fait capoter le processus de médiation !
Un affidavit n’est pas qu’une simple déclaration écrite de ses prétentions devant la justice. Il s’agit d’un document assermenté par lequel la personne qui en fait le serment atteste de sa capacité à établir les preuves de ce qu’il avance. La personne ne doit inclure dans ce document que des choses dont elle est personnellement au courant, et qui sont non seulement exactes et vraies, mais surtout véridiques, c.à.d. pouvant passer le test de la vérification. Il appartient à l’avoué, celui qui rédige ce document, de s’assurer de la véracité de la déclaration de son client en considérant les preuves qu’il est à même de produire pour soutenir ses dires. Jurer un faux affidavit peut être lourd de conséquences : selon le Court Act 2002, « Any person who swears a false affidavit where an affidavit is required or may be used, shall be liable to penal servitude for a term not exceeding 3 years and to a fine not exceeding 10,000 rupees ».
Une histoire franchit le mur du silence
Le processus de négociation était-il toujours en cours ? Pour nous, il n’y a pas lieu de spéculer ; il convient plutôt de toujours s’attacher aux faits : les parties étaient conviées au CCM le 6 août, soit au lendemain de la soumission de la requête des administrateurs en Cour Suprême. Cette fois les représentants du management de MK sont là, il y a même un représentant du ministère de la Santé. Mais, ni les administrateurs ou leurs représentants ne sont présents. L’ambiance est plutôt bon enfant en attendant que le président ne prenne place. Puis, selon le récit qu’on nous en fait, il y a un membre du management de MK qui reçoit un appel. Il y a un petit conciliabule entre les membres de cette équipe et ils se lèvent et quittent la salle !
Bizarrement, l’affaire ne transpire pas dans la presse. Les représentants du syndicat parlent de la situation de leurs collègues mais pas de ces agissements de l’administrateur auprès de la commission. On se demande bien pourquoi, puisque le « gagging order » n’a pas été émis encore à leur encontre. C’est que l’injonction réclamée à l’encontre du syndicat concerne chacun de ses représentants à titre privée et engage les coûts relatifs à l’affaire. La confrontation s’avère bien inégale, déjà que les administrateurs les privent de leurs salaires habituels et ont même réduit leurs réclamations pour des impayés de manière unilatérale. Aussi, pour éviter d’être pris à défaut, les représentants syndicaux vont s’autocensurer. Ils ne piperont mot de ces affronts à la commission.
En corroborant les récits de tous ceux qui tiennent à garder l’anonymat, nous comprenons qu’un préposé vient informer les membres de l’AMCCA qu’ils sont attendus dans le couloir. Et lorsqu’ils sortent, ils se retrouvent face aux représentants du management d’Air Mauritius. Ceux-ci leur révèlent qu’ils ont eu pour instruction de se retirer et de ne pas participer à la séance du CCM. Mais, avant de partir, ils tenaient à les saluer en tant que collègues.
Au siège du CCM, on a l’habitude des dénouements où les protagonistes donnent dans des civilités. Mais, ici il ne s’agissait pas d’un dénouement mais plutôt de la relance d’un conflit où les uns vont être projetés contre les autres. Un des témoins de la scène nous raconte : « C’était un face-à-face extraordinaire. Un moment chargé d’émotions, nous étions au milieu d’une tragédie. Ils se sont salués comme des gentlemen. C’était bien plus que de la politesse qui est souvent de mise ici. Ces gens d’Air Mauritius se témoignaient un profond respect et de l’amitié. C’est un moment de l’histoire du pays qui s’est déroulé devant mes yeux. Je vous le dis parce qu’il faut qu’il reste une trace quelque part ».
Certains auront compris qu’au-delà de l’exercice comptable, il est question du sort de milliers d’employés de MK et de leurs familles et, par extension, tous ceux qui profitent directement ou indirectement des activités aériennes d’Air Mauritius : des hôteliers aux réceptifs, des comptables aux agriculteurs. L’histoire est aussi belle qu’elle est cruelle. Ce sursaut d’humanité rappelle « La vie est belle », ce film écrit et réalisé par Roberto Benigni, qui prendra le monde de court en 1997 par un savant tricotage de la comédie et du drame humain dans un de ces camps où des détenus attendent d’être gazés…
[1] AMCCA : Air Mauritius Cabin Crew Association
[2] PNC : Personnel Navigant Cabine, principalement affecté à la sécurité de l’appareil (Essentiel) – Hôtesses et Stewards en langage courant pour ceux qui ne voient que le service commercial de distribution de plateau repas et autres boissons (Accessoire).
[3] L’ordre recherché par les requérants est ce que l’on désigne comme un « gagging order ». C’est le type de requêtes qui fait sourciller les juges. Car, il faut plus d’une bonne raison pour convaincre un juge de priver un citoyen d’un droit protégé par des garanties constitutionnelles. La seule fois où un tel ordre a été accordé – et le juge avait fait comprendre que la notoriété des requérants n’avait rien à y voir – c’était pour protéger l’identité d’un enfant. Cet élément de vulnérabilité commandait à la justice d’en assurer la protection et ainsi à supplanter le droit garanti par la constitution pour recevoir et communiquer des informations.