Temps de lecture : 7 minutes
De tous les ministres du nouveau gouvernement français, c’est la nomination d’Éric Dupond-Moretti qui retient l’attention du monde médiatique et politique. Certes, le microcosme journalistique parisien s’est intéressé initialement à l’influence de Nicolas Sarkozy dans la nomination de Jean Castex au poste de Premier ministre, mais très vite l’attention de ce cercle s’est portée sur le plus célèbre des pénalistes français car, sur les réseaux sociaux la résistance s’organisait, avec le syndicat des magistrats d’une part, et d’autre part, les internautes opposés à Macron qui n’avaient pas tardé à retrouver ces extraits où l’avocat écartait toute éventualité d’un engagement politique. Si Éric Dupond-Moretti n’a pas tardé non plus à faire taire la polémique et à rassurer les magistrats, une étude plus attentive de ses propos montre un engagement personnel non-équivoque dans cette prise de fonction politique. Et ceux qu’il entend combattre ne se trompent pas car, Marine Le Pen et Gilbert Collard sont bien montés aux créneaux des vieilles forteresses du racisme français.
Certes, au niveau de la presse grand public en France, c’est le côté caricatural du personnage qui aura pris le dessus. Rattrapé par ses vieux propos où il affirmait sur LCI : « Ce serait un bordel mais alors… Personne n’aurait jamais l’idée sotte, incongrue, saugrenue de me proposer cela et moi même je ne l’accepterais jamais ». C’est ce qui lui a aussi valu d’être chahuté à l’Assemblée lors de sa première réponse en qualité de ministre. Mais il s’en est tenu à la ligne de son discours prononcé au moment où il prenait les clés de son ministère mardi.
« Je veux adresser un message bienveillant à toute la famille judiciaire, magistrats, greffiers, membres de professions réglementées dont je recevrai tous les représentants. Je serai le Garde des sceaux du dialogue et j’accepterai la contradiction dont j’ai toujours été le fervent défenseur » : Mardi, Place Vendôme, le siège du ministère de la Justice, l’essentiel est dit. Ce n’est pas l’Union syndicale des magistrats (USM), le syndicat majoritaire de la profession, qui devrait craindre la nomination d’Éric Dupond-Moretti comme s’il s’agissait d’une « déclaration de guerre ».
Il a, dit-il, des amis magistrats, qu’il « respecte » parce qu’ils sont « humains, indépendants et gourmands du contradictoire ». Au-delà de cette formule de bon aloi, il cite Casamayor, qui est en fait le pseudonyme du magistrat Serge Fuster, mort en 1988. Casamayor, ancien chroniqueur au journal Le Monde est aussi l’auteur de nombreux livres critiques sur le fonctionnement de la justice, notamment la justice politique.
L’intervention de Dupond-Moretti n’a pas servi à seulement rassurer les magistrats. Même Jean-Luc Mélenchon est venu déclarer qu’il avait envie de « faire le pari de le croire ». Sur son blog, Mélenchon s’est montré sensible à certains éléments du discours du nouveau ministre : « que les enquêtes préliminaires restent préliminaires et ne soient pas éternelles comme c’est, hélas, parfois le cas », la présomption d’innocence et le secret de l’instruction, « restaurer le secret professionnel des avocats ».
On se souviendra que le chef de file de la France Insoumise (FI) avait eu des échanges très vifs et fortement médiatisés avec le pénaliste qui avait représenté avec succès les policiers qui avaient porté plainte contre les cadres de la France Insoumise à la suite d’une perquisition des locaux de cette formation politique. Or, l’administration de Nicole Belloubet, la prédécesseure de Dupond-Moretti, avait initié une nouvelle procédure au motif que des tiers, en l’occurrence la FI, ne pouvaient s’acquitter de ce règlement. Et Jean-Luc Mélenchon est ainsi venu demander au nouveau ministre de la Justice de mettre un terme à l’acharnement dont son parti et ses dirigeants font l’objet depuis trop longtemps.
Au bout du compte, tout le monde semble faire crédit à « Acquitator », l’avocat qui compte 145 cas d’acquittement dans sa carrière de plus de trois décennies. A l’opposé, au Rassemblement National, on fait plutôt grise mine depuis l’annonce de cette nomination inattendue. « À la Justice est nommé un militant d’extrême gauche qui souhaite l’interdiction du RN, premier parti d’opposition. Ça promet… », a twitté Marine Le Pen. « Nommer ce tank vociférateur dans un ministère d’équilibre, de neutralité, où les intérêts des avocats, des magistrats, des personnels pénitentiaires, des victimes, des justiciables, dans un équilibre de respect permanent, doit être organisé, […] c’est une folie », a tonné pour sa part l’avocat frontiste Gilbert Collard. Pour quels motifs cette nomination pourraient-elles agiter à ce point l’extrême droite française ?
Ministère de l’anti-racisme et des droits de l’homme
Les craintes des dirigeants du parti d’extrême droite se cristallisent autour des déclarations antérieures de Dupond-Moretti, en particulier ses propos à Léa Salamé en mai 2015 (voir vidéo plus bas) quand il considérait que la formation des Le Pen était contraire aux lois républicaines et qu’il fallait l’interdire. C’est au cours de ce même entretien sur France Inter qu’il donnait raison à Christine Taubira, alors garde des sceaux, considérant que ses seuls torts pour les réformes qu’elle avait engagées étaient d’être « une femme, d’être noire et de gauche ».
On comprend ainsi que l’ancien numéro deux de la formation lepéniste, Bruno Gollnisch, ait lui aussi réagi ; l’ancien élu lyonnais invitant même Eric Dupond-Moretti à revenir sur ses propos sur le RN : « C’est extravagant. Comment peut-on se prétendre le défenseur des droits de l’homme et des libertés et demander l’interdiction d’une organisation politique parfaitement respectueuse des institutions ? Il y a un côté un peu zozo ».
Wallerand de Saint-Just s’insurgeait lui aussi : « Comment peut-on nommer quelqu’un qui a craché sur des millions d’électeurs et d’électrices du Rassemblement national ? Quand on est ministre, on se doit de rassembler la population, à plus forte raison quand on est ministre de la Justice. Comment accepter de se couper de 25% de la population ? Interdire une formation politique, c’est du fascisme ».
Toutes ces réactions s’éclairent aujourd’hui à la lueur des propos tenus par le nouveau ministre au moment de la passation de pouvoir entre lui et sa prédécesseure, Mme. Belloubet. Le ministre de la Justice a, en effet, mis une note très personnelle sur la fin de son discours : « Je serai un garde des sceaux de sang mêlé, mon ministère sera aussi celui de l’antiracisme et des droits de l’homme ». L’avocat pénaliste français, né à Maubeuge le 20 avril 1961, ajoutait : « Je pense en particulier à ma mère qui a quitté son pays d’origine pour fuir la misère et pour arriver ici dans ce grand pays. Elle est devenue une française de préférence et La Marseillaise la fait pleurer ».
Le discours était bref, avec des formules particulièrement soignées. Pour ces propos très personnels signifiant son engagement politique, Eric Dupond-Moretti a bien tenu à souligner qu’il s’agissait de son dernier mot… Les frontistes semblent avoir compris que, rendu à ce niveau, l’affaire serait non-négociable.
Le verbatim du discours d'Eric Dupond-Moretti « Madame La Ministre, Chère Nicole, vous venez de me remettre les sceaux, en quelque sorte les clefs de ce grand ministère régalien (inaudible) Dans quelques instants je mettrai entre parenthèses mon métier d’avocat que j’ai passionnément aimé et que, bien sûr, je continuerai à aimer. Pendant près de 36 ans, j’ai sillonné la France dont je connais tous les tribunaux. Ah, je le confesse, je n’ai pas de la justice une connaissance technocratique. Je la connais humainement, je la connais intimement, je la connais, Nicole, charnellement. Dans ce long parcours, j’ai vu le meilleur et le pire. Le chagrin de victimes dévastées, le désespoir d’hommes injustement condamnés. J’ai rencontré de très grands magistrats devant qui j’ai eu l’honneur de plaider, je les respecte, j’entretiens avec eux des rapports d’amitié ; ils sont humains, indépendants, gourmands du contradictoire. De ces femmes et de ces hommes qui en quelques mots vous réconcilient avec l’idée même de la justice, « une chaleur de l’âme » disait Albert Camus. J’ai également touché du doigt les conditions de travail déplorables dans lesquelles se débattent quotidiennement magistrats et greffiers. Je ne suis pas un homme politique, je viens de la société civile, je devrais même dire de la société pénale. J’aurais pu tranquillement attendre l’heure de la retraite, même s’il nous faut travailler un peu plus, mais j’ai décidé de m’engager auprès d’un homme courageux le Président de la République qui veut améliorer la justice de notre pays. Casamayor, que tous les magistrats connaissent ici, a écrit que la justice était une erreur millénaire qui voulait que l’on ait attribué à une administration le nom d’une vertu. La justice a donc évidemment toutes les qualités d’une administration, elle en a hélas parfois quelques défauts. Oui, Madame la Ministre, oui Mesdames et Messieurs, la justice peut-être améliorée. D’ailleurs la France dans le classement des pays les plus condamnés par la CEDH occupe la 12e place sur 47 pays. La plupart de nos condamnations intervenant à raison de procès inéquitables. Je ne fais de guerre à personne, je veux avec vous garder le meilleur et changer le pire. J’entends, bien sûr dans le dialogue et la concertation, faire évoluer la magistrature dans le sens d’une plus grande ouverture sur la société et remettre à plat l’ordonnance de 58. Je veux avancer sur un projet qui me tient à coeur, l’indépendance de la justice, je souhaite être le garde des sceaux qui portera enfin lors d’un Congrès, la réforme du parquet tant attendue. Je veillerai à ce que les enquêtes préliminaires restent préliminaires et ne soient pas éternelles comme c’est, hélas, parfois le cas ; je vais demander à la direction des affaires criminelles et des grâces de me faire des propositions en ce sens. Il convient de trouver un juste équilibre entre l’efficacité de l’enquête et le principe du contradictoire sans lequel la justice n’est rien. Je souhaite également que nous travaillions ensemble sur la présomption d’innocence et le secret de l’enquête. Bien sûr les journalistes sont associés à ses réflexions. La justice ne se rend pas dans la rue, ni sur les réseaux sociaux, ni dans les médias et l’honneur des hommes pas plus aujourd’hui qu’hier ne mérite d’être jeté aux chiens. J’entends également, et c’est une volonté forte du Président de la République, mettre en place une justice plus proche des citoyens. Meilleur accueil des victimes, je compte réunir l’ensemble des procureurs généraux rapidement pour échanger sur ces questions. Est-il admissible aujourd’hui qu’une victime ne soit pas systématiquement entendue ? Je compte porter avec détermination ce que vous avez commencé : la PMA, le parquet européen, la réforme de l’ordonnance de 45 pour moi absolument essentielle. Je veux restaurer le secret professionnel des avocats. Bien sur je n’oublie pas la condition pénitentiaire. Je pense aux prisonniers, à leurs conditions de vies humaines et dégradantes, je pense bien sûr aux personnels de l’administration pénitentiaire que j’assure de mon indéfectible soutien et à qui je réserverai dès cet après midi ma première visite de ministre. Je veux adresser un message bienveillant à toute la famille judiciaire, magistrats, greffiers, membres de professions réglementées dont je recevrai tous les représentants. Je serai le Garde des sceaux du dialogue et j’accepterai la contradiction dont j’ai toujours été le fervent défenseur. Madame la Ministre, chère Nicole, je vous souhaite le meilleur pour votre vie à venir ; vous serez, mais je vous l’ai déjà dit, bien sûr toujours la bienvenue et les portes de ce ministère vous seront toujours ouvertes. Ce moment, Madame la Ministre, Mesdames et Messieurs, est pour moi vertigineux. J’appréhende cette tâche avec humilité, mais maintenant pour moi la parole est aux actes. Avant de me taire un dernier mot, je pense bien sûr aux miens, à ceux qui j’aime et qui me sont proches. Je pense en particulier à ma mère qui a quitté son pays d’origine pour fuir la misère et pour arriver ici dans ce grand pays. Elle est devenue une française de préférence et la marseillaise la fait pleurer. Je serai un garde des sceaux de sang mêlé, mon ministère sera aussi celui de l’antiracisme et des droits de l’homme. Merci à tous ».