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L’hommage que nous devons rendre à Jacques Rivet, décédé dans la nuit du dimanche 10 avril à l’âge de 81 ans, ne peut être impersonnel tant le directeur du groupe de presse Le Mauricien aura été déterminant dans la carrière de votre serviteur. En effet, c’est Jacques Rivet qui fut à l’initiative pour que j’exerce mon métier de journaliste au sein de son entreprise de presse. C’est ainsi que j’allais remercier Jean-Claude de L’Estrac, alors directeur du journal Le Nouveau Militant, pour sa bienveillance à mon égard, en me mettant le pied à l’étrier. Entre les deux hommes[1], l’affaire se solda en bonne intelligence avec de joyeuses libations parmi les noceurs à mon mariage.
Il y a quatre récits que je mentionnerais ici qui décrivent assez correctement ce que Jacques Rivet a su incarner dans la presse locale. Ces faits, à mon sens, devraient nous permettre de prendre la mesure de la perte que son départ représente pour la profession.
Le crash de l’Helderberg et la première infographie
Le premier récit a trait au crash de l’Helderberg, ce Boeing 747-200 de la South African Airways (SAA) qui, en proie aux flammes, s’abîma au large de Belle-Mare, ne laissant aucun survivant des 159 passagers à bord. L’incident se produisait dans la soirée du 28 novembre 1987. Jacques Rivet se pointa devant chez moi au lever du soleil, me demanda si j’étais désireux de travailler sur cette affaire et… offrit de me servir de chauffeur ! Deux jours après l’événement tragique, je n’avais rien obtenu de plus que mes collègues et confrères et Jacques s’amusait de mon entêtement alors que j’avais fait chou blanc jusque là. Mais dans la soirée, un de mes informateurs me fit part du vœu d’un contrôleur aérien de s’ouvrir à moi en toute discrétion, comme il craignait qu’on ne le fasse taire…
Je me rendis chez l’homme au petit matin et recueillis ainsi le récit de ce Mauricien qui avait conversé avec le pilote de l’avion avant le crash. Je me rendis ensuite dans une boutique pour téléphoner à Jacques afin qu’il passe me récupérer à Beau-Bassin. Ce qu’il fit. Dès que je m’assis dans la voiture[2], il me demanda où est-ce que l’on devait se rendre. « Au bureau ! », que je lui répondis. Et je lui expliquais que je tenais mon affaire : l’heure exacte et la teneur de la conversation entre le pilote et la tour de contrôle !
Il ne cacha pas sa frustration d’avoir été tenu à l’écart, mais ne me cacha pas son appréciation non plus pour mon intransigeance quant à la protection de ma source. Celle-ci allait, un peu plus tard, consentir à ce que nous révélions son identité. Restait la question de l’illustration et je suggérais une infographie. Il me dit que cela ne s’était pas fait encore dans la presse mauricienne mais qu’il allait s’en occuper avec Gaëtan Montenot, son complice pour la composition technique du journal. Au final, je m’aperçus que son illustration respectait l’angle que j’avais proposé pour mon texte, c.à.d. que j’allais mettre le lecteur dans la tour de contrôle et le faire partager autant l’angoisse que le calme du contrôleur aérien. Pendant que Gaëtan lançait la flasheuse, il revint avec les bières et me fit une vigoureuse poignée de main alors qu’il avait l’autre sur mon épaule. Il était doublement content : on avait le récit qui nous différenciait des autres titres, et aussi, il avait réalisé la première infographie de la presse mauricienne.
Jacques Rivet, qui avait choisi d’œuvrer en faveur du Mauricianisme, allait permettre que son journal devienne un vecteur de la standardisation du kréol.
Ce ne fut pas sa seule première. Jacques Rivet avait consenti à ce que je fasse mes études universitaires parallèlement ; j’étudiais les sciences sociales avec un accent particulier sur les sciences cognitives et la sociolinguistique. C’est dans ce contexte que je décidais d’user de la graphie kréol pour citer un locuteur créolophone dans un de mes articles.
Cette graphie était alors usitée seulement par les activistes de Lalit. Jacques me fit quérir et m’interrogea longuement sur l’intérêt de ma démarche, sachant qu’il aurait à assumer cette orientation peu conforme aux préférences francophones de la bourgeoisie créole. Je lui expliquais que le kréol en tant que langue était là pour durer et qu’il fallait que son usage puisse être standardisé, à l’écrit plus particulièrement.
Après cinq jours il me rendit les articles académiques de Rada Tirvassen et de Robert Chaudenson que je lui avais prêtés. « Avec ta maîtrise du Français, ça passera plus facilement. Mais il faudrait que d’autres encore puissent écrire ainsi en kréol », me dit-il. Mon collègue Nazim Esoof, qui avait aussi étudié la linguistique à la Réunion, ne se fit pas prier et me prêta main forte. Jacques Rivet, qui avait choisi d’œuvrer en faveur du Mauricianisme, allait ainsi permettre que son journal devienne un vecteur de la standardisation du kréol. Même si ce fait est très peu connu et célébré, il importe de rappeler cette première surtout à ceux qui ont un intérêt académique pour le kréol.
Quand Dayal menaçait d’achever financièrement Le Mauricien
Le troisième récit nous renvoie à nos dénonciations très documentées de l’ancien commissaire de police, feu-Raj Dayal, pour des faits dont le juge Sik Yuen finira par confirmer la nature délictueuse. Toutefois, avant que le gouvernement n’ordonne une enquête menant au rapport du juge, Raj Dayal m’avait intenté un procès, conjointement et solidairement avec le rédacteur-en-chef et le directeur du journal. Montant de la réclamation : Rs. 25 millions !
Dans les années 90, un tel montant aurait achevé financièrement Le Mauricien. Cette perspective ne rendit pas mes collègues particulièrement solidaires, et certains se montrèrent même assez hostiles. Aussi je proposais à Jacques de démissionner ou d’envisager mon retrait temporaire en attendant que l’affaire passe en cour suprême. « Hors de question ! », me dit-il. « J’ai vu tous tes documents, c’est du solide. On va se battre. Tu continues ton boulot. C’est moi que ça regarde », poursuivait-il.
Finalement, le jour où l’affaire allait être prise sur le fond, l’avocat de la défense annonça au juge Matadeen, qui avait déjà pris son siège, que son client avait décidé… de retirer l’affaire ! Au-delà du soulagement, ce coup de théâtre nous faisait réaliser que nous avions touché le talon d’Achille de Raj Dayal. Effectivement, le rapport du juge Sik Yuen acheva de pousser le commissaire indélicat vers la sortie.
Au décès de Raj Dayal, Le Mauricien évoqua le fameux rapport du juge Sik Yuen. Toutefois, le journal s’abstint de mentionner que c’était Le Mauricien qui avait mené cette longue enquête avec les preuves que le commissaire avait saucissonné le contrat de renouvellement de motos pour ne pas passer par la procédure d’appels d’offres. C’était, pour votre serviteur la confirmation que la rédaction de Le Mauricien se souciait peu désormais du courage dont avait fait montre Jacques Rivet pour tenir tête à Raj Dayal et en même temps vaincre le doute qui s’était emparé de son personnel.
Cette confirmation nous renvoie à un fait antérieur au décès de Raj Dayal. Comme certains de nos lecteurs le savent, même si j’avais quitté le journalisme en 1997 pour entamer une deuxième carrière dans le domaine de la communication des organisations, je manifestais ma fidélité au journal Le Mauricien en participant de temps à autre à sa page Forum. Je n’ai pas envisagé avec Jacques quelque forme de contribution régulière rémunérée ; il respectait ainsi le fait que je sois amoureux de ma liberté, comme moi je respectais sa volonté d’un journal indépendant. Il était hors de question que je contribue un tant soit peu à un soupçon d’amalgame avec un de mes clients, alors qu’un autre n’a pas hésité durant des décennies, par le biais de prétendues analyses socio-politiques, à promouvoir l’agenda politique des patrons de conglomérats qui l’entretenaient.
BAI : quand la presse fit la démonstration de son incurie
Ce quatrième récit a donc trait au complot menant au démantèlement de la BAI, à la dépossession de Dawood Rawat et la spoliation de ses biens et ceux des membres de sa famille. Alors que les ministres Lutchmeenaraidoo et Badhain s’enorgueillissait de cette issue fatale face à la presse, celle-ci relayait la propagande gouvernementale sans aucune forme de vérification. C’est ainsi que votre serviteur se fit le devoir d’apporter, par une analyse divergente, le bémol au concert d’indignation de la foule ignorante. A l’heure où la majorité des journalistes – dont ceux de son entreprise de presse – s’engouffraient dans la voie de la facilité, au mépris des règles déontologiques régissant la profession, Jacques Rivet prit donc la décision de publier une opinion dissidente. Il fut conforté dans sa décision en sachant que je n’avais aucun lien personnel ou professionnel avec Dawood Rawat et aussi en lisant les propos d’Anil Gujadhur dans L’Express dans la même foulée.
Ces deux mises en perspective furent toutefois peu suffisantes pour inciter la profession à davantage de modération, et surtout de circonspection dès que leurs informations proviennent du personnel politique ou des directeurs d’institutions qui leur sont redevables pour leurs nominations. Pire encore : l’individu qui gère désormais l’information du journal Le Mauricien s’improvisa au branding farfelu des opérations policières. Se montrant incapable de retenue, cet impuissant de la langue qui n’a jamais pu féconder la moindre pensée structurée, allait faire étalage de ses réelles aptitudes au harcèlement à partir de faits infondés : le Ponzi allégué relevait de l’ersatz et les faits reprochés aux filles du patron de la BAI n’ont pas abouti devant la justice. Le seul élément factuel dont il reste à rendre compte c’est la curée qui s’ensuivit. Les actions en justice qu’intente Dawood Rawat nous en indiqueront les charognards.
A l’heure où la majorité des journalistes – dont ceux de son entreprise de presse – s’engouffraient dans la voie de la facilité, au mépris des règles déontologiques régissant la profession, Jacques Rivet prit la décision de publier une opinion dissidente.
Pour l’auteur de ces lignes, il était évident que Jacques Rivet était dans un état où il ne pouvait plus affirmer l’autorité morale qu’il avait su incarner jusque là. Incapable de lui faire de la peine et de l’accabler de reproches au moment où il avait besoin de se battre pour sa santé, nous avons seulement choisi de ne pas nous porter caution de cette déviance. Cette tribune ayant trait à l’affaire BAI fut donc ma dernière contribution au journal Le Mauricien. En revanche, nous avons entretemps choisi aussi, en créant Indocile, de reprendre et de porter le flambeau de ce journalisme pratiqué sous sa tutelle.
Perpétuer l’œuvre…
En ces temps où la presse donne à jouir de pipis de chat qui se lisent en une minute, même ceux qui ont fait les grandes écoles s’épuisent que l’on excite leur cortex au-delà de trois minutes. Jacques Rivet appréciait, lui, les articles bien documentés issus de ce journalisme fait de la rigueur de la vérification, du scrupule dans l’exercice de l’équité, et de l’usage d’un langage efficace par sa précision. C’est ce journalisme que nous pratiquons fièrement chez Indocile.
Ainsi, l’hommage que nous rendons à Jacques Rivet est d’ordre perpétuel : il nous importe de revendiquer, autant et peut-être même plus qu’il ne l’aura pu, cette indépendance qui fait qu’une publication ne puisse être inféodée aux intérêts du capital,comme il n’a pas à se soumettre aux boucaniers et autres flibustiers engagés en politique.
Adieu donc Jacques Raoul Rivet. Nous sommes mortels mais, pour peu que nous consentions à ce que nos œuvres dépassent nos personnes, elles peuvent être transmises et, ainsi, demeurent.
Joël TOUSSAINT
[1] Les deux hommes ont le prénom ‘Raoul’ en commun.
[2] Une Golf GTI aux couleurs du Vatican avec le pommeau de sa boite de vitesse en forme de balle de golf. Un détail qui fera sourire ceux qui l’auront connu de près.