Rodrigues : L’eau de la discorde!

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Les élus Rodriguais restent embourbés dans la mare coloniale

Vue de Port-Mathurin, les élus de Rodrigues et le syndicat des fonctionnaires partagent la même cécité au fait colonial

Les fonctionnaires de Rodrigues sont descendus dans la rue samedi matin (28 janvier 2023) pour exprimer leur refus de la privatisation de l’eau et du démantèlement éventuel de la Water Unit. Même si le gouvernement de Pravind Jugnauth est à l’origine du problème, ce n’est pas ce n’est pas celui-ci qui essuie le blâme. Outrés par la volte-face du Commissaire-en-Chef Johnson Roussety sur cette question épineuse, puisque vitale, c’est contre lui et les membres de son gouvernement que se projette la colère de ceux qui s’opposent à cette orientation. L’administration coloniale mauricienne n’en a cure… puisque l’autonomie rodriguaise porte bien le chapeau !

A Rodrigues, le démembrement du Water Unit avait été évoqué une première fois en conférence de presse par Johnson Roussety. Face aux réactions vives que l’annonce avait suscitées, son adjoint se montrait rassurant lors d’une autre conférence de presse… tenue le lendemain même ! Prétextant le malentendu, il affirmait que la formation majoritaire à l’Assemblée régionale rodriguaise (RRA) avait foi dans la fonction publique et qu’elle respectait la position exprimée par le syndicat.

La décision de l’Exécutif, toutefois, ne laissait aucune ambiguité : l’Assemblée régionale allait constituer une compagnie privée et cette entité qui devrait contracter, auprès de la MIC, l’emprunt de Rs 1 milliard convenu dans le budget de Renganaden Padayachy. Les fonctionnaires rodriguais découvraient le passage en force de l’Exécutif : les nouveaux camions destinés au Water Unit intégraient la flotte de la nouvelle compagnie. Celle-ci, en outre, entamait le processus de recrutement du personnel.

En somme, l’Assemblée régionale rodriguaise accordait au governement mauricien ce qu’il n’aurait jamais obtenu à Maurice : la privatisation de la fourniture d’eau. Ivan Collendavelloo avait tenté la suggestion ; il s’y est cassé les dents. Même pour le projet d’endiguement à Rivière-des-Anguilles, qu’il a inscrit à son budget, le très docte Padayachy n’a pas songé à faire rembouser les mandants de sa circonscription. Peut-on imaginer un emprunt que les mandants de la circonscription No. 8 auraient eu à rembourser pour le Midlands Dam ? Une telle perspective ferait que, grillé électoralement, Pravind Jugnauth se retrouverait « dan karo kann » !

Johnson Roussety et ses acolytes auront ainsi fait l’histoire. En s’inscrivant du mauvais côté de celle-ci. Mais si ce n’était pas eux, ce serait l’OPR qui l’aurait fait. La formation de Serge Clair ne s’en était pas caché et c’est d’ailleurs sur ce sujet qu’ils se sont fait attaquer par leurs opposants. Et, une fois qu’il avait obtenu le pouvoir, la population rodriguaise obtenait la fourberie de Roussety. Mais pourquoi accabler les deux parties quand une analyse systémique permet de se rendre compte que la partition était déjà écrite par ce que le Rodriguais désigne par le vocable « gouvernement central ». En réalité, et encore plus avec celui de la présente mandature, un gouvernement centralisateur.

Reconnaître le fait colonial 

En laissant pourrir la situation durant ces quatre dernières années, Port-Louis savait que Port-Mathurin devait capituler. Même avec des élus issus de la population locale, l’Assemblée régionale n’a jamais jusqu’ici procédé à une révision de son modèle de développement. Un modèle qui tend à copier les concepts remis en cause même par les grosses corporations dans la métropole mauricienne. Un modèle qui, en outre, depuis trois décennies, facilite l’installation à Rodrigues des Mauriciens de la métropole alors que se poursuit l’exode des Rodriguais.

Pour ceux qui auraient quelque mal à s’en convaincre, il suffit de considérer les deux principales destinations de la migration rodriguaise. Elle demeure constante vers l’Australie pour les plus qualifiés et ceux pouvant se prévaloir de liens de parenté. Elle est toute aussi constante et bien plus conséquente vers la métropole mauricienne où les employeurs Mauriciens n’ont même pas besoin de faire les frais d’installation dans ces dortoirs qu’ils sont tenus de mettre à la disposition des Bangladeshis, des Indiens et tous ceux qui comptent comme de la main d’œuvre étrangère.

« Le système fonctionne en rond, acquiert une autonomie du malheur ».

Albert Memmi, Portrait du Colonisé/Portrait du Colonisateur

Pour les experts comme pour ceux qui étudient la chose coloniale, il n’y a rien d’étonnant au fait que ce soit des éléments issus du peuple colonisé qui se posent en agents de la puissance colonisatrice. « (…) les classes dominées confirment d’une certaine manière, le rôle qu’on leur a assigné. Ce qui explique, entre autres, la relative stabilité des sociétés ; l’oppression y est, bon gré mal gré, tolérée par les opprimés eux-mêmes. Dans la relation coloniale, la domination s’exerce de peuple à peuple, mais le schéma reste le même » : Albert Memmi, le théoricien de l’aliénation coloniale, expliquait dès 1957, l’étrange interdépendance entre le colonisé et le colonisateur1. Il soulignait combien les conduites du colonisateur et du colonisé créent une relation fondamentale qui les conditionne l’un et l’autre.

Cette question de l’administration de l’eau, et l’opposition qui en découle, ne peut se résumer à un épiphénomène agrémentant les actualités. Ce qui a été acté par le conseil régional rodriguais s’inscrit dans une longue histoire de domination, celle contestée il y a quelques décennies par un autre Roussety. En effet, Clément Roussety fut le premier Rodriguais à consentir à la contestation, devant la Cour Suprême, de cette domination usurpée en réclamant l’annulation des législatives de 1959 et de 1963.

C’est ce procès qui donna lieu au premier « Order in Council » pour que la Couronne britannique puisse sauver le gouvernement de Seewoosagur Ramgoolam, son despote pressenti pour gouverner l’Etat mauricien. Ce qui entraîna aussi la démission des députés du Parti Mauricien et de Jules Koënig, son leader, de l’Assemblée législative. Le tribun, occulté par le duvalisme naissant de l’époque, passa complètement à la trappe sous les coups de boutoir de la propagande MMM contre le PMSD de Gaëtan Duval. Mais, de même qu’il obtint l’élection de GMD Atchia2 à la fonction de maire de Port-Louis, Jules Koënig est celui qui obtint la participation effective des Rodriguais au suffrage universel3.

L’autonomie, cette impasse

Les partisans politiques de Johnson Roussety auront beau persifler en prétextant un faible taux de participation à cette marche conjointe de plusieurs syndicats rodriguais, le caractère conflictuel de la question de l’eau s’inscrit donc avec force dans l’histoire du peuple rodriguais. Aussi fortement que les législatives menant à l’indépendance de l’île Maurice. Une indépendance qui avait produit l’annexion automatique de Rodrigues à cette métropole, au mépris des conventions internationales posant le principe de l’autodétermination des peuples.

Pour atténuer le méfait, qui relève encore du non-dit politique, le gouvernement mauricien a fini par proposer aux Rodriguais une structure de gouvernement affublé d’un statut d’autonomie. Même si Bérenger s’enorgueillit de cet aboutissement et qu’il ait affirmé en partager les mérites avec l’OPR, cette « autonomie » ne fut que la réponse du pouvoir métropolitain au travail de fond entrepris par Antoinette Prudence et ses amis du Centre Carrefour pour ébranler le statu quo. Un compromis pervers car, il ne s’agissait que d’un ersatz rendant moins visible la tutelle coloniale déterminée à Port-Louis.

« La révolte est la seule issue à la situation coloniale, qui ne soit pas un trompe-l’œil, et le colonisé le découvre tôt ou tard. Sa condition est absolue et réclame une solution absolue, une rupture et non un compromis »

Albert Memmi, Portrait du Colonisé/Portrait du Colonisateur

En fait, les élus rodriguais, de quelque bord qu’ils soient s’engagent à chaque fois dans la même impasse. Le résultat sera toujours le même, quel que soit l’effort consenti par les individus pour leur mobilité sociale, quel que soit le sacrifice de tous ceux qui prennent la filière de l’exode. Déjà en 1957, Albert Memmi rendait compte de cette impasse où, « (…) le système fonctionne en rond, acquiert une autonomie du malheur. Aurait-on ouvert plus de centres d’apprentissage, et même des universités, ils n’auraient pas sauvé le colonisé, qui n’aurait pas trouvé, en sortant, l’utilisation de son savoir. Dans un pays qui manque de tout, les quelques ingénieurs colonisés, qui ont réussi à obtenir leurs diplômes, sont utilisés comme bureaucrates ou comme enseignants ! »

La situation serait-elle sans issue ? Pour Albert Memmi, « La révolte est la seule issue à la situation coloniale, qui ne soit pas un trompe-l’œil, et le colonisé le découvre tôt ou tard. Sa condition est absolue et réclame une solution absolue, une rupture et non un compromis ». Que ce soit dans la rue, devant la Cour suprême ou au Tribunal pénal international, nul ne peut prédire la forme exacte que prendra cette révolte. Mais cette issue est inéluctable.

De toute évidence, nombreux sont les Mauriciens de la métropole qui estiment qu’avec les mesures budgétaires de Padayachy, tout va à vau-l’eau. Mais désormais, à Rodrigues, c’est pour Roussety que ça tourne en eau de boudin !


1  Le Portrait du Colonisé/Le Portrait du Colonisateur – Albert Memmi, Préface de Jean-Paul Sartre, repris Ed. Gallimard, collection Folio (2002). Cet essai est devenu un classique de l’étude de la chose coloniale, dès sa parution en 1957.

2  Jules Koënig s’opposa à l’élection du Dr Eugène Laurent à la fonction de maire de Port-Louis pour succéder à Raoul Rivet. Dans la catégorisation ethnicisée de l’époque, les musulmans faisaient alors partie de ceux désignés « Indiens » par l’administration coloniale britannique. Jules Koënig devenait ainsi le premier leader politique Mauricien à obtenir l’élection d’un non-chrétien à la fonction de maire de Port-Louis.

3  Les Rodriguais participèrent, en effet, aux élections législatives de 1967. Et même s’ils votèrent à 98% contre les candidats du parti de l’Indépendance, le Colonial Office s’opposa à la requête de non-annexion à l’Etat mauricien, au motif que la Grande Bretagne ne pouvait démembrer le territoire mauricien. Et pourtant, la partie anglaise avait obtenu que la partie mauricienne convienne de l’excision de l’archipel des Chagos qui fut intégrée à l’entité connue comme la British Indian Ocean Territory (BIOT). L’Etat mauricien pour sa part, selon au moins un document que nous avons pu consulter, a affirmé aux instances onusiennes que les élections de 1967 étaient des « élections référendaires ». Ce qui est loin de correspondre à la réalité. Car, selon la documentation des travaux de la commission Greenwood, la partie anglaise avait exclu la proposition d’un référendum – qui, d’ailleurs, était celle du Parti Mauricien et plus conforme au droit international concernant l’autodétermination des peuples. Ainsi, la coexistence des deux affirmations mensongères fait voir les deux Etats engagés dans une même conspiration.


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