Ram Etwareea : Un journaliste engagé au pays de la neutralité

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La carrière de journaliste de Ram Etwareea, originaire de Fond-du-Sac à l’île Maurice, a pris fin mardi, le 24 janvier, au sein du journal Le Temps, le plus grand quotidien francophone de la communauté helvétique. Un parcours professionnel exceptionnel : celui d’un îlien qui, durant trente ans, a permis aux lecteurs d’une capitale européenne de la finance, et haut-lieu de la diplomatie politique et commerciale, de décrypter les enjeux complexes de l’économie et du commerce mondial.

Ram Etwareea

Les lecteurs de Le Temps ont eu droit à une lettre d’une remarquable sobriété publiée par le quotidien genevois. Au moment de prendre la porte, le journaliste révélait l’homme qu’il était et qu’il est devenu en se mettant au service de l’information. « Ce n’était un secret pour personne, durant mes trente années d’une carrière qui prend fin aujourd’hui, j’ai été un journaliste engagé. Mon éducation, mon vécu et mon environnement ont façonné ma manière de décrypter la politique, la géopolitique, l’économie et la société ».

Même si la neutralité légendaire suisse passe actuellement par une mue politique sous la pression de l’Europe atlantiste, les Helvètes tiennent à leur modèle démocratique fondée sur les votations. Les Suisses s’expriment et donnent sa feuille de route au personnel politique. Au pays de la modération, tout peut être remis en cause. A tout moment. Fondée de tels pouvoirs, cette opinion publique considère comme ses meilleurs journalistes, ceux plus à même à leur présenter tous les enjeux et leur ouvrir des perspectives pouvant les projeter au-delà de ces frontières qui finissent par enfermer les esprits.

« A 12 ans, alors écolier dans ma lointaine île Maurice natale, j’apprenais que la Suisse est la capitale mondiale du chocolat alors même qu’elle ne produit pas une seule fève de cacao. Le miracle tient aux échanges internationaux. Bien plus tard, je comprendrai que ceux-ci peuvent se révéler inéquitables », écrit-il. Le propos rappelle celui de Jean Ziegler, le Suisse ancien chef du Programme alimentaire mondial (PAM). Ram Etwareea le connaît, mais se réclame d’une autre filiation intellectuelle : « Ma pensée a aussi trouvé sa source dans Depending on One Another, mon premier livre d’économie simplifiée de John Garrett », révèle-t-il.

Le testament éthique et politique

A l’ère des réseaux sociaux qui assurent la renommée des présentateurs et autres journalistes-vedettes, au détriment de l’information, les plus jeunes auront peut-être du mal à réaliser que le responsable de la rubrique Economie de Le Temps avait su, durant tout ce temps, s’effacer pour laisser la préséance aux nouvelles qui ont permis aux lecteurs Suisses de comprendre le monde et de prendre des décisions informées.

L’adieu aux armes, Ram Etwareea l’a fait sobrement : un stylo en baisse sur sa page Facebook. Le fameux « Pen Down », cette injonction qui, à cette école publique mauricienne jamais totalement affranchie de la tutelle coloniale britannique, marquait la fin du devoir à soumettre dans les délais impartis. La notion du deadline acquise ainsi dès l’enfance… Puis, cette lettre qui, d’une certaine manière, indique qu’il ne fait plus partie de cette rédaction où il a gravi les échelons pour finalement s’illustrer par sa maîtrise des mécanismes de l’OMC, des procédures de l’UE à Bruxelles, (où il s’est retrouvé en qualité de correspondant permanent pour Le Temps).

Ram Etwareea s’entretenant avec la directrice de l’OMC Ngozi Okonjo-Iweala

Une lettre qui a valeur d’un testament idéologique et philosophique car, il y exprime ses vœux comme autant ses dernières volontés : (1) la démocratisation du FMI, (2) des impôts justes pour les multinationales, (3) une organisation des pays producteurs des matières premières agricoles et, (4) une mondialisation pour tout le monde (et non pas celle qui est au profit des seuls pays riches). C’est son legs à ceux qui lui succèdent à la rédaction du quotidien Le Temps, comme à tous ceux qu’il aurait pu inspirer dans la profession. Et, au-delà de la sphère de la presse, par-delà les océans, au personnel politique de son pays…

Cette lettre, qui énonce un positionnement politique d’une très grande cohérence, aurait pu tout aussi bien constituer la feuille de route du ministre mauricien des Affaires Etrangères à ses missions diplomatiques dans les capitales occidentales. Mais, tout comme pour feu-Raymond Chasle dans le passé, le personnel politique n’arrive pas à la cheville de ces Mauriciens qui font véritablement honneur à leur pays en obtenant le respect de leurs pairs dans des professions respectées.

Au lieu du chemin qui l’a mené à cette respectabilité au sein de la presse, Ram Etwareea, l’enfant de Fond-du-Sac a failli se retrouver dans le cul-de-sac de la politique partisane. Ces voies sans autres issues que celles menant au statut, aussi surfait que souvent usurpé, d’« honorable » membre de l’Assemblée législative.

A bien voir, la défaite aux élections lui aura été salutaire : au début des années 80, le jeune diplômé en économie rejoint la rédaction de l’hebdomadaire Le Nouveau Militant. Il s’initie au journalisme, y découvre la capacité à rendre comptables les décideurs du public comme ceux du privé. Un métier qui lui permet d’aller au-delà de l’île et, partant d’un nouvel ancrage professionnel et affectif en Suisse, il s’en va parcourir le monde. Avec d’autres professionnels des médias, il fonde l’agence Info-Sud et les journaux suisses vont recourir à ces voix de la diversité pour sortir des narratifs univoques issus des points de vue ethnocentrés.

Pendant ce temps, ses anciens camarades de parti s’entre-déchiraient et se retrouvaient autant au gouvernement que dans l’opposition. Ceux-là monopolisent encore aujourd’hui un parlement de médiocres et, s’ils le seraient moins, ils sont aussitôt émasculés par un président qui y sévit en aboyeur !

Mais, autant les élus sont assez représentatifs de cette sociologie mauricienne fondée sur la discrimination, la presse mauricienne en assure le service après-vente par un silence savamment entretenu. Notamment sur la question de ces castes qui se déclinent sur tous les tons de l’arc-en-ciel de la pluri-ethnie fantasmée. Osons les questions qui fâchent tant les réponses dérangent : quelles étaient les chances de Ram Etwareea d’intégrer, dans les années 80, cette côterie des journalistes de la presse mainstream emblématique alors des valeurs de la bourgeoisie créole ?

N’est-ce pourtant pas cette même presse qui sérinait « Enn sel lepep, enn sel nasyon » ? Foutaises ! Pronant l’ouverture, celle-ci demeurait néanmoins hermétique. En 1987, Pierre Bourdieu1, citait Max Weber2 – l’économiste et sociologue de la réglementation : « Les agents sociaux obéissent à la règle quand l’intérêt à lui obéir l’emporte sur l’intérêt à lui désobéir ». Il faut et il suffit de s’en tenir aux faits : dans les années 80, Jacques Rivet, aujourd’hui disparu, a le mérite d’avoir initié l’ouverture de la presse mainstream vers la diversité3. En douce, ou à la dérobée, c’est selon le point de vue. Les faits parlent en sa faveur.

Aller au sommet quand l’ascenseur social est en panne

De la presse mainstream de ce temps-là à celle qui fait les vedettes d’aujourd’hui, les cons sacrés par la bêtise populaire ont su tenir à l’écart ces sociologues et anthropologues qui détiennent eux les clés véritables des stratégies de mobilité sociale et de la représentation politique. C’est cette même presse qui est prompte à s’ébaudir des exceptions qui, en réalité, confirment la règle des exclusions. Certainement pas celle qui serait la plus apte à rendre compte du fait que, pour ceux venant des bas-fonds de la misère, l’acsenseur sociale demeure toujours en panne…

Ainsi au pied des Alpes, Ram Etwareea a dépassé ses limites pour atteindre des sommets bien plus élevés auxquels son pays lui aurait permis d’accéder. En s’éloignant de son village – comme du caillou au milieu de l’océan Indien qui lui sert autant de patrie que de matrice – Ram Etwareea s’est affranchi de cette effroyable fatalité qui fait dire, sous toutes les latitudes que « nul n’est prophète dans son pays ». Son approche des règles kharmiques n’est inscrite dans aucune attente revancharde. Libéré des entraves du déterminisme social, le jeune retraité se rapproche plutôt de son dharma.

Dans les confidences qu’il nous fait au lendemain de son pot d’adieu avec ses collègues, Ram Etwareea nous avoue qu’il revient au pays sans le poids des effets dont on s’encombre dans l’aménagement du quotidien. Il est aussi à l’âge où les accablements de l’affect s’estompent. Serait-il devenu ce surhomme freudien, en équilibre sur ce fil tendu entre sa mère et sa fille ? Car, en empruntant de la mystique chrétienne, on pourrait dire que Ram est porté, par sa mère, vers le « mystère douloureux » de ce Jathi peu valorisant qui le pousse à spontanément revendiquer son association aux Dalits. Mais, n’est-ce pas sa fille Solène qui l’inscrit dans ce « mystère joyeux » fait du dépassement de lui-même et des possibles qu’elle porte en elle désormais ?

Dans la croyance populaire, il y a des brahmines qui naissent deux fois. Dans la réalité, il y a le récit homérique de ceux qui s’éprouvent en s’aventurant dans le Kala Pani, ces eaux sombres du tabou de l’hindouisme. Ram Etwareea sera-t-il Ulysse faisant le récit de son long périple ? Une page est tournée, dit-il, mais il n’a pas fermé le livre.

Joël TOUSSAINT


1   Pierre Bourdieu peut être présenté comme philosophe et le sociologue de la reproduction sociale qu’il explique par sa théorie de l’habitus, que l’on pourrait résumer comme le schème des perceptions qui active les déterminismes sociaux.

2  Max Weber était économiste et fut le sociologue de la réglementation. Initialement, il est juriste de formation. Donc avec de bonnes dispositions pour s’intéresser et donner un sens sociologique aux régulations et l’agencement de l’ordre social.

3  Il y a d’abord Coll Venkatasamy, issu de l’expérience « Place aux Jeunes », qui intègre la rédaction de Week-End. Et ensuite Raj Gowreea et Vishwa Mootoocurpen qui se retrouveront dans la rédaction du quotidien Le Mauricien. C’est bien après 1992, soit dix ans après la fameuse majorité absolue consacrant le voeu populaire d’une diversité assumée, que le groupe de presse Le Mauricien reprendra sa politique d’ouverture, poussant son concurrent La Sentinelle à s’y engager également.


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