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De toute évidence, l’empressement occidental à livrer du matériel de guerre de plus en plus sophistiqué à l’Ukraine trahit une situation opérationnelle bien plus compliquée qu’on ne voudrait bien le reconnaître. Risquer ouvertement la cobelligérance, concept assez flou par ailleurs, en livrant des chars lourds à Kiev et peut-être bientôt des chasseurs modernes, sous-entend implicitement que l’armée ukrainienne est aux abois.
Sans rien enlever à la vaillance des soldats ukrainiens, héros malheureux d’une guerre qu’ils sont condamnés à perdre à l’usure, nous notons que le momentum est encore une fois en train de basculer dans cette guerre. Non seulement l’armée russe renforce ses positions au niveau des points de fixation que sont Bakhmout et Vougledar, mais elle commence aussi à reprendre du terrain en esquissant de larges manœuvres d’encerclement. Revigorée par la mobilisation, qui dépasse probablement les 300.000 hommes annoncés, et soutenue par une logistique mieux organisée grâce à la stabilisation du front et à l’abondance des approvisionnements en matériels de guerre divers et variés en dépit des pertes subies, l’armée russe n’a pas fini de nous surprendre.
Historiquement, les Russes ont souvent mal commencé leurs guerres, avant de finalement renverser la situation de manière spectaculaire. J’invoque ici les exemples de la grande guerre du Nord contre l’empire suédois, la campagne de Russie, le conflit russo-finlandais ou encore l’opération Barbarossa. Or, la frénésie actuelle autour des livraisons d’armes à Kiev et les déclarations officielles concernant la difficulté de la situation sur le front donnent l’impression d’un effort désespéré pour colmater les brèches et éviter un effondrement imminent de l’armée ukrainienne, notamment sur le front de l’Est, lequel conduirait à un point de bascule semblable à ceux évoqués plus haut.
“La guerre en Ukraine n’a jamais été une fatalité. Elle a été rendue inévitable par la conjonction de choix politiques malheureux et de manœuvres géopolitiques pernicieuses”.
Si le nouveau rapport de force qui se dessine s’inscrit dans la durée, l’amélioration des conditions météorologiques et de la praticabilité des terrains aidant, Moscou sera naturellement tentée de pousser son avantage, au moins jusqu’à recouvrer les territoires des quatre oblasts annexés. Une percée pour prendre Kiev et faire tomber le gouvernement ne semble plus à l’ordre du jour, car elle risquerait d’être militairement très coûteuse et politiquement intenable. Tandis qu’une partition de l’Ukraine apparaît de plus en plus comme l’issue la plus probable du conflit.
Monsieur Zelensky, enivré à un moment donné par le soutien massif de l’Occident et quelques succès militaires somme toute assez relatifs, a probablement péché par excès de confiance, allant même jusqu’à parler de défaire militairement la Russie. Il est clair aujourd’hui que le champ des possibles se rétrécit pour Kiev qui a laissé passer plusieurs occasions de trouver une sortie honorable. Mais comme nous ne pouvons pas refaire l’Histoire, tâchons au moins d’en retenir des enseignements utiles.
Ainsi, la guerre en Ukraine n’a jamais été une fatalité. Elle a été rendue inévitable par la conjonction de choix politiques malheureux et de manœuvres géopolitiques pernicieuses. À cet égard, nous ne pouvons que déplorer l’exclusion de la Russie d’une architecture de défense européenne globale qui aurait changé non seulement la face de l’Eurasie, mais probablement la face du monde. Déplorables aussi furent les tergiversations de la France et de l’Allemagne en tant que puissances garantes des accords de Minsk II, dont d’ailleurs Madame Merkel nous apprendra il y a quelques semaines, en réponse aux attaques contre son legs politique, qu’il s’agissait d’un simple subterfuge pour jouer la montre et permettre la montée en puissance de l’armée ukrainienne. On pourrait aussi regretter le suivisme aveugle des Européens qui sacrifient leurs intérêts propres sur l’autel de l’alliance atlantiste, ou encore le jusqu’au-boutisme suicidaire des dirigeants ukrainiens qui, obnubilés par une russophobie innommable, en sont arrivés à persécuter ouvertement une partie de leur propre population en raison de leur langue, religion ou origine.
“Le narratif d’une Russie conquérante cherchant à reconstituer l’empire soviétique déchu ne repose sur aucun argumentaire convaincant”.
D’autres éléments pourraient venir allonger cette liste de rendez-vous manqués, mais cela ne saurait suffire pour désembrouiller notre perception du conflit. Un travail de déconstruction du discours politico-médiatique sur les desseins belliqueux de Moscou doit aussi être courageusement mené en Europe. Car le narratif d’une Russie conquérante cherchant à reconstituer l’empire soviétique déchu ne repose sur aucun argumentaire convaincant. Pure supputation, pour ne pas dire manipulation, destinée à apeurer les masses. Quand bien même Monsieur Poutine nourrirait secrètement ce projet, il est, me semble-t-il, assez réaliste pour comprendre que la sanctuarisation de l’Europe par le parapluie otanien coupe court à pareille ambition, aussi dangereusement irraisonnée qu’inutile. D’ailleurs, il avait dit à ce propos en 2005 : « Celui qui ne regrette pas l’Union Soviétique n’a pas de cœur, mais celui qui souhaiterait sa restauration n’a pas de tête ». On pourrait par contre reprocher objectivement à Moscou une quête de restauration de puissance, une volonté de s’aménager de plus grandes marges de manœuvre ou encore d’élargir son influence, mais n’est-ce pas le lot de tous les grands pays ?
Au moment où civils et combattants continuent à se faire massacrer, le soutien occidental massif à la guerre en Ukraine n’a pas affaibli l’ours russe qui reprend insolemment du poil de la bête. Sur le plan économique, les projections du FMI prévoient, sur les deux années à venir, une croissance qui devrait même dépasser celle de la zone euro. Enfin, diplomatiquement, Moscou est très loin d’être isolée, renforçant par ailleurs ses positions dans le monde non-occidental.
Que faire dans ces conditions ?
Une seule réponse possible : des négociations de paix pour faire taire immédiatement les canons. Mais comme l’Ukraine n’est véritablement qu’une cristallisation du rapport de force entre l’hégémon et un adversaire systémique, il sera aussi nécessaire de créer les conditions d’un dialogue serein entre l’un et l’autre. L’objectif réaliste de cette entreprise ambitieuse et néanmoins salutaire serait non pas de s’entendre sur tout, mais d’au moins convenir de ne se faire la guerre pour rien. L’occasion de remettre sur la table toute la littérature sur la coexistence pacifique qui, naguère, avait évité au monde les affres d’une confrontation ouverte.
J’entends déjà des voix hystériques vociférer : sacrilège ! Négocier avec l’agresseur ?
Stoïquement, je réponds : oui, évidemment. Sinon avec qui ?
M. Hicham ELHAFDI
Expert en géopolitique, sécurité et défense,
Paris, le 13 février 2023