Déchéance de Nationalité : à la Discrétion du Monarque ?

Vous avez aimé cet article, vous pouvez le partager. Merci d'en faire profiter à d'autres.

Temps de lecture : 7 minutes
L’affaire Peter Uricek: l’ordre de la Cour suprême bafoué, le président du conseil de l’ordre malmené, les avocats descendent dans la rue. L’empiètement sur le pouvoir du judiciaire marque le recul de la démocratie à Maurice.

L’amendement à la loi sur l’immigration que contemple le gouvernement de Pravind Jugnauth ne devrait être une surprise pour les personnes raisonnables. Faut-il vraiment s’étonner que le projet de loi n’ait pas prévu de recours en justice ? Il était prévisible que le Premier ministre pousse le culot jusqu’à réclamer de l’Assemblée nationale qu’elle légifère en faveur des pouvoirs discrétionnaires dont il n’aurait à rendre compte au Parlement. Une loi-privilège qui s’appuie sur des conseils et avis dont il serait le seul à déterminer la pertinence afin d’établir ce qui serait subversif ou gênant la bonne gouvernance du pays.

Le 26 novembre 2019, peu de temps après les élections législatives, nous commentions l’affaire Ratna en ces termes : « Pourquoi ramener sur le tapis une affaire – celle de Mme. Ratna, la mère de deux jeunes Mauriciens qui s’est vu sommée de quitter le territoire parce qu’ayant perdu son mari Mauricien – dont on estime que tout a fini par s’arranger parce que Pravin Jugnauth aurait montré « son grand cœur »1 ? Nous la ramenons parce que, loin de s’être arrangé, on peut craindre que ce type d’affaires se reproduise. Nous la ramenons parce qu’il s’y trouve des facteurs qui nous déshumanisent tous; et il est nécessaire de réagir contre toute atteinte à ce qui fait l’identité profonde de notre pays, à ce qui nous constitue dans le cadre républicain ».

« On peut craindre que ce type d’affaires se reproduise », disions-nous. A ceux qui nous trouvaient trop sévère dans notre jugement, il convient de leur mettre le nez dans ce qu’ils ne parvenaient pas à subodorer. Parce que ce type d’affaires s’est reproduit. Plus d’une fois. Ces affaires ne peuvent que se reproduire. Parce que celui qui, en finalité, assume la responsabilité de ces actions infâmantes pourrait considérer que face à lui la justice se déculotte. Puisqu’au lieu de le sanctionner, ou au moins le pointer du doigt, elle semble le consacrer par ce silence qui, à force, se voit entâché du soupçon de la complicité.

Ce type d’affaires se reproduit. Le fait est indéniable. Car, pas plus tard qu’en juin dernier, on s’est retrouvé avec un cas similaire à celle de Mme Ratna. En effet, la Marocaine Zahra Zaz a failli faire l’objet d’une déportation au motif qu’elle ne vivait plus avec son époux. En revanche, cette femme est bien la mère d’un petit Mauricien. Ce dernier aurait été privé de ses droits s’il n’y avait pas eu de recours à la Cour suprême.

S’il y en aurait qui ignorent la culture du MSM en ce qui concerne le respect des procédures engagées devant l’instance suprême du judiciaire, il faudrait qu’ils se réfèrent à l’incident qui a valu au Bâtonnier Yatin Varma d’être malmené alors que la police embarquait son client, le Slovaque Peter Uricek. Ce dernier a bien été déporté malgré l’ordre interlocutoire attestant de la décision de la Cour suprême d’examiner la demande d’extradition dont il faisait l’objet.

C’est bien en raison de la similitude que nous avions évoqué, dès 2019, le cas de Antoinette Sonia Jogee, née Medagama. Personne ne doit oublier que c’est en raison de la déportation de cette ouvrière Srilankaise (en juillet 1993) que le juge Robert Ahnee choisit de démissionner. Car, si l’on aurait pu chipoter sur le sens de l’honneur que certains auraient pu confondre avec l’orgueuil, le juge Ahnee faisait clairement comprendre qu’il ne se trompait pas sur le sens de l’outrage. Anerood Jugnauth, son ancien collègue du Parquet devenu Premier ministre, avait poussé l’inculture jusqu’à empiéter sur les attributions du judiciaire. L’outrage allait ainsi au-delà de la personne du juge : c’est la Constitution elle-même qui était outragée. Car, c’est elle qui fonde la séparation des pouvoirs et assure ainsi que l’Etat soit démocratique.

C’est donc ce mépris pour une procédure de justice qui priva la Cour suprême de ce juge dont les dissenssions d’avec ses pairs ont, pour avoir été validées par le Conseil privé, enrichi la jurisprudence mauricienne. Nous avons pu vérifier un élément que nous avions évoqué dans notre article de 2019, et, honte suprême : Mme. Thérèse Ahnee nous a confirmé n’avoir jamais obtenu sa pension de veuve de juge ! Au pays du « pamwasa-lisa », nous serions fort étonnés que le dirigeant d’une administration quelconque vienne au moins assumer la responsabilité de cette « omission ». Ou s’agirait-il d’un acte délibéré dont la lâcheté n’aura pas été jusqu’au renvoi du territoire ?

« Les mêmes causes produisent les mêmes effets », ainsi va l’adage, qui se vérifie à chaque méfait. Et la cause ici est connue. Ce privilège accordé à un dirigeant qui gouverne tel un monarque, c’est justement ce que nous avions dénoncé. Ce pouvoir, sans que celui qui l’exerce ne soit soumis à quelque contrôle, (même pas celui du parlement !), sans que ceux qui aient à le subir subissent ne puissent recourir en justice, est le symptôme du pourrissement avancé d’une démocratie.


Les impunités incitent à la récidive

SS Le Juge Robert Ahnee

L’offense dans le cas de Mme. Ratna est de cet ordre institutionnel. Suite à un raisonnement douteux – ou une absence totale de discernement – l’administration la somme de quitter le territoire dans un court délai, alors qu’elle est la mère de deux enfants Mauriciens. Ces deux enfants sont l’attestation même qu’il ne s’agit pas d’un mariage blanc ; en outre, elle détient sa carte d’identité nationale émise par les services mauriciens de la sécurité sociale. A la limite, si l’administration des services de l’immigration aurait considéré qu’une pièce était manquante, elle aurait pu l’inviter à régulariser sa situation. Mais, ce qui aurait pu être classée comme bourde va donner lieu à la mise en scène offensante d’une magnanimité déplacée.

Les Etats ont le devoir de s’assurer de ne point faire d’individus apatrides.

L’erreur administrative a une portée colossale : l’obligation faite à la veuve de quitter le territoire, au-delà de l’iniquité envers elle, a des répercussions directes sur les droits de ses enfants. Leur identité de citoyens Mauriciens relève de deux concepts majeurs du droit, le jus soli et le jus sanguinis – le droit du sol et le droit du sang – qui inscrivent tout individu dans le lien fondateur du citoyen et de sa patrie. Les parents Ratna ont fait le choix de la citoyenneté mauricienne pour leurs enfants ; Mme. Ratna elle-même, depuis de très longues années, n’entretient plus de liens avec son pays d’origine.

L’administration s’attendait-elle à ce que la mère laisse derrière elle ses enfants, ou devait-elle les embarquer avec elle faisant d’eux des apatrides que l’Etat malgache aurait alors accueilli en tant que réfugiés ? Or, les Etats ont le devoir de s’assurer de ne point faire d’individus apatrides.

Voilà l’ampleur des conséquences qu’une telle bourde occasionnait et c’est sans considérer les questions juridiques relevant des droits que notre Constitution reconnaît à Mme. Ratna, ainsi que d’autres questions relatives aux engagements de l’Etat mauricien dans le cadre de la Convention pour les droits de l’enfant.

Accorder les privilèges d’un monarque à un élu de la République équivaut à profaner le temple de notre démocratie.

Il s’agit donc d’une erreur monumentale. Le responsable du service des passeports se fait tout petit. Et c’est son chef ultime, Pravin Jugnauth, le substitut au poste de Premier ministre qui, au lieu d’assumer la responsabilité, va user de cette pauvre femme pour se donner une image de dirigeant magnanime. Nul besoin de la validation d’une instance judiciaire, le monarque règle lui-même le différend. La position ne serait-elle pas usurpée : comment s’accommoder d’un monarque, alors que nous sommes dans une démocratie républicaine ?

Pravind Jugnauth présenté comme “magnanime” après que Mme Ratna ait pu éviter l’expulsion in extremis.

La posture est ambiguë : soit l’administration considère qu’il n’y a pas d’erreur, et dans une démocratie républicaine, il y a des juridictions pour régler les différends ; ou alors, il y a une erreur, et comme le chef de l’exécutif en est conscient, il présente les excuses de son administration, puisque le chef du service des passeports n’est pas capable d’assumer la bourde tout seul. Or, Pravin Jugnauth ne présente pas d’excuses à Mme. Ratna. L’erreur est ignorée, escamotée par le fait du prince, que l’on présente rassurant la pauvre femme du fait qu’elle peut rester tranquillement à Maurice.

En fait, Pravind Jugnauth va user des nouveaux pouvoirs que lui confère l’amendement aux lois sur l’immigration. Il l’a obtenu d’un parlement qui s’est peu soucié, ou pas du tout, de cet éloignement des marqueurs de notre démocratie. La loi lui fait disposer d’un privilège plutôt que d’un pouvoir dont il aurait à rendre compte ou pour lequel les juridictions appropriées auraient compétence à valider la justesse d’une décision administrative par rapport à nos lois.

Mais non, rien de ces considérations : notre personnel politique a aussi choisi de faire l’impasse sur ces considérations… passant à la trappe l’expérience de la démission du juge Robert Ahnee, qui aurait dû servir de leçon !

Rappel pour les plus jeunes et pour ceux qui ont la mémoire courte : il s’agit de l’histoire d’une ouvrière Srilankaise, Antoinette Sonia Jogee, née Medagama. Nous sommes en juillet 1993 ; Anerood Jugnauth, alors Premier ministre, entendait expulser la femme qui était enceinte. Le juge Ahnee s’était prononcé contre cette mesure d’expulsion, en attendant de pouvoir prendre cette affaire sur le fond. Or, Anerood Jugnauth allait user de son autorité pour que l’ouvrière quitte le pays. Robert Ahnee démissionnait alors comme juge de la Cour suprême.

Ce qui s’ensuit équivaut à un moment honteux de l’histoire de notre démocratie. Ce n’est pas là une question d’honneur que l’on pourrait confondre avec une crise d’égo. C’est une question de principe bafouée engendrant une remise en cause de notre système de démocratie républicaine : le juge se prononce contre l’expulsion en attendant de pouvoir déterminer l’affaire, mais le chef de l’Exécutif décide de priver le juge de l’exercice de sa charge en expulsant la requérante. C’est une crise institutionnelle sans précédent…


1  Inside News, l’organe de propagande du MSM, avait osé cette version honteuse et a enlevé cet article depuis.


Vous avez aimé cet article, vous pouvez le partager. Merci d'en faire profiter à d'autres.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *