Ellul et la société technique mauricienne (II)

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Temps de lecture : 8 minutes

– Sébastien Gauderie

Jacques Ellul à son domicile à Pessac
(Photo: Archives Jean-François Grousset)

« Le socialisme a prétendu que la condition ouvrière était le fruit du capitalisme et de l’exploitation des ouvriers par le capital. Ceci peut expliquer une partie de la misère ouvrière, et, sans aucun doute, explique la lutte des classes et certains éléments de la condition. Mais ce n’est point le fait majeur. La condition ouvrière résulte de la relation entre l’homme et la machine, avec le développement des techniques prises au sens large. C’est l’urbanisation, la massification, la rationalisation, la disparition de la notion d’œuvre, la mécanisation du temps, etc. qui produit la condition ouvrière, bien plus que l’appropriation privée des moyens de production : ce dernier fait entraîne la prolétarisation selon la définition marxiste, mais cette prolétarisation n’est qu’un des éléments du problème »

— Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 246.

Vingt-trois ans ont passé depuis 1954 et Jacques Ellul, infatigable, poursuit sa réflexion. Depuis tout juste neuf ans, l’ancienne île à sucre britannique est indépendante. L’atmosphère politique y est électrique. Ainsi que le note Le Monde diplomatique, « le ‘gauchisme’ est près de prendre le pouvoir (…) au lendemain du 20 décembre 1976[1] ». Lorsque son secrétaire général harangue la foule, le Mouvement militant mauricien (MMM) ne s’embarrasse pas, à l’instar de son aîné travailliste, de consciencieuses subtilités. Bourgeoisie et capital sont de fidèles ennemis au rendez-vous. Pendant ce temps, à Pessac, dans son fief bordelais, Ellul achève de structurer sa réflexion. L’ampleur intellectuelle est considérable : près d’un demi-siècle d’intuitions et de travaux sont mobilisés par un homme qui, de son aveu, est devenu universitaire pour éviter qu’on lui bouffât « du temps »[2]. En bref, l’œuvre d’une vie.

« La technique est puissance (…), ce qui veut dire [de] domination »

En 1977 paraît ainsi Le Système technicien aux éditions Calman-Lévy (Paris). D’emblée, postule Ellul, la modernité est passée de la dominante d’une société industrielle au XIXe à une société technique dès la seconde moitié du XXe siècle. Ce postulat est soutenu par le dépassement des analyses de Marx qui ne permettent plus d’expliciter, avec suffisamment de consistance, la contemporanéité des sociétés politiques. Le fait majeur de ces dernières, selon Ellul, est leur pénétration par un sujet-objet devenu système : la technique.

La technique est transpatiale (progressant à la fois au cœur des espaces urbains et ruraux), « trans-classe » (elle n’est pas seulement portée par la classe des « technocrates », sorte d’avatar contemporain de la bourgeoisie, mais par l’ensemble des individus) et insaisissable par la rhétorique traditionnelle marxiste ou pseudo-marxiste. Autonome, elle « est puissance, faite d’instruments de puissance et produit par conséquent des phénomènes et des structures de puissance, ce qui veut dire de domination[3] ». On le perçoit clairement : l’effort de la raison de Bachelard confine, en cette matière, à une authentique révolution de la pensée sociale. De quoi effrayer les conformismes et les conforts conceptuels d’une université française encroûtée alors dans un marxisme peu à peu passé de mode… D’autant que les concepts s’exportent aisément[4].

Transposé, le « système technicien » — que définit M. Lavignotte comme « un ensemble de mécanismes qui répondent à la recherche de l’efficacité en toutes choses[5] » — a des implications colossales dans la société politique de Maurice. Sous réserve d’un travail systématique, on mesure mal l’ampleur et la profondeur de cette démarche. On peut toutefois penser que le prisme déployé par Ellul serait à toute fin utile pour expliquer, de manière renouvelée, un certain nombre de phénomènes et de dynamiques politiques agissant à Maurice[6]

De la société industrielle coloniale à la société technique postcoloniale

Nul doute que l’histoire de notre société industrielle a été excellement documentée à Maurice. Elle se rapporte, pour le dire grossièrement, à la plantocratie. Cette dernière repose par ailleurs sur « la maîtrise des technologies » et « la concentration du pouvoir aux mains d’un nombre de plus en plus restreints de familles blanches, qui constituent un noyau ethnique dominant[7] ». Notre société industrielle étant plantocratique, les comportements politiques se sont orientés en fonction de cet état social. Mais Ellul permet de dépasser la radicalité marxiste qui font se côtoyer un fait politique relégué « au rang de superstructure essentiellement répressive » et « l’infrastructure constituante » de ce fait politique « représentée par le mode de production[8] ». Si l’explication pouvait satisfaire aux critères de la plantocratie où « technique et machinisme-industrie ont été liés[9] » et résultait d’un enjeu de « réussite du projet colonial[10] », ce n’est désormais plus le cas. Il serait d’ailleurs malheureux que nous en restions là.

Pour Ellul, le système technicien est, sur de très nombreux points, opposé à l’industrialisme. Ce dernier est « centralisé, hiérarchisé, à croissance linéaire, impliquant la division du travail, la séparation entre les moyens et les fins ». Le système technicien lui, cependant, conduit « à une décentralisation, à la souplesse, à la suppression de la hiérarchie, de la division du travail (où les fonctions d’exécution et de direction sont de plus en plus interchangeables), (…) suppose une croissance polyvalente et non linéaire, réintègre les fins dans les moyens [et] supprime des occasions de travail et économise effectivement du travail »[11]. Autrement dit, la technique s’est affranchie de son couplage au « machinisme-industrie » afin de constituer en toute autonomie son propre système. Elle a progressivement substitué, à la structuration de la société mauricienne par le système industriel plantocratique issu du XIXe siècle, la structuration par le système technique contemporain issu du XXe siècle.

Ainsi, là où vrombissait, à Côte d’Or, une usine sucrière dont il ne demeure plus qu’une cheminée, pousse désormais un data technology park prévu par le budget 2020/2021. Les derniers reliquats du système industriel — subsumé sous des formes différentes par le passage au textile des années 1970-1980, dopé par l’accord des quotas textiles de 1974 dit « arrangement multifibres »[12] — ont laissé place, comme dans la région de Moka, aux cyber cities et autres call centres ; s’y s’égrènent les jours et, souvent, les nuits, au service d’un chef sourcilleux et mal-payé. Gagne-pain miséreux d’une condition ouvrière nouvelle dont les déchéances se sont apprêtées d’habits neufs pour mieux cacher de vieilles souffrances. Des souffrances qui, pour purulentes qu’elles soient, suintent l’idée d’une cicatrisation par des modalités de travail « disruptives » selon le jargon managérial consacré : le télétravail, la maximisation des primes mensuelles comme rançon d’une productivité accrue et la mobilisation d’une polyvalence des capacités. En bref, l’adaptabilité, la flexibilité ; le tout dans une bienveillance généralisée où le travail devient un jeu et où le jeu devient une opportunité d’améliorer sa disposition au travail.

Entre postcolonialité, postmodernité et postdémocratie, tout à inventer ?

La qualification par une sorte de « non-étiquette » de notre état social signe l’échec d’une certaine pensée de notre contemporanéité. Maurice est à la confluence de ces incompréhensions. Déjà Ellul s’en étonnait-il en 1977 : « Post-industriel ? cela veut dire seulement que l’on a dépassé le stade industriel. Et après ? En quoi cela donne-t-il le moindre caractère, la moindre idée de ce qu’est notre société ? À quelqu’un qui n’en saurait rien, on peut définir assez exactement ce qu’est la machine, l’industrie, dont la société industrielle, mais comment donner un contenu à un ‘post’ ? Viendrait-il à l’idée de définir la société politique du XVIIe siècle comme post-féodale, ou celle du XIXe comme post-monarchique ? [13] ». Le parallèle est vite fait avec la situation « postcoloniale » et « postdémocratique » telle qu’elle se présente à Maurice.

Le thème de la « postcolonialité » est évidemment cardinal dès l’émergence des études postcoloniales des années 1980. Le ressac que constituent les études décoloniales, largement engagées dans une perspective militante et altermondialiste, en est évidemment l’une des expressions contemporaines. Cependant, malgré l’abondance de la littérature en la matière — de Spivak à Mbembe, entre autres — et les tentatives de définition de cet état de la contemporanéité politique, la situation mauricienne reste extrêmement difficile à structurer. Comme l’écrit M. Avinaash Munohur en 2017, la « voie médiane » entre « universalisme pur » (accusé d’avoir été « le terrain sur lequel la prédation coloniale, le racisme, la division du travail mondialisé et la phase d’accumulation primitive et du transfert des richesses qui a produit la grande dichotomie coloniale entre dominants et dominés a pris racine ») et « particularisme pur » (qui « éparpille toute tentative du politique dans l’insignifiant et dans une guerre des identités ») reste entièrement à construire et à définir[14].

Encore plus difficile d’aborder, à Maurice, le dépassement de la conception tocquevillienne de la démocratie ! Colin Crouch, en initiant la construction du concept de « postdémocratie », a impulsé de nouveaux élans de compréhension des mécanismes d’action et de représentation des démocraties libérales du XXIe siècle[15]. Là aussi, l’introduction à une pensée du système technicien d’Ellul et ses implications dans les manifestations aristocratiques « postmodernes » de la démocratie libérale aiderait, peut-être, à fournir certaines clefs de lecture à Maurice. Rappelant la question initiale d’Habermas (« Comment réconcilier la technique et la démocratie ? ») et la traitant par le biais de son paradigme, Ellul en témoigne : « C’est assurément la première question qui nous trouble — que devient la démocratie ? »)[16]. Cette dernière étape — choisie délibérément pour cette introduction à la dialectique d’Ellul dans le contexte mauricien — est cruciale : elle implique de penser les rapports entre l’État mauricien, sa genèse et sa forme actuelle, et la technique en tant que système.


[1] Turquié, Sélim. « L’île Maurice, où le ‘gauchisme’ est près de prendre le pouvoir », Le Monde diplomatique, juillet 1977.

[2] Voir à ce propos les excellents entretiens filmés avec Jacques Ellul conduits par M. Serge Steyer en 1992.

[3] Ellul, Jacques. Le Système technicien, Paris, Calman-Lévy, 1977, p. 11.

[4] En cette décennie 70, la French Theory fleurit dans les universités américaines. Elle donne naissance, quelques années plus tard, à un renouvellement des postulats des sciences sociales et conséquemment des disciplines enseignées, dépassant le marxisme mais demeurant explicitement de « gauche ». La prise en compte croissante de la préoccupation des notions de « déconstruction » et de « systémie » sont au cœur de cet élan gnoséologique postmoderne. Il va sans dire que la pensée d’Ellul ne connaît pas le même retentissement.

[5] Lavignotte, Stéphane. « Jacques Ellul : une pensée critique de la technique », Les Nouvelles d’Archimède, Lille, Université de Lille, 64, pp. 24-25.

[6] C’est un effort qui — je le pense sincèrement — s’inscrit dans le passage de cette « République des affaires » à la « République des idées ». Renouveler les modèles structurels d’explication des phénomènes politiques de notre société, les soumettre et les critiquer, les finir et les épuiser, sont autant d’actions qui permettent de contribuer au perfectionnement de notre système politique. De l’émulsion réflexive produite serons-nous à même, avec un peu de jugeotte, de comprendre, de rationaliser, de renforcer ou de nous affranchir de nos aliénations selon nos choix politiques. J’admets certes avec les Modernes que le fait politique, quoiqu’implicite désormais, est subséquent au fait social. Autrement dit, le politique est le produit d’une société donné. Le choix politique sera dès lors conditionné par les « déterminants » (ce n’est qu’un mot commode qui ne recouvre pas la réalité, évidemment, du mouvement des choses à l’échelle des siècles) socio-historiques propres à Maurice. Comme le fait social, producteur, et le fait politique, produit, sont dans un dialogue constant et réciproque, il est bien sûr tout à fait utile de travailler sur les référents historiques de notre société politique pour engager des inflexions structurelles (et donc lentes) des déterminants socio-historiques. C’est une œuvre qui exige la compréhension sur le temps long de phénomènes profondément enfouis dans notre mentalité collective et dans les habitus de notre société politique. Pour autant, je me résous tout à fait à l’affirmation de Marcel Gauchet qui reste terriblement d’actualité : « Je crois que ce problème de l’identification du politique et de la place qu’il occupe dans nos sociétés est le problème le plus profond posé à la philosophie politique aujourd’hui ». L’introduction de la pensée du « système technicien » et sa modulation en fonction des réalités mauriciennes interroge la nature et la place du politique dans nos sociétés. Voir : Gauchet, Marcel. La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 518.

[7] Boudet, Catherine. « Pouvoir et technologies en situation coloniale : le monopole franco-mauricien sur les technologies sucrières à Maurice et au Natal (1825-1968) », Revue historique de l’océan Indien, 2, 2006, p. 182.

[8] Gauchet, Marcel. Op. cit., pp. 518-519.

[9] Ellul, Jacques. Op. cit., p. 10.

[10] Je fais en parallèle toujours référence à Catherine Boudet : « Les technologies sucrières ont joué un rôle fondamental dans le développement et la prospérité des ‘îles à sucre’. Leur histoire est donc indissociable de celle de la structuration du pouvoir dans ces sociétés caractérisées par le pluralisme ethnique. Non seulement parce que le succès de leur utilisation fonde la réussite du projet colonial ; mais aussi parce que leur maîtrise est un enjeu du maintien de la hiérarchie sociale au profit d’un groupe dominant. À l’île Maurice, dont l’industrie sucrière est l’une des pionnières à l’échelle mondiale, la maîtrise scientifique de la culture de la canne, la connaissance et la mise en œuvre des procédés d’extraction du sucre sont les éléments déterminants de l’acquisition du pouvoir par la minorité d’origine française, les Franco-Mauriciens, pendant la période coloniale britannique ». Voir : Boudet, Catherine. Op. cit., p. 178.

[11] Ellul, Jacques. Op. cit., p. 10.

[12] Organisation mondiale du commerce, « Organe de supervision des textiles. L’Accord sur les textiles et les vêtements ».

[13] Ellul, Jacques. Op. cit., p. 12.

[14] Munohur, Avinaash. « De l’Universel et du Particulier », Le Mauricien, 24 novembre 2017.

[15] Crouch, Colin. Post-Democracy, Cambridge/Melden, Polity Press, 2004. Mais également Rosanvallon, Pierre. La Contre-Démocratie. La Politique à l’âge de la méfiance, Paris, Le Seuil, 2006.

[16] Ellul, Jacques. Op. cit., p. 143.


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