La peine capitale des esprits minuscules

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Sébastien Gauderie

Les hasards sont parfois heureux. J’exhumai il y a quelques temps de cela, dans le cadre d’un travail historique, un récit de quelques pages de M. Jean Fanchette, « Le Bouc guillotiné ou la Révolution à l’Isle de France »i. Publié en 1989, peu de temps avant sa mort, ce papier retrace avec malice (et non sans érudition) les vicissitudes et déconvenues de la Révolution française importée le 31 janvier 1790 à l’Isle de France (1715-1810) par M. Gabriel de Coriolis. Très vite, les bras chargés de cocardes tricolores, on s’improvisa tout à la fois négociants et zélateurs d’idées républicaines ; les esprits, eux, s’échauffaient à mesure que les bourses étaient sollicitées. « Il paraît qu’une des causes de cette émeute », écrit le gouverneur de l’époque, M. Conway, « est le désir de vendre des pacotilles de cocardes ».

Pacotilles de cocardes ou non, les fameuses inaugurèrent cependant les quelques grands symboles de l’épopée révolutionnaire. Et il ne faut pas attendre longtemps pour que surgît, dans le terreau qui lui était le plus fécond, l’idée d’une grande veuve locale. Rouge du sang des ennemis désignés de la Révolution, son nom frappe à lui tout seul les esprits : la guillotine.

Aux débuts de notre été 1793, le 27 novembre, quelques gaillards, « républicains farouches », se trouvèrent bien inspirés de « dresser une guillotine sur la place d’Armes » à Port-Louis. Deux jours plus tard, l’Assemblée coloniale ordonna son démantèlement. Rebelotte en 1795 : réinstallée par des jacobins, on décida, le 26 avril 1795, de la retirer parce que « la charpente exposée aux injures du temps dépérissait de jour en jour et deviendrait incapable de service ».

Aux oubliettes le désir d’un rasoir sanguinolent et les fantasmes de têtes volages… fussent-elles toutes pleines d’ambitions réactionnaires. Par chez nous donc, la messe sembla dite ; la guillotine des républicains franciliens fut sacrifiée sur l’autel du bon sens. M. Fanchette écrit : « Mais le jour du démembrement de la guillotine, un bouc passait par là. Il fut décidé que le couperet national qui avait coûté si cher se devait de servir à quelque chose. Le bouc (émissaire et comestible) en fit les frais ! ».

Un écran de fumée alimenté par les vapeurs d’une cuisine en pleine ébullition

Plusieurs siècles nous séparent de la « révolutionetteii » de l’Isle de France et de sa guillotine, terrible instrument pour un bouc innocent. Mais si seulement la tragi-comédie s’était arrêtée là ! C’est que les criminels, eux, présumés ou reconnus coupables, constituent désormais une armée de réserve malheureusement bien établie. À chaque année, presqu’à chaque mois, son lot d’horreurs les plus ineffables. Cette gangrène odieuse précipite jusqu’aux esprits les plus calmes dans les extrémités les plus inattendues, les plus soudaines, les plus viscérales. Alors s’épand dans tout le pays cette idée du rétablissement de la mise à mort, bien tapi au fond de notre inconscient collectif.

C’est la peine capitale des esprits minuscules, des esprits rendus minuscules face aux passions gigantesques qui soumettent à leur ardeur une raison désœuvrée, désemparée. Mais il est des esprits cyniques qui s’en délectent et en font un sinistre commerce. En politique, et en particulier dans un certain camp, on sait employer cette armée de réserve à des fins d’opportunisme. 225 ans plus tard, du bouc, on ne retient que la métaphore : celle du bouc émissaire.

Qui peut croire que la question de la peine de mort n’est autre chose qu’un écran de fumée alimenté par les vapeurs d’une cuisine en pleine ébullition ? On clame que la guillotine des révolutionnaires franciliens était politique ! Et la guillotine d’aujourd’hui ? Rien de tout cela, pardi. Sans extrapoler jusqu’aux fabulations les plus sordides d’une peine de mort dirigée sciemment contre d’éventuels opposants, cette question est pourtant intrinsèquement politique.

Du côté des gouvernants, elle résonne par sa polysémie. La peine capitale, c’est évidemment la peine de mort, mais aussi la fatigue, la déception, la consternation générale qui se répand comme une traînée de poudre dans l’opinion publique, las des circonvolutions d’un Premier ministre embourbé dans des affaires toutes plus spectaculaires les unes que les autres. La voilà, sa « peine capitale », à ce peuple, sa « fatigue générale ». Personne ne niera raisonnablement que dans sa respiration démocratique, l’effort qui lui est nécessaire pour supporter ce cortège de malversations et de mauvaise foi est, à l’heure actuelle, l’une de ses plus grandes peines.

Couvrir la lassitude générale par l’effet « peine capitale » n’est sans doute pas de trop pour certains de nos représentants. Du côté des gouvernés partisans de son activation, on feint de l’ignorer par gêne, par convenance ou, pour certains, par volonté consciente et idéologique. La peine de mort est pour beaucoup, d’abord et avant tout, la mise à mort originelle d’une raison en pleine déréliction. On comprend pourquoi : par leurs actes, les criminels s’étant les plus radicalement expurgés de la communauté morale ne sont-ils pas, en fin de compte, de parfaits boucs émissaires ? Alors que le pouvoir s’en pare comme d’un cache-sexe, une partie du peuple n’y jetterait-il pas ses amertumes et ses ressentiments ?

Chez nous, des affres de la frustration collective à la peine capitale, il n’y a qu’un pas ; montée en neige par une parole publique qui flatte les bas instincts de la vindicte populaire, comment croire un seul instant que la revendication est sincèrement pensée, construite et théorisée par l’un de ces détenteurs de la parole publique à Maurice ?

Dépasser nos querelles intestines pour toucher au cœur du sujet

« À la place d’une société dominée par le sinistre échafaud sanglant », déclare l’abbé Lemire, le 18 novembre 1908, « je voudrais une société couronnée par la possibilité indéfinie du remords, du repentir et de l’expiation ». Les abolitionnistes exfiltrent souvent, peut-être par un péché d’orgueil, la motivation profonde de cette réaction : la fonction de catharsis.

Disons-le tout net : ce n’est pas dans la technicité de la mesure et les délimitations factuelles qu’elle entraîne qu’il faut chercher un fondement à sa légitimité. Avancer les chiffres de la criminalité et de la récidive, même dans les sociétés où la peine de mort existe, et démontrer que les uns ne sont pas corrélés aux autres (autrement dit, les sociétés où existent la peine capitale ne sont pas moins criminogènes que les sociétés abolitionnistes) n’a pas d’efficacité réelle.

J’irai même plus loin : l’argument utilitariste, qui peut paraître un argument raisonnable, est en fait une position paresseuse qui oblitère la profondeur de cet ethos populaire, de cette réaction presque « naturellement » favorable à la peine de mort. On touche du doigt un geste qui, par sa symbolique, nous ramène à une structure anthropologique qui dépasse de loin nos querelles intestines. Là encore, s’éloigner d’une simple casuistique médiatique a du bon.

Montée en neige par une parole publique qui flatte les bas instincts de la vindicte populaire, comment croire un seul instant que la revendication est sincèrement pensée, construite et théorisée par l’un de ces détenteurs de la parole publique à Maurice ?

C’est à un stade plus essentiel qu’il faut reveniriii. Kant défend la peine de mort au nom d’un « impératif catégorique, et malheur à celui qui s’insinue dans les sinuosités de la doctrine du bonheur pour y découvrir quelque chose qui, par l’avantage qu’il promet, le délierait de la peineiv». Autrement dit, ce n’est pas parce que la peine de mort est utile qu’elle est légitime, mais c’est parce qu’elle répond à un « impératif catégorique », celui-là même qui, de par sa nature, fait l’homme dans toute sa dignité.

En d’autres termes, la peine capitale honore la personne humaine « en ce qu’elle traite le condamné en sujet de droit, en sujet de la loi, en être humain, avec la dignité que cela continue de supposer », analyse un autre philosophe, du XXe siècle cette fois-ci, Jacques Derrida. Ce dernier, en héraut de la cause abolitionniste, prend le contre-pied de l’argumentaire kantien pour mieux le déconstruire. Derrida avance la « folie incalculable de Kant : tuer pour tuer (…). C’est ça la justice. Là où il n’y a plus de passions, de pulsions à satisfaire. Pure justicev ». Il ajoute : « (…) Tant qu’on n’aura pas déconstruit (…) un discours de type kantien, ou hégélien, qui prétend justifier la peine de mort de façon principielle, sans souci d’intérêt, sans référence à la moindre utilité, on s’en tiendra à un discours abolitionniste précaire, limité, conditionné par les données empiriques, et, par essence, provisoires d’un contexte, dans une logique des fins et des moyens, en deçà d’une stricte rationalité juridiquevi ».

C’est là la pierre d’achoppement véritable, me semble-t-il, de l’abolitionnisme s’il veut être réellement performatif, et non pas se contenter de sommes statistiques et d’insipides quantifications qui échouent à convaincre définitivement le corps social et politique.

Du compromis à la compromission, de l’exigence du choix à l’indécision

À Maurice, la préséance des « arrière-mondes », pour reprendre un vocabulaire nietzschéen, a raciné depuis longtemps des mécanismes anthropologiques qui rejaillissent sur le comportement politique des ayant-droits de l’expression démocratique. Ce constat ne mérite en lui-même ni excès d’honneur, ni excès d’opprobre.

Amarrés aux réalités de notre terre, de ses sensibilités, de ses enjeux aussi, il faut cependant se demander si, par souci d’économie politique, nos dirigeants actuels (et leurs successeurs) adopteront continuellement l’une ou l’autre de ces postures : réserver ignominieusement la question de l’échafaud au moment qui leur est le plus opportun ou jouer enfin cartes sur table, dans un sens ou dans l’autre. Les Seychelles, dont M. le Président a fait l’honneur de nous rendre visite très récemment, ont constitutionnalisé l’abolition de la peine de mort. Jamais ici n’est venue l’idée d’engager pareil processus. À vrai dire, personne n’oserait raisonnablement affirmer que cette constitutionnalisation réunit les conditions favorables à son émergence.

Quelques jours après l’insupportable événement survenu à Beau-Vallon, cette éventualité paraît désormais bien falote ; elle fait tout du moins face à deux camps. Le premier est celui des souffrances compréhensibles des uns, touchés dans leur chair ; les proches, les visages familiers et, au-delà, tous ceux qui se sentent solidaires, dans une seule et même communauté morale, de ceux qui ont à souffrir au quotidien des conséquences de cet acte effroyable. On ne peut leur enlever la sincérité de leur douleur. C’est de celle-ci que naîtra leur être nouveau. Leurs souvenirs, patinés tantôt de rancœur, tantôt d’autres sentiments (des sentiments silencieux parce que nobles) vibreront encore, incommensurablement, toute leur existence durant.

Mais un autre parti, ennemi de l’humanité, se ramasse dans des éructations fangeuses, s’y complaît, s’y étend, y puise son suc. C’est celui des camelots méprisables, des bonimenteurs arrivistes, qui élèvent de macabres inepties en doctrines politiques. C’est ce parti qui allume ou nourrit les feux de paille.

Comme souvent quand il s’agit de politiques publiques à Maurice où les mesures se réduisent à des mesurettes, l’abandon provisoire de la peine capitale s’est agencé sur un coin de table, sur un rafistolage politique, sur un compromis ; les trente années qui nous en séparent suffisent amplement à démontrer que les gouvernements successifs ont failli devant l’exigence du choix. Par électoralisme, ils se sont terrés dans la compromission suprême : celle de l’indécision.

Une culture réduite à un principe d’alliances surannées permet, des décennies plus tard, de revenir insidieusement sur cette boîte de Pandore jamais totalement refermée et dont certains se servent impudemment pour assouvir leurs sombres desseins. Mais il nous tarde que cette affaire de couperet (qui semble coûter si chère, politiquement parlant, à nos mandataires de tout poil) soit tranchée un jour prochain. Et ce afin de ne plus subir l’affront d’une utilisation éhontée et fatalement délétère de cette question. Une question, la question qui avive les douleurs et transporte de bien funestes espérances à l’aune d’une nouvelle barbarie.

i Fanchette, Jean. « Le Bouc guillotiné ou la Révolution à l’Isle de France », Po&sie, 49, 1989.

ii Ce néologisme n’est pas de mon crû. C’est un certain Évariste de Parny qui, dans une lettre à une Madame du Portail, écrit en 1791 : « Mais il me semble que vous avez-vous aussi votre petite révolutionette, vous autres qui ne devriez penser qu’à faire du caffé (sic) et des revenus ».

iii Lire l’excellent papier de M. Delia, « Lumières sur l’abolition universelle de la peine de mort : Derrida lecteur de Beccaria et de Kant », Rue Descartes, 1, 93, 2018, pp. 85-101.

iv Kant, Emmanuel. Métaphysique des mœurs, 2, 1, Paris, Flammarion, 1994, « Principes métaphysiques de la doctrine du droit », pp. 152-153.

v Derrida, Jacques. Séminaire. La peine de mort (1999-2000, 2000-2001), Paris, Galilée, 2015, pp. 248-249.

vi Roudinesco, Élisabeth et Derrida, Jacques. De quoi demain…, Paris, Fayard, 2001, p. 220.


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