SE Georges Martin : « Incapable d’agir pour la paix, l’Europe poursuivrait sa sortie de l’histoire ! »

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Des intérêts entièrement divergents entre les Etats-Unis et l’Europe

Aujourd’hui à la retraite, Georges Martin, ancien No. 3 de la diplomatie suisse, s’engage et se veut ambassadeur de la paix. Celui qui a servi la neutralité nous montre qu’il tient à cette notion au point tel qu’il ne la voudrait corrompre avec les circonvolutions dont serait fait le langage diplomatique. Indocile a sollicité ce diplomate dont l’engagement personnel au service de la neutralité permet aux Iraniens de faire le pélérinage en Arabie et les Saoudiens à Mashhad. Ce n’est pas rien. On peut, en tenant compte de cela, réaliser son désarroi lorsqu’il voit « son continent » surbir les contrecoups des sanctions américaines que les Etats européens s’empressent d’appliquer.

Votre Excellence, vous avez exercé comme diplomate au temps où la Suisse se qualifiait de pays neutre ? Vous évoquez un changement dans cette doctrine. A partir de quand ce changement s’est-il opéré selon vous ? Et quel est le contexte politique au sein de la confédération et le contexte géopolitique qui expliquerait ce changement ?

La Suisse a toujours considéré qu’il y a deux éléments concernant sa neutralité : le « droit de neutralité » en cas de guerre, tel que stipulé dans la Convention de La Haye de 1907, et la « politique de neutralité ». 

Concernant les obligations des États neutres en temps de guerre, elles sont relativement succinctes : ne pas favoriser l’une des parties en livrant du matériel militaire ou en permettant des survols à but militaire. Théoriquement, cette obligation permettrait de livrer des armes aux belligérants à condition qu’ils soient traités de manière équitable. Dans la réalité, la Suisse ne livre pas d’armes aux belligérants. Comme pour toutes les règles, on trouve des exceptions ou des zones grises dans leur mise en œuvre, comme la livraison de matériel de guerre à l’Arabie Saoudite pourtant en guerre contre le Yémen. Dans le cas de l’Ukraine par contre, la Suisse n’a pas autorisé au Danemark et à l’Allemagne l’envoi d’armes et de munitions achetées en Suisse ou ayant des composantes suisses. La Suisse a aussi interdit le survol de son territoire à des avions de l’OTAN ou d’autres pays occidentaux transportant du matériel militaire en route pour l’Ukraine. 

S’agissant de la politique de neutralité, elle a évolué au cours de l’histoire. Plutôt prudente et peu active pendant la guerre froide, elle est devenue beaucoup plus proactive depuis. La Suisse a toujours estimé qu’elle n’avait aucune obligation de neutralité dans son attitude envers des régimes violant les droits de l’homme, comme dans le cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid. De passive elle est devenue, ces dernières décennies, proactive. Ainsi, la Suisse s’engage partout où ses services peuvent aider la paix. Elle n’attend plus qu’on la sollicite, même si cela arrive encore, pour faire des propositions. J’ai par exemple mené personnellement, lorsque j’étais encore en fonction, les pourparlers qui ont abouti à un double accord avec l’Arabie Saoudite et l’Iran portant sur la protection consulaire des pèlerins iraniens à La Mecque et des pèlerins saoudiens à Mashhad. 

La polémique à laquelle vous faites allusion est venue du fait que depuis le 24 février 2022, des partis politiques, des personnalités politiques, un Think Tank et même le ministre des affaires étrangères suisse ont estimé que le temps était venu de repenser la neutralité. Ceux-là ont estimé qu’il n’y avait plus de raison que la Suisse reste neutre, « dans des situations de violation du Droit international et des droits de l’homme ».  A partir du moment où l’agresseur violerait le droit international, la Suisse n’aurait plus à respecter strictement sa neutralité. Certains ont même suggéré de nous rapprocher de l’OTAN.  Cette attitude a bien sûr été la conséquence de la reprise intégrale des sanctions occidentales contre la Russie et de la réaction russe. 

Jusqu’ici, la Suisse, en matière de sanctions, essayait de trouver une voie toute personnelle, entre une non-reprise des sanctions et des mesures interdisant le contournement des sanctions des tiers . Cela a joué avec l’Iran et avec d’autres. Mais pas avec l’Ukraine ! Pourquoi ? Pour une raison très simple : les pressions intenses américaines et européennes n’ont laissé aucune marge de manœuvre au gouvernement suisse, qui avait d’abord, dans les premiers jours, laissé entendre qu’il n’avait pas l’intention de reprendre telles quelles les sanctions occidentales. La Russie a immédiatement mis la Suisse sur la liste des « États inamicaux » ! De facto, Moscou ne reconnaît donc plus la neutralité de la Suisse. 

Les événements des dernières semaines ont coupé l’herbe sous les pieds de ceux qui pensaient qu’il était temps de revisiter notre neutralité. La proposition du ministre des affaires étrangères en faveur d’une « neutralité coopérative », dont personne ne comprenait le sens, a été balayée par le gouvernement. En pleine crise, une large majorité des Suisses ne pense pas qu’il soit opportun de changer les règles. Il est possible que le sujet revienne sur la table, une fois la crise ukrainienne passée. Il faut en effet rappeler que la neutralité suisse, qui date du Congrès de Vienne de 1815 et qui répondait aux intérêts des puissances européennes de l’époque, n’est plus très contemporaine dans la mesure où le pays est aujourd’hui complètement entourée de pays membres de l’Union européenne et de facto sous le parapluie de l’OTAN, sans en être membre. 

Sergueï Lavrov, en conférence de presse la semaine dernière à l’ONU, remettait en cause la neutralité des Etats participant à la livraison d’armes à l’Ukraine. Que disent les Conventions onusiennes à ce sujet ? En faites-vous la même lecture que le ministre russe des Affaires étrangères ?

La question est politique et, à ma connaissance, ne fait pas l’objet de conventions internationales. Personnellement, je pense que c’est une question de mesure et de perception. Lors de la guerre du Vietnam, les Soviétiques et les Chinois avaient livré du matériel militaire aux Vietnamiens, sans que les Américains n’aient soulevé la question de leur cobelligérance. C’était largement admis que c’était plutôt le courage et l’ingéniosité du Viêt-Cong que les armes des alliés communistes qui leur avaient permis de vaincre les Américains. Dans le cas de l’Ukraine, cela n’est pas tout à fait la même chose, dans la mesure où, clairement après les premières semaines de recul et de retraite, l’armée ukrainienne a pu se ressaisir grâce aux armes sophistiquées et à l’aide technique et humaine probablement des anglosaxons, Américains en tête. La Russie accuse le coup et exprime de plus en plus sa frustration et sa perception que les Occidentaux sont cobelligérants. Cette situation augmente bien entendu le degré de danger global. 

Vous êtes un diplomate à la retraite, mais vous vous êtes engagé, sur les réseaux sociaux notamment, dans un activisme passionné en faveur de la paix. Est-ce que les diplomates actuels prêtent une oreille à leur ancien confrère ? Dans quelle mesure peuvent-ils influer sur leurs dirigeants politiques pour que l’Europe sorte des voies belliqueuses et crée les conditions propices pour un cessez-le-feu et l’ouverture de négociations ?

Je ne sais pas si mon engagement en faveur de la paix a une quelconque influence sur les décideurs. Je l’espère mais je doute que seul je puisse changer quoi que ce soit. En revanche, je pense qu’un large mouvement populaire pourrait obtenir ce résultat. Modestement j’essaie de mobiliser à travers les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les dirigeants suivent leurs peuples plutôt que l’inverse. Ils sont en permanence connectés aux réseaux sociaux et changent leurs politiques en fonction des vents. Edgar Faure, qui a dit que ce n’était pas les girouettes qui tournaient mais le vent, a sans doute encore plus raison aujourd’hui que hier. Je suis surpris de constater que les dirigeants européens ont pratiquement disparu des radars. Alignés en rang d’oignons derrière Washington, ils sont atones ou se contentent d’ânonner ce que leur soufflent les Américains. C’est grave pour l’Europe, qui, en cas de conflit majeur, offrirait l’essentiel du théâtre d’opération et des morts. J’ai trouvé assez pathétique, dans un remake du Bourgeois gentilhomme de Molière, au moment où pour la première fois Joe Biden parle de « risques sérieux d’apocalypse nucléaire », que 44 dirigeants européens se réunissent à Prague, le 6 octobre, pour se séparer en constatant qu’ils partagent « une même géographie » et, semble-t-il, des « valeurs communes » ! Ils auraient pu arriver à la même conclusion en s’épargnant d’alourdir leur bilan carbone. 

Je pense donc que les peuples, en se révoltant, pourraient prendre les choses en mains. Pour cela, ils doivent se rendre compte que leur survie dépend de ce qu’il se passe en Ukraine. Ce n’est pas encore le cas mais cela pourrait venir cet hiver lorsqu’ils subiront les conséquences des sanctions occidentales qui, comme on le sait, détruisent les économies occidentales et enrichissent la Russie ! 

Mais vous avez raison, si l’Europe ne s’engage pas en faveur de la paix personne ne le fera, sauf peut-être la Turquie, et pourquoi pas la Chine ! Si elle n’est pas capable d’agir pour la paix sur son continent, l’Europe continuerait ainsi sa marche vers sa sortie de l’histoire.

Les dirigeants européens sont atones ou se contentent d’ânonner ce que leur soufflent les Américains. C’est grave pour l’Europe, qui, en cas de conflit majeur, offrirait l’essentiel du théâtre d’opération et des morts.

Le président ukrainien réclame, et exige même, de l’armement lourd des différents pays de l’UE. Le gouvernement allemand est divisé sur la question : en visite à Odessa le 2 octobre, la ministre de la Défense Christine Lambrecht a promis à l’Ukraine de livrer le système de défense aérienne ultramoderne Iris-T SLM en quelques jours. Or, le ministre de l’Economie se dit opposé à l’envoi d’armes lourdes. Volodimir Zelensky critique certains Etats comme la France de ne pas faire assez. Est-ce que le fait de procurer des armes à l’Ukraine contribue à l’escalade du conflit ? L’UE aurait-elle pu, ou dû, selon vous, exiger des négociations de paix en contrepartie d’un arrêt de fourniture des armes à l’Ukraine ?

Une occasion a effectivement été perdue dans les premières semaines du conflit, lorsque les troupes ukrainiennes battaient en retraite un peu partout. Lors des premiers contacts d’Istanbul, les deux parties étaient prêtes à envisager de poursuivre le processus. L’Occident, qui avait d’abord été sidérée par l’attaque russe et avait même offert à Zelensky de l’exfiltrer, a compris que les choses ne se passaient pas si bien pour les Russes et a décidé, Américains en tête, de soutenir massivement l’armée ukrainienne pour «blesser » la Russie, comme le Secrétaire à la défense américain, le général Austin, l’a dit dans la base américaine de Ramstein en Allemagne, à son retour de Kiev. A partir de là, il n’était plus question de paix ni même d’Ukraine. Le conflit était devenu un conflit entre les USA et la Russie par Ukraine interposée. C’est le moment aussi où le langage de Zelensky s’est modifié. Il ne s’agissait plus de limiter les dégâts et d’arrêter la boucherie mais de battre la Russie, voire, aujourd’hui, de reprendre la Crimée et le Donbass. 

Pour répondre à votre question : oui, les livraisons d’armes lourdes et sophistiquées et aussi l’aide des conseillers militaires occidentaux tout près de l’armée ukrainienne prolongent le conflit et le rendent plus dangereux, dans la mesure où la cobelligérance occidentale est de plus en plus une évidence. 

L’UE n’a pas voix au chapitre. Elle subit les pressions américaines sans avoir la force de résister, à supposer qu’elle en ait la volonté. Ce qui surprend c’est de constater que des partis supposés être pacifistes, comme « les Verts » allemands, sont les plus agressifs et les plus déterminés à livrer des armes les plus lourds possibles à l’Ukraine. A tel point qu’en Allemagne on ne les appelle plus « les Verts » mais les « Kakis » ! Une partie de la presse allemande semble s’enflammer pour des « coups décisifs contre l’armée russe ». Tout cela est bien inquiétant et triste pour l’Europe. 

Si elle n’est pas capable d’agir pour la paix sur son continent, l’Europe continuerait ainsi sa marche vers sa sortie de l’histoire.

Pensez-vous que la cheffe de l’UE, Mme Van der Layen est dans son rôle quand elle initie les programmes de sanctions contre la Russie ? Y a-t-il des instruments juridiques qui lui confèrent cette autorité politique de pouvoir passer au-dessus des parlements des Etats ? Les Etats européens auraient-ils désormais abdiqué leur souveraineté ou est-ce la bureaucratie européenne qui s’est arrogé des pouvoirs politiques outrepassant ceux des Etats nationaux ?

Ursula von der Leyen a certainement les compétences de proposer des paquets de sanctions aux États, mais ce sont ces derniers qui les valident ou pas. En revanche, elle n’est clairement pas dans son rôle lorsqu’elle développe matin, midi et soir un discours guerrier. La Commission n’a aucune compétence en matière de défense et de politique étrangère qui restent exclusivement de la compétence des États. Je pense que la compétition qui existe entre elle et le président du Conseil, Charles Michel explique cette fuite en avant. C’est à qui sera le plus haineux à l’égard de la Russie. Inutile de dire que l’UE n’a même pas un bataillon à engager sur le terrain. Je pense que les États membres ont abdiqué et ont un peu trop lâché la bride. Sinon comment comprendre la violence verbale des représentants de l’UE, qui ne sont pas élus, faut-il le rappeler !

Comment avez-vous interprêté les propos de Mme Van der Layen lors de la ligne droite des élections en Italie ? Ce type d’ingérence dans la politique interne d’un pays souverain est-il convenu et acceptable dans les paramètres de l’UE ? Dans quelle mesure cette posture de la cheffe de l’UE se conforme-t-elle aux traditions et aux pratiques politiques de la confédération helvétique ?

Les propos de la présidente de la Commission avant les élections italiennes sont bien sûr malvenus et incompréhensibles. Ils ont produit vraisemblablement le résultat inverse, dans la mesure où les peuples n’aiment pas se laisser dicter leurs décisions par l’extérieur. On aurait pu penser que l’exemple autrichien avec Jörg Haider aurait appris aux fonctionnaires de l’UE une certaine sagesse ! Force est de reconnaître que le sens de l’histoire et la sagesse semblent être des denrées plutôt rares à Bruxelles. Inutile de vous dire que Mme von der Leyen aurait eu encore moins de succès en Suisse, si nous nous étions retrouvés dans le même cas de figure que l’Italie ! 

Pensez-vous que les populations des Etats membres soient toujours disposés à subir le coût de ces vagues de sanctions contre la Russie ? Les revers de ces sanctions imposées à la Russie viennent-ils dire que celles-ci étaient mal-inspirées ? Ces revers sont-ils susceptibles aujourd’hui de provoquer l’éclatement de l’UE ?

Les populations européennes dès février ont, dans un premier temps et de manière compréhensible, pris spontanément fait et cause pour l’Ukraine victime d’une agression. Les peuples ne sont pas censés connaître toute l’histoire et surtout celle qui remonte 20 ans auparavant. Surfant sur cette vague et poussés par elle et les Américains, les dirigeants européens se sont jetés dans un tourbillon de sanctions. Il n’y avait pas un jour sans que de nouvelles sanctions ne soient prises, toutes plus « fatales » les unes que les autres pour l’économie russe. Souvenons-nous des propos de Bruno Lemaire, le ministre français de l’économie, sur une chaîne d’info, qui annonçait l’effondrement total de la Russie en quelques semaines. Cette frénésie occidentale cachait en réalité une totale impuissance de l’Occident, mais surtout des intérêts entièrement divergents entre les Etats-Unis et l’Europe. Alors que les premiers ont toujours eu une idée fixe :  séparer l’Allemagne de la Russie économiquement et politiquement, les seconds étaient dans l’urgence. Lorsqu’on ne veut pas faire soi-même la guerre, les sanctions paraissent être une panacée indolore. En fait les sanctions sont un leurre. Elles ne permettent pratiquement jamais d’atteindre les objectifs qu’elles visent, sinon il n’y aurait plus de République islamique d’Iran ou de Corée du Nord, et ont des effets secondaires non prévus. En l’occurrence les sanctions occidentales pourraient entrer dans l’histoire comme un remake de l’arroseur arrosé ! Non seulement elles ont, financièrement au moins, enrichi la Russie, qui nage dans les roubles et les dollars, mais elles ont porté sérieusement atteinte aux économies européennes. Se couper du jour au lendemain de l’essentiel de l’approvisionnement énergétique, sans plan B, dépasse l’amateurisme ordinaire ! Pendant que l’Europe est asséchée et achète son énergie …. russe, via des intermédiaires saoudiens ou indiens, au prix fort, les USA engrangent les gains ! 

Les peuples européens vont de plus en plus souffrir de l’impact des décisions précipitées de leurs dirigeants. A la crise énergétique va s’ajouter la crise économique. Lorsque l’on parle avec des Français et des Allemands moyens, on comprend que la rue bouillonne et qu’il suffirait de peu de choses pour qu’à toutes ces crises s’ajoute une crise social majeure, comme le continent n’en a jamais connue. C’est peut-être cette crainte qui a convaincu Washington de fermer les yeux sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe par intermédiaires interposés, qui n’est qu’un contournement inavoué de ses propres sanctions ! 

Concernant un éclatement de l’UE, je dirais qu’à part les gesticulations de Madame von der Leyen et de Monsieur Michel, je ne la distingue déjà plus très bien derrière les USA ! On peut mourir tout en restant formellement en vie ! Je pense que plus que la question de sa survie c’est celle de son possible sursaut qui est importante. A cette question je n’ai pas de réponse en l’état.

Durant les six premiers mois des manoeuvres militaires en Ukraine, toute voix en dissonance de la propagande favorable à l’Ukraine a été taxée de facto de pro-russe et ignorée des médias. Le ton commence à changer depuis ce dernier mois. Est-ce que les médias occidentaux considèrent que leur participation à la propagande pro-OTAN aurait échoué ? Voudraient-ils maintenant se rapprocher des populations en colère ?

Votre question est importante parce qu’elle soulève celle de l’existence ou plutôt de la non-existence d’une sorte de « Serment d’Hippocrate » du journaliste, par lequel il s’engagerait à travailler pour une information honnête et équilibrée du citoyen. Or, depuis le 24 février, la plupart des grands médias occidentaux, même ceux qui se targuaient d’être des titres de référence, ont pris la décision éditoriale de soutenir l’Ukraine et de démoniser la Russie. Pour eux, l’histoire commence le 24 février. C’est le choix qu’avaient fait les médias américains lors de la deuxième guerre en Irak, soulevant fort justement les critiques des médias européens. 

J’ignore si nos médias vont tourner avec le vent lorsque l’opinion publique, refroidie par les frimas d’un hiver sans chauffage, va basculer dans une attitude plus critique. Certains peut-être, comme les chaînes d’info en continue, les girouettes modernes d’Edgar Faure, mais d’autres vont probablement poursuivre leur ligne idéologique. Mais vous avez raison, on sent que le front se lézarde et que les déclarations parfois hystériques de Zelensky sont de plus en plus  soumises au filtre de la raison et de la réflexion. Mais pour l’heure, nos médias ont une approche toujours très binaire de la crise et de la guerre ! 

Pensez-vous que l’absence de débats contradictoires dans la presse occidentale ait pu contribuer à la croissance de la désinformation ? Vous attendiez-vous à ce type de réaction et qu’elle soit aussi adoptée par la presse européenne de manière générale ?

La désinformation dans la presse occidentale procède plus de l’omission et de la manipulation que de la propagation de fausses informations. Je ne lui ferais pas ce procès. Mais on peut considérer que le résultat est le même lorsqu’on refuse de donner la parole à ceux, et ils sont nombreux aux USA et en Europe, qui ont un langage modéré, équilibré, qui rappellent les responsabilités partagées de cette guerre et appellent à la cessation des combats et aux négociations. Lorsqu’on souhaite l’anéantissement d’une des deux parties, en l’occurrence la Russie, même sans le dire, on ne souhaite pas la fin la guerre. J’ai parfois l’impression que certains organes de presse font comme s’ils fantasmaient une fin de Poutine et de la Russie comme celles de Hitler et de l’Allemagne en 1945 ! 

J’avoue tout de même avoir été surpris de découvrir que mes quotidiens étaient devenus des caisses de résonance de la propagande ukrainienne ! 

Comment avez-vous vécu les réactions hostiles à votre égard sur les réseaux sociaux ? Dans l’environnement du numérique, l’opposition des points-de-vue s’exprime de manière assez rude et violente. Est-ce que votre carrière de diplomate vous aura été d’une aide quelconque dans la gestion de ces interactions souvent brutales et violentes ?

Non je n’ai pas été surpris par la violence de certaines réactions. Si vous avez compris que les réseaux sociaux ne sont pour certains que le prolongement du café du commerce sur la toile globale, alors qu’à l’époque les idioties proférées restaient dans l’ambiance enfumée, vous êtes blindé ! Je m’y engage pour une raison simple reliée à votre question précédente : la disparition de la discussion dans les principaux médias ! Tant qu’il en sera ainsi et tant que nous risquons un conflit majeur et sans précédent dans notre histoire, je resterai. Mais j’aspire sincèrement à retrouver mes chères occupations de retraité, notamment mes adorables petites filles, pour le futur pacifique desquelles je n’ai pas le droit d’abdiquer ! Ma petite personne est insignifiante mais suffisamment forte pour résister aux snipers de la toile ! Je me suis donné une mission que je poursuivrai jusqu’au bout quoiqu’il arrive.

L’Europe, qui a déjà provoqué deux conflits mondiaux qui l’ont laissée à terre, non seulement montre qu’elle n’apprend rien de l’histoire mais qu’elle accélère sa descente vers l’insignifiance !

Jean Ziegler, votre compatriote, ancien responsable du Programme Alimentaire Mondial, a tiré la sonnette d’alarme depuis longtemps sur le cynisme des industriels européens du secteur agro-alimentaire pour leur prédation des ressources des pays en développement et de l’Afrique en particulier. Pensez-vous qu’il y ait un lien entre cet état de fait et le refus d’une majorité d’Etats africains à condamner la Russie ?

Jean Ziegler a mené tellement de combats qui en valaient la peine ! Je suis fier qu’il soit Suisse ! Je connais ses critiques du système de distribution alimentaire mondiale. Il a eu raison de le dénoncer. Pour répondre à votre question, même si elle craint pour son approvisionnement alimentaire, je ne pense pas que cela soit la raison principale pour laquelle l’Afrique, mais pas seulement, a refusé de s’aligner derrière l’Occident et contre la Russie. Les temps sont révolus où le monde quasi entier marchait à la baguette occidentale. Pour plusieurs raison : d’abord la puissance de l’Occident face au reste du monde n’a cessé de décliner à tout point de vue et, peut-être surtout, l’ « hégémonie morale » de l’Occident n’existe plus. Elle n’existe plus après toutes les guerres illégales et meurtrières qu’il a menées sur toute la planète, toujours «au nom de Dieu, des droits de l’homme et de la morale » ! Plus personne ne le croit et personnellement, je me demande ce qu’il restera de cette prétendue « supériorité morale » après cette guerre qui ravage le centre de notre continent. Pour revenir à la réunion de Prague du 6 octobre des « 44 leaders », ils ont cru identifier « nos valeurs communes », alors qu’à part celle de faire du commerce, si tant est que c’en soit une, on peine à les trouver ces valeurs ! 

L’Afrique a eu raison de rester neutre dans ce conflit qui n’est pas le sien. Je trouve réconfortant que ce continent nous donne la leçon et nous renvoie les mots condescendants que généralement l’Occident lui adressait autrefois. Comme je l’ai dit, l’Afrique n’est pas seule dans ce positionnement. L’Asie, à commencer par l’Inde, a adopté la même attitude et d’autres pays encore. En se déchirant à nouveau, l’Europe, qui a déjà provoqué deux conflits mondiaux qui l’ont laissée à terre, non seulement montre qu’elle n’apprend rien de l’histoire mais qu’elle accélère sa descente vers l’insignifiance ! Je le dis avec une tristesse indicible ! Jamais, il y a 30 ans, je n’aurais imaginé que « mon continent » puisse descendre si bas et qu’on ne me dise pas que tout est de la faute de Poutine ! 

Dans sa conférence de presse de jeudi dernier à l’ONU, Sergueï Lavrov a évoqué le fait que le gros de la cargaison de céréales destinée aux Etats en développement se trouvait toujours dans les ports européens. Il évoque, en outre, le fait qu’il y ait environ 300 000 tonnes d’engrais destinés aux pays africains qui restent bloqués et ne peuvent être acheminés aux pays bénéficiaires. Les pays en développement sont-ils devenus les ôtages de cette guerre ? L’Union Européenne fait-elle payer à l’Afrique son refus de comdamner la Russie ?

Il est difficile sans éléments de preuve de se prononcer sur ces manœuvres de coulisses qui accompagnent toute guerre. Il est probable que les uns et les autres tentent d’utiliser à leur profit la question alimentaire. Si les Russes sont les premiers responsables directs du problème, pour avoir déclenché la guerre, les Ukrainiens avec les mines dans leurs ports et les Occidentaux, avec leurs sanctions et leur quasi-blocus dans la Mer Noire concernant les bateaux russes entrant et sortant, ne sont pas innocents ! 

Cette guerre, comme toutes les autres, nous rappelle son absurdité et la nécessité de l’arrêter aussi vite que possible. Au-delà des victimes innocentes qu’elle occasionne, elle créera plus de problèmes que de solutions que ses « responsables » ont voulu trouver. Rappelons-nous les sages paroles de Montesquieu : « le véritable auteur de la guerre n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui la rend nécessaire » ou, pourrait-on ajouter, celui qui la rend inévitable ! Qui se sentent morveux se mouchent ! Ils n’en manquent pas en Occident ! Le pape François ne dit rien d’autre que Montesquieu, lorsqu’il a dit que l’Occident n’a eu de cesse de pousser les frontières de l’OTAN vers la Russie et qu’il s’est mis à aboyer, poussant Poutine à la faute ! Puissent Montesquieu et le Pape provoquer une petite étincelle dans les cerveaux de ceux qui ont le pouvoir d’arrêter ou d’accélérer notre marche vers l’ « apocalypse nucléaire » !

Propos recueills par Joël Toussaint


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