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L’information se met en scène. Nous sommes dans l’infotainment, ce format où les journalistes jouent aux animateurs pour donner à l’information un aspect de divertissement. Pour la population privée de loisirs, le scandale à relent politique est devenu un spectacle. A ne pas rater ! Tout le monde s’y prépare et, une heure avant, le Facebook mauricien fait étalage d’alcools divers et même le sniffeur étranger n’a pas besoin du traducteur en ligne pour comprendre ce que sont les « moulkou » et autres « gajyak » ! Mais, Attention ! La presse à spectacle, c’est souvent le meilleur moyen de noyer le poisson. Et c’est bien pour cela que nombre d’affaires – ces « scandales » qui, comme la méthdone, est prise par les politiciens qui les régurgitent ensuite à une population en manque – n’aboutissent pas. Avec ceci en tête, voyons comment Nawaz Noorbux et Jean-Luc Emile ont servi le ressucé de Sherry Singh. Car, l’acteur principal n’était certainement pas celui qui était sur le plateau…
L’info, ce n’était déjà plus Sherry Singh. Et cela les journalistes de Défi Media le savaient, puisqu’ils avaient, et ont diffusé, le rapport que Girish Guddoy, le Chief Technical Officer (CTO) avait remis au directeur-adjoint de Mauritius Telecom (MT). C’est ainsi que l’on sait que Guddoy a été témoin et a, au moins pour le DG adjoint, documenté l’intervention commandée par son patron d’alors. C’est Guddoy qui précise qu’il a informé le DG de MT dès la fin de cette intervention. C’est le même Guddoy qui a démissionné en invoquant sa conscience, alors que circulent deux versions de son rapport.
Les allégations de Sherry Singh contre son « ami de longue date », Pravind Jugnauth, le Premier ministre mauricien, intéressent désormais la police. C’est le commissaire Dip qui joue sa crédibilité dans cette enquête confiée au fameux DCP Heman Jangi. Même si l’innénarable Patrick Michel qui sévit dans Le Mauricien a assuré le branding de ses « opérations » à caractère politique, l’officier s’est surtout illustré en faisant chou blanc sur les différentes charges posées à l’encontre de Navin Ramgoolam. Au plan policier donc, c’est à Pravind Jugnauth de se dépatouiller… quand il sera éventuellement appelé à s’expliquer !
D’un point de vue journalistique toutefois, Sherry Singh a besoin de répondre à seulement deux questions essentielles. La première comme la deuxième ont trait à ses responsabilités alors qu’il était en poste chez MT. La première : qu’a-t-il fait concrètement pour, selon ses propres termes, « arrêter cette affaire » ? L’ancien patron de MT a fait valoir son manque de confiance dans la force policière pour s’engager dans la voie de la dénonciation publique en premier lieu. Soit. Mais, pourquoi ne s’est-il pas adressé au judiciaire ?
Et le recours à la justice ?
Comme nous l’avons évoqué il y a une semaine déjà, même si un citoyen aurait des raisons de ne pas se fier à la police, la Constitution lui offre néanmoins des recours très claires dès lors qu’il s’agit de la souveraineté de l’Etat ou des droits fondamentaux des individus. L’article 17 (1) de la Constitution prescrit, en effet, que : « Where any person alleges that any of sections 3 to 16 has been, is being or is likely to be contravened in relation to him, then, without prejudice to any other action with respect to the same matter that is lawfully available, that person may apply to the Supreme Court for redress ».
Cet article de la Constitution prévoit bien qu’une entité juridique puisse recourir à la Cour Suprême, non seulement pour une action contraire aux droits fondamentaux qui aurait déjà été commise, mais aussi celle qui serait en train d’être commise ou serait susceptible d’être commise selon toute vraisemblance. Nous faisions même ressortir que l’alinéa (2) de cet article de la Constitution reconnaît à un juge le pouvoir d’ordonner, d’émettre les arrêtés et de donner les instructions qu’il juge appropriées afin de protéger les droits fondamentaux garantis par les articles 3 à 16 de la Constitution.
Qu’est-ce que tout ceci signifie ? Cela veut simplement dire que Sherry Singh pouvait faire interdire l’activité de calibrage de débit ou d’interception de données, quelle que soit la désignation que les uns et les autres voudraient accorder à l’intervention qui s’est déroulée à la Baie-du-Jacotet. Ou, mieux encore, il avait la possibilité de faire intervenir un juge de la Cour suprême après avoir obtenu confirmation de la commission de l’acte répréhensible. C’est donc là que ça coince : les journalistes de Radio Plus savaient que l’ancien patron de MT a été briefé au sujet de l’infraction juste après cette intervention… mais ils ne l’interrogent pas davantage !
La toile va-t-elle encore, comme pour Chenney, suggérer l’impréparation des journalistes ? Ou est-ce cela l’art de noyer le poisson ? Quoi qu’il puisse en être, cela nous mène à cette deuxième interrogation : Sherry Singh a-t-il sollicité quelque conseil légal ? Et, soyons plus précis : Sherry Singh a-t-il sollicité l’avis de Dhiren Dabee ?
La souveraineté numérique
L’ex-Sollicitor General siège depuis un peu plus de deux décennies, au sein de nombreux conseils d’administration où l’Etat a ses billes. Dans bien des cas, grâce à d’habiles jeux d’écriture ou la nomination de représentants de complaisance, l’Etat détient la majorité dans l’actionnariat de quelques conglomérats profitables. A ses fonctions, Dheerendra Kumar Dabee en a vu des vertes et des pas mûres. A titre d’exemple, admis au conseil de surveillance d’Air Mauritius en 1998, il a pu permettre à la compagnie nationale d’aviation de naviguer hors de la crise institutionnelle de 2001. Mais son avis n’a pas dû beaucoup compter à partir de 2014 et ce jusqu’à son départ le 31 mars 2015. Des achats d’avions jusqu’au limogeage de Megh Pillay, en passant par la coûteuse intervention de Stephenson, bien des pertes de la compagnie d’aviation gagneraient à être lues à la lumière de ces dates pour réaliser le coût des gabegies politiques.
Mais il n’y a pas que cela. Selon nos informations, Dhiren Dabee aurait envoyé balader Dev Beekharry et son Gambling Regulatory Authority (GRA) qui sollicitait les conseils de Ravi Yerrigadoo. On se souvient de l’ancien ministre de la Justice surtout pour avoir été suspendu suite à son implication dans l’affaire Bet365, un scandale lié à des paris en ligne. Dans les faits, on note qu’en avril 2019, les avocats du State Law Office (SLO) s’étaient retirés de l’affaire opposant la GRA aux bookmakers. Le régulateur fut alors représenté par… Ravi Yerrigadoo !
Durant les 25 ans qu’il a servi le Parquet, Dhiren Dabee a développé des compétences en matière de souveraineté qui ont été utiles au pays au niveau des accords bilatéraux. Et même si la presse à spectacle pouvait s’ébaudir de voir Anerood Jugnauth revêtu d’une toge à La Haye, l’Etat mauricien doit l’arrêté favorable à sa revendication de souveraineté sur les Chagos à la ténacité de Dhiren Dabee. Le juriste a su trouver l’angle juridique permettant cet aboutissement, alors que l’examen du dossier au plan historique et politique établit essentiellement la duplicité des dirigeants politiques d’alors, comme autant ceux d’aujourd’hui, qui vaut leur exil aux Chagossiens et, aux peuples des îles Rodrigues et Agaléga, l’occupation usurpée de l’Etat métropolitain de Maurice.
Quel serait donc ce juriste qui lui aurait suggéré, ou approuvé, cette idée saugrenue que de se lancer dans les extravagances d’une dénonciation publique, plutôt que de simplement s’adresser à la Cour suprême ?
Avec cette perspective, il vaut mieux prendre avec des pincettes la version selon laquelle le gouvernement aurait demandé aux directeurs Mauriciens de MT de se retirer. Car, ce serait faire injure à l’intelligence de ce juriste que d’un tant soit peu supposer que la question de la souveraineté lui aurait échappé parce que celle-ci serait d’ordre numérique. A d’autres ! La version qui nous surprendrait moins serait que Dhiren Dabee ait une nouvelle fois démontré son caractère autant que sa clairvoyance en se retirant de lui-même, entraînant le sauve-qui-peut des autres membres du conseil.
Si Sherry Singh n’a pas consulté le membre du conseil le plus apte à l’aviser au plan juridique, aurait-il recherché conseil auprès d’autres juristes compétents ? Parce que, contrairement au petit entrepreneur qui fait quelques opérations de saisie de texte sur son laptop, MT est un acteur majeur de la téléphonie et de l’Internet mauricien. C’est une société qui, non seulement offre de généreux émoluments à son patron, mais dispose du budget permettant à celui-ci de solliciter les conseils juridiques dont il pourrait avoir besoin pour assurer les intérêts de la compagnie. Quel serait donc ce juriste qui lui aurait suggéré, ou approuvé, cette idée saugrenue que de se lancer dans les extravagances d’une dénonciation publique, plutôt que de simplement s’adresser à la Cour suprême ?
Singh a sûrement besoin d’un avocat désormais. Pour ses besoins personnels, il a su trouver l’un des meilleurs de la place. Grand bien lui en fasse.
Les allégeances familiales
A partir de là, on n’a pas besoin de faire un diplôme en journalisme pour réaliser que la valeur médiatique de Sherry Singh est pratiquement épuisée. Son passage sur le plateau de L’Express fut un flop, non seulement en raison de l’impréparation d’Axcel Chenney, mais surtout parceque l’homme était vidé de sa substance depuis sa première déclaration à Nawaz Noorbux.
Pas de conclusions hâtives, toutefois. A côté de ces journalistes convertis en bonimenteurs de marchés forains, on trouve quelques confrères d’une perspicacité remarquable. Ainsi, dans L’Express, El-Figaro commente : « Déjà, ceux qui ont monté le coup Guddoy le lendemain des révélations de Sherry Singh sur Radio Plus auraient fait preuve d’une incompétence totale en sous-estimant le degré de loyauté de ce technicien envers Sherry Singh ».
Incompétence totale ? Absolument ! Et à El-Figaro de démontrer la sienne en poursuivant : « Ceux qui connaissent les réalités sociologiques dans le Nord du pays savent que les Gowreesunkur et les Guddoy constituent un clan très soudé et que Sherry Singh est lui-même marié à une fille de la famille. D’ailleurs, il aurait éliminé d’autres cadres pour assurer la progression de Guddoy ». Voilà encore une clé de compréhension non-négligeable. Et, en n’évoquant pas à ce stade le retour à MT de Kapil Reesaul, qui aurait souffert de l’allégeance de sa famille étendue au PTr, notre chroniqueur garde même une balle dans son barillet. Il faut vraiment être mauvais coucheur pour ne pas là tirer son chapeau !
Ne valant même pas un os à moelle, Sherry Singh suscite toujours de l’intérêt néanmoins. Pourquoi ? En raison essentiellement des révélations que beaucoup attendent eu égard à sa proximité passée avec Pravin Jugnauth. C’est vrai que, face à un Pravind Jugnauth si peu convaincant – on l’aura constaté lors de son allocution télévisée – Sherry singh a la partie facile. Mais, l’engouement populaire s’érode si le marché s’aperçoit que l’innovation n’est que la reprise à l’identique d’un produit dont le renouvellement ne concerne que l’emballage…
L’impopularité du Premier ministre n’est plus à démontrer depuis les marches BLD, les sigles connus urbi et orbi du dégagisme mauricien. Mais, « Il faut le ménager », disent haut et fort ceux qui, hier encore en voulaient indistinctement à tous les membres de cette « lakwizinn » tant décriée. Il ne faudrait donc pas viser le « messager » nous enjoignent ceux qui ont, une nouvelle fois, hâte de voir tomber Jugnauth. Peine perdue, chez Indocile tous les collaborateurs sont immunisés contre les calculs politiciens ou marketing.
D’autre part, la proximité nouvellement affichée de Singh avec Bruneau Laurette fait fantasmer ceux qui voient déjà grossir la foule des 100 000 qui avaient répondu à son appel. Mais ce n’est pas seulement l’hiver récent qui a refroidi les ardeurs des Mauriciens : ils sont quand même très nombreux depuis à avoir réalisé que la détermination servie par les biceps et les pectoraux ne favorise pas nécessairement une production cérébrale supérieure à celle de la présente classe politique.
Quoi qu’il en soit, ça fait bien l’affaire de Sherry Singh que les journalistes eux-mêmes entretiennent la confusion entre l’information et le marcom ; même s’il est un piètre acteur, il sait qu’il n’a rien à craindre tant qu’il y aura des journalistes prêts à diffuser son spectacle. Cependant, comme beaucoup de ceux du marketing qui croient dans leur propre propagande, Sherry Singh estime qu’il suffit que son produit soit plus attrayant que celui de son concurrent.
Pour l’immédiat, Sherry Singh n’a pas tort : avec un public peu exigeant, ce n’est pas tant le script qui importe mais plutôt un acteur qui pourrait quelque peu séduire. L’ancien patron de MT peut même compter sur le jeu médiocre de celui qui lui donne la réplique pour prendre de la valeur. Mais le script doit évoluer…
La propagande marketing se la dispute avec l’information : Radio Plus a atteint 111 000 personnes. Le record d’audience monte dans la hiérarchie de l’info et devient la nouvelle. D’ailleurs Le Défi Plus en faisait sa une le lendemain matin. Nous serions, semble-t-il, à l’ère où la presse devrait se conformer à la mode du puta-click. Hier encore, les journalistes auraient pris ombrage d’être confondus avec les artistes de la réclame. Tout comme, hier encore, le racolage n’était pas synonyme de bonnes moeurs…
Joël TOUSSAINT