Tariq Ramadan : Ne pas se tromper d’ami.

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Le passage de l’adulation pour celui qui porte une parole séductrice à l’acceptation de la personne humaine faillible et imparfaite requiert que l’on n’abdique pas de nos facultés et que l’on soit résolu à se maintenir dans la lucidité. L’écrivain Umar Timol, qui a côtoyé l’érudit Tariq Ramadan, témoigne de son propre cheminement dans la voie de la raison.

Umar Timol
(Photo: Frederic Melotte)

Tariq Ramadan : Ne pas se tromper d’ami.

Le premier mot qui me vient en tête en pensant à Tariq Ramadan est celui de ‘séduction’. Séduction d’une parole, somme toute extraordinaire, qui parvient à toucher et à ébranler les cœurs. Séduction d’un discours complexe, percutant et nuancé qui émeut ce croyant un peu égaré, qui est en quête de réponses et de sens. Séduction d’un être qui semble incarner tout ce qu’une religion peut proposer de meilleur, ce vertueux équilibre entre le spirituel et le temporel, qui parvient à réaliser la complémentarité de l’intelligence et de l’action. Je me souviens ainsi de ses premières conférences à Maurice. C’était du jamais vu. Sa parole était un souffle nouveau, aux antipodes de la pensée caricaturale et binaire des prêcheurs de quartier et de celle des intellectuels folkloriques asservis à la doxa de l’Occident, une parole vivifiante qui nous conviait à une sereine réconciliation avec la foi et qui ouvrait de vastes champs de réflexions. Et l’écho de ces mots, bien des années plus tard, résonnent toujours en moi, par exemple, cette invitation ‘à ne pas se tromper d’ennemi’ ou à faire preuve ‘d’intégrité intellectuelle’ dans notre démarche de compréhension du monde. Je me suis nourri pendant longtemps, comme tant d’autres, de sa pensée.

Il y a, à mes yeux, un avant et un après Tariq Ramadan. Non qu’il fût un gourou. Loin de là. Mais plutôt un maître à penser. Celui qui permet de démêler la complexité pour en extraire des idées phares, des idées lumineuses, qui nous indiquent la voie à suivre. Il était aussi le champion d’un autre Islam, ouvert, accueillant, résolument moderne et résolument traditionnel, homme pont et homme d’ouverture, un élan d’espoir. Mais plus encore, il était l’intellectuel indigène qui refusait de rester à sa place, l’anti Kamel, l’anti Tahar, l’anti Boualem. Contrairement à ces intellectuels colonisés, les spécialistes d’un discours consensuel et taillé sur mesure pour plaire aux dominants, qui savent bien les limites à ne pas transgresser et les paroles mielleuses pour séduire, qui disent s’exprimer au nom des peuples indigènes qu’ils méprisent secrètement, les fins praticiens d’une pseudo-subversion qui leur autorise tous les succès, toutes les récompenses, Ramadan s’aventurait sur des terrains minés pour dénoncer et critiquer vertement. Il exerçait une parole forte et courageuse qui ne pouvait que susciter l’admiration, la mienne du moins.

Puis il y eut, il y a environ deux ans de cela, de très graves accusations à son égard. C’est une affaire complexe et il appartient à la cour de décider de sa culpabilité ou pas. Il est indéniable, ceci dit, qu’on a voulu le détruire, il ne s’agit pas d’un complot mais ses prises de position éloquentes, notamment sur la question palestinienne, en faisaient l’homme à abattre. La politique des deux poids, deux mesures par les médias et les pouvoirs en place n’ont pas manqué de me choquer. On a ainsi procédé à un véritable lynchage de sa personne. Il n’en demeure pas moins que Tariq Ramadan n’est pas à la hauteur de ses prêches, surtout ceux d’ordre moral. Il en est même très éloigné. J’avoue que j’ai eu du mal, dans un premier temps, à le reconnaître dans ce personnage qui est loin, très loin d’être irréprochable. Je n’arrivais tout simplement pas à y croire.

Au bout d’un moment, d’un long moment, je dois préciser, j’ai dû, cependant, accepter les faits. Mon sentiment, et je pèse mes mots, est celui d’une immense déception mêlée à de la tristesse. Non qu’un homme doive être parfait. Non qu’on puisse le juger. Mais son comportement a sapé toute sa crédibilité, a non seulement remis en question les fondements de sa pensée mais les ont littéralement détruits.

Que faire désormais de ses livres, de ses réflexions, de son engagement ? Comment se retrouver dans le fouillis de ses contradictions ? Comment finalement faire la part des choses ? Faut-il réduire en cendres toute la pensée de cet intellectuel, n’y voir qu’une fumisterie ? Ou ignorer les affaires, les scandales pour ne retenir que sa pensée ?

Les réponses sont loin d’être simples.

Ceux qui ne l’ont jamais aimé, le diaboliseront. Ceux qui l’admirent inconditionnellement, ses aficionados, lui trouveront des excuses toutes faites. Je crois, qu’en ce qui me concerne, une certaine admiration demeurera, les fulgurances de la pensée demeureront mais elles laisseront et elles ont laissé la place à la déception, une déception dont on ne revient pas. Il faut éviter les extrêmes, ni culte, ni rejet de l’autre mais la page désormais est tournée. Je ne lirai plus ses livres, je n’écouterai plus ses conférences. L’épisode Tariq Ramadan est terminé et bien terminé.

La morale de cette histoire, s’il y en a une, c’est que le chemin de la foi nous mène d’abord à Celui qui crée et ensuite à l’homme. Nous vivons dans une ère de fascinations, ou des idoles nouvelles puisent dans nos terreurs et nos quêtes pour mieux nous subjuguer. Nous avons tous besoin, à divers degrés, de guides, de personnes qui nous inspirent, qui nous permettent de cheminer et de trouver notre voie dans les labyrinthes de la vie et il est tentant de faire de ces mêmes personnes des objets d’adulation, d’en faire des oracles, de s’oublier en eux et ainsi d’oublier notre faculté au raisonnement. Tentation dangereuse à laquelle, comme on le voit clairement, il faut résister.

Relativiser l’homme, le voir pour ce qu’il est, humain et précaire avant tout, avec ses qualités et ses défauts, sert à mieux le comprendre et à mieux se comprendre. C’est un apprentissage de la lucidité. Tariq Ramadan nous l’a souvent dit, ‘il ne faut pas se tromper d’ennemi’. Il ne faut sans doute pas aussi se tromper d’ami, aussi séduisant soit-il. Et il n’est, au bout du compte, qu’un seul véritable Ami, Celui qui exerce la transcendance.

Umar Timol.


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