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Alors que s’achève le sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) à Djerba en Tunisie ce dimanche, Indocile s’est intéressé au rapport des chercheurs qui arrivent au constat que l’avenir de la francophonie se joue désormais en Afrique, dans la complémentarité entre le français et les langues africaines. Au début des années 60, soit au moment des indépendances en Afrique, plus de 90% de la population francophone – environ 60 millions de locuteurs – était dans l’hémisphère nord. En 2022, près de 50% des 321 millions de locuteurs francophones sont sur le continent africain.
Le français est aujourd’hui la cinquième langue la plus parlée après le chinois, l’espagnol, l’anglais et l’hindi, selon l’Observatoire de la langue française (OLF), qui publie tous les quatre ans, en amont du sommet de la Francophonie, un rapport sur la « galaxie francophone ». Alexandre Wolff, le responsable de l’OLF, évoque « des réserves de progression » en raison d’une part, de la politique éducative dans de nombreux pays d’Afrique francophone, et aussi d’autre part, du fait que la majorité des francophones d’Afrique se retrouve confronté à la fracture numérique. L’Afrique étant actuellement, le continent le moins connecté, Wolff estime qu’au fur et à mesure que cette fracture numérique va se résorber, le nombre d’internautes francophones va augmenter. Ce qui devrait ainsi faire évoluer la présence du français dans l’espace numérique aussi.
Richard Marcoux, (chercheur canadien qui dirige l’observatoire démographique et statistique de l’espace francophone), explique que 50 millions des 60 millions de locuteurs francophones des années 60 se trouvaient sur le continent européen et 5 millions étaient des Canadiens français. La croissance démographique assez importante sur le continent africain, ainsi que les investissements importants dans le domaine de l’éducation en langue française, ont transformé le paysage linguistique dès les années 70. Pour lui, l’Afrique occupe désormais une position centrale dans la francophonie.
Dans le plurilinguisme africain
Répondant aux questions de Laurent Correau sur RFI, Richard Marcoux avance : « On naît de moins en moins francophone, mais on le devient de plus en plus ». Pour lui, le français, comme langue maternelle, serait une considération de moins en moins importante : « Les gens ont l’arabe comme langue maternelle, le wolof, le bambara, et bien d’autres langues, mais ils vont se franciser en quelque sorte à travers l’institution scolaire. En fait, il y a des contextes plurilingues extrêmement complexes dans la plupart des pays africains d’Afrique francophone, qui font en sorte qu’il est difficile qu’émerge une seule langue, une langue qui serait partagée par l’ensemble des populations. Depuis les années 80-90, le Français occupe cet espace-là ».
« La période coloniale a très peu contribué à la diffusion de la langue française »
Alexandre Wolff – Directeur de l’Observatoire de la Langue Française (OLF)
Sur le continent africain, il y a peu de pays où une seule langue réunit l’ensemble de la population. Parmi les pays membres de l’OIF comme le Sénégal avec le wolof, le Mali avec le bambara, le Rwanda avec le kinyarwanda, le Burundi avec les kirundi, Madagascar avec le malagasy, il y a depuis longtemps une politique de scolarisation dans la langue nationale. Et dans certains pays, le français (à l’instar de l’anglais au Rwanda par exemple) vient se substituer à la langue nationale comme langue d’enseignement à partir de certains niveaux.
Certes, ces environnements plurilingues ne sont pas sans conséquences sur le français. Comme toutes les langues qui vivent au contact d’autres langues, le français est influencé, enrichi par les réalités et les langues locales. Des variations voient le jour, se diffusent. Les français qui sont en vigueur en Afrique ou dans d’autres pays, comme le Québec, (où se trouve aujourd’hui l’Observatoire de la langue française), s’influencent les uns les autres et viennent exprimer une diversité.
Les enjeux politiques
En fait, c’est au plan éducatif que l’on assiste à des aménagements pédagogiques. Dans de nombreux pays, la rationalité a été de choisir une langue qui fasse consensus et qui puisse réunir des locuteurs de diverses langues. Comme au Cameroun, où l’on parle plus de 200 langues, ou en Côte d’Ivoire, où l’on en parle une centaine… Ainsi, quand il a fallu trouver un médium d’enseignement, le choix est tombé sur le français car il y avait une base présente, même si elle était très faible initialement.
Par ailleurs, explique Alexandre Wolff, l’Organisation internationale de la Francophonie s’évertue, depuis une dizaine d’années, à favoriser l’accueil de l’enfant dans une de ses langues nationales. « Le programme École des langues nationales (ELAN-Afrique) consiste à faire les premières années de scolarisation dans la langue nationale, en passant progressivement au français. L’idée étant qu’avec cet enseignement plurilingue, l’enfant réussisse mieux scolairement et maîtrise mieux à la fois le français et sa langue nationale », explique-t-il.
Aussi le rapport de l’OLF fait ressortir que « la période coloniale a très peu contribué à la diffusion de la langue française ». Certes, le français ne serait pas sur ces territoires sans la colonisation. Toutefois, la langue a progressé au sein des populations africaines bien après l’indépendance de ces pays. Pour les agents de la francophonie, l’évolution constatée par cette étude viendrait battre en brèche l’image du français « langue colononiale ».
Cette progression, voire cette appropriation de la langue française par les populations africaines, peut paraître assez paradoxale en ce moment où s’expriment des courants anti-français sur le continent africain. Richard Marcoux considère qu’il n’y a aucun lien entre ce courant anti-français et l’essor de la langue française. Pour lui, il y a des expressions liées à des problèmes structurels, économiques, et de crise politique. Il ne croit pas pour autant qu’elles seraient liées à un sentiment anti-français. « J’ai l’impression que le français est devenu une langue africaine », dit-il.
Même si la langue française est la deuxième langue la plus apprise dans le monde et que la scolarisation des femmes sur le continent africain va doper la croissance de ses locuteurs, c’est en Europe qu’elle semble avoir quelques difficultés. C’est que son rapport à l’anglais est plutôt complexe : à l’exception des États-Unis où la démographie est favorable aux hispanophones, le français est la première langue apprise dans les pays anglophones. Il y a, selon l’étude, un peu plus de 50 millions d’apprenants de français langue étrangère. « Mais depuis quatre ans, on a constaté une baisse de 10% des effectifs en Europe », reconnaît Alexandre Wolff. La principale raison,selon lui, relève des politiques linguistiques des pays qui souvent restreignent l’apprentissage des langues étrangères à une seule langue. « Dans ce cas, c’est l’anglais qui est en quelque sorte imposé. C’est assez dévastateur et c’est contraire aux engagements des pays européens qui ont déclaré à plusieurs reprises qu’il fallait absolument que les systèmes éducatifs proposent au moins deux langues étrangères, voire trois », commente-t-il.
Mais la question politique a aussi un pendant institutionnel. Le français, en effet, a une position assez unique puisqu’il est langue officielle dans pratiquement toutes les organisations internationales. Dans les faits cependant, sa place a considérablement régressé puisque la plupart des interlocuteurs a pris l’habitude de s’exprimer directement en anglais, qui passe pour le dénominateur commun, même si parfois son usage serait à des niveaux rudimentaires voire médiocres.
La secrétaire générale de l’OIF, Louise Mushikiwabo, a fait connaître son intention de lancer un appel pour freiner « le recul du français dans les institutions internationales ». Son combat consiste à faire valoir le multilatéralisme comme une forme de démocratie internationale. Vu sous cet angle, on peut comprendre l’importance que la communauté linguistique francophone y accorde. Mais pour cela, il faudrait que le français repose sur une bonne compréhension et la capacité de chacun de s’exprimer correctement. C’est envisageable, estime Alexandre Wolff : « Ça demande un peu de moyens, c’est vrai. Il faut des traductions, de l’interprétation, de la formation linguistique chez les fonctionnaires et les diplomates ».
« J’ai l’impression que le français est devenu une langue africaine »
Richard Marcoux – directeur de l’observatoire démographique et statistique de l’espace francophone
Dans la sphère économique, et surtout dans l’environnement professionnel régi par le numérique, les locuteurs anglophones tendent à penser que c’est plus simple et plus économique que tout le monde s’exprime en anglais. Ce ne serait qu’une vue de l’esprit renforcée, chez les anglo-saxons en particulier, par un voeu d’hégémonie. Car, le monde des affaires leur serait davantage favorable si toutes les règles et toutes les procédures étaient dans leur langue première. Dans les faits cependant, la généralisation de l’anglais à l’échelle mondiale n’est qu’un mythe.
Que nous enseigne l’étude des langues sur la Toile ? Daniel Pimienta, chercheur qui a travaillé sur cette question, casse le mythe d’un internet anglophone à 80%. « C’est tout à fait faux et absurde puisqu’on voit bien, dans nos usages, que lorsqu’on recherche un contenu, culturel ou autres, on le fait dans sa langue », dit-il. Effectivement, les moteurs de recherche connaissent les enjeux du plurilinguisme car leurs profitabilités sont aussi basés sur les revenus publicitaires, impliquant que l’on fasse appel aux internautes dans leurs langues usuelles ou emblématiques. On le voit bien même dans de petits Etats insulaires comme l’île Maurice où même si le Kréol standardisé n’est toujours pas adopté par une majorité de Mauriciens, Google offre la possibilité d’un usage personnalisé en kréol mauricien.
Ainsi, l’Internet n’est pas aussi unilingue que les anglophones aimeraient qu’ils soit. Déjà la diversité linguistique écarte cette perception d’une compétition qui serait focalisée entre l’anglais et le français, puisque, là encore, c’est la démographie qui parle. Aujourd’hui, l’anglais représente autour de 25% de l’Internet, ce qui est déjà beaucoup. Le français – qui se fait rattraper par l’hindi – est la quatrième langue la plus utilisée après l’anglais, le chinois et l’espagnol. Cette situation est évolutive puisqu’il y a des langues – comme l’arabe, le mandarin ou l’hindi – qui progressent plus que d’autres.
En fait, l’illusion d’un univers linguistique unilingue implique des aspects techniques dont les profanes aux questions liées à la linguistique tiennent très peu compte. Qu’il s’agisse d’une langue dominante, comme l’anglais par exemple, il faut faire des révisions linguistiques parce que ceux qui s’expriment en anglais ne s’expriment pas toujours bien, et on ne comprend pas toujours ce que l’autre veut dire. Dans un processus de discussions internationales, cela présente de nombreux inconvénients. Dans la mesure où bien des décisions politiques sont prises au niveau de ces organisations, il est inconcevable que des citoyens soient exclus du débat public de ces organisations en raison des barrières linguistiques. Il importe alors, pour se conformer à l’idée que le monde peut se faire de la démocratie, que les citoyens puissent prendre connaissance de ce qui les concerne directement dans les langues qu’ils maîtrisent. Ou, à défaut, dans les langues qu’ils comprennent. C’est en ce sens que, tout compte fait, les grandes communautés linguistiques contribuent à la vivacité de la démocratie mondiale.