Ellul et la société technique mauricienne (III)

Vous avez aimé cet article, vous pouvez le partager. Merci d'en faire profiter à d'autres.

Temps de lecture : 9 minutes
Jacques Ellul (1912 – 1994) était sociologue et historien du droit

« L’État va se rencontrer avec d’autres méthodes : depuis la fin du XVIIIe siècle, progressivement, avec toutes les techniques, puis avec le phénomène technique lui-même. Cette conjonction entre la technique et l’État est, de très loin, le phénomène le plus important au point de vue politique, social et humain de l’histoire. (…) Il est étonnant que l’on s’attache encore à des études de théories politiques ou de partis politiques n’ayant plus d’importance qu’épisodique, et qu’on passe à côté du fait qui explique, sans exception, la totalité des événements politiques modernes, et qui permet de déceler la ligne générale de notre société, beaucoup plus sûrement qu’une pénible remise à jour de Marx (qui n’a pas connu le fait) ou une théorie spiritualiste, comme fleurissent les utopies. (…) » — Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, réédition de 2008, p. 244.

« La propagande est bien moins une arme politique d’un régime (ce qu’elle est aussi !) que l’effet d’une société technicienne qui englobe le tout de l’homme, et qui tend à être une Société tout à fait intégrée. Elle est l’aspect le plus intérieur, le plus incertain aussi, pour le moment, de cette tendance. (…) La bonne volonté civique et technicienne et l’enthousiasme du mythe social, créés par la propagande, auront résolu définitivement le problème de l’homme » — Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990, pp. 13-14.

Force est de constater que l’articulation entre la question de la sociogénèse de l’État technique mauricien et le système ellulien constituera un véritable tour de force pour qui saura la systématiser. Elle relèverait d’un effort tout à fait novateur dans l’histoire de notre pensée politique. Je ne prétends cependant pas, dans le présent article, jeter les fondements d’une étude complète dédiée à cette interactivité. Ce papier s’entend — bien davantage qu’une analyse en elle-même — comme une bouteille à la mer : l’espoir de porter une lecture systémique alternative au récit vétilleux que nous propose une certaine exégèse universitaire sociologique. Laquelle, faut-il le rappeler, ne souffre que peu de contestations estudiantines, tant elle recèle un impressionnant potentiel hégémonique et s’appuie sur des assises puissantes de « facteurs de légitimité » institutionnelles. Jacques Ellul, comme en son temps Georges Sorel[1], offre l’avantage d’une respiration intellectuelle peu audible dans des cénacles réticents à toute altérité interprétative, à toute « herméneutique » prônant une explicite différenciation d’avec les écoles de pensée dominantes de la contemporanéité politique. Faire un pas de côté, ce que les Grecs appelaient une « épochè », est à toute fin utile ; décloisonner la pensée ne peut être que vertu. « Amicus Plato sed magis amica veritas », leur répondaient en latin les légataires médiévaux d’Aristote. J’aime Platon, mais je chéris mieux la vérité. De là à affirmer qu’Ellul ferait écho à ce bel adage en affirmant qu’il aime Marx, mais qu’il chérit mieux la vérité… il n’y a qu’un pas. Et il franchit allègrement le Rubicon !

La rencontre entre le système technicien et l’État contemporain

Ellul — loin de mettre au placard les idées générales qui structurent les sociétés politiques — n’est pas dupe. Ici, il ne s’exonère des généralités abondamment documentées que pour mieux les appuyer par une analyse directe avec la technique. « Il y a des causes multiples » à la rencontre de l’État et de la technique, explique-t-il, mais « nous ne retiendrons pas les causes générales : mouvement des idées, démographie, nationalisme et colonialisme, influences des finances sur l’État, etc., toutes ces choses qui sont bien connues et qu’il est aisé de trouver expliquées dans les livres[2] ». Ellul s’attache à aller au cœur des problèmes de la contemporanéité tels qu’il les décèle : de nature technique. Et il distingue de la propagande, outil de l’État technique pour asservir avec de nouveaux moyens des masses heureuses de leur captivité, la technicité de l’État lui-même. « L’État s’est donc rencontré avec la technique dans un bien autre cadre que celui traditionnel », écrit-il. « Comment s’est opérée cette rencontre ? »

Cette conjonction entre la technique et l’État est, de très loin, le phénomène le plus important au point de vue politique, social et humain de l’histoire”.

Jacques Ellul – La Technique ou l’enjeu du siècle

Ellul donne trois explications structurantes aux causes de la rencontre consubstantielle de l’État et de la technique. Premièrement, le contrôle par l’État des initiatives techniques des parties privées qui concernent in fine la collectivité. Deuxièmement, la cherté des applications techniques qui nécessite la mobilisation de capitaux importants. Enfin, l’approfondissement du caractère « national » de l’État qui ne se voit plus que par le prisme de « l’État-nation ».

La première explication est de nature éthique et juridique pour l’État. Elle est justifiée par le recours au monopole de la violence pour le maintien de la sécurité et, subséquemment, de la liberté entre les citoyens, communément admis depuis Hobbes. Le tout dans une vision purement contractualiste. Il concerne la généralisation de l’utilisation des « techniques employées par les particuliers, dans des domaines où l’État n’avait encore jamais pénétré » (religion, transports, assistance aux personnes…) et qui, dès le XVIIIe siècle, ne laisse pas indifférente la puissance publique : « il serait inimaginable de laisser aux mains des particuliers les instruments vraiment efficaces, comme l’énergie atomique ». Aussi, « celui-ci est bien obligé, par le simple progrès technique, d’étendre ses pouvoirs » à des fins de contrôle du développement, par des parties privées, de ces techniques qui peuvent menacer la tranquillité de la collectivité. Fût-il libéral ou non.

Par chez nous, le comptable (et expert avec cela) n’ira jamais lire les Vies illustres de Plutarque que pour retenir quels avantages fiscaux César eût pu lever en conquérant la Gaule. Dans l’hypothèse où, bien sûr, il ait entendu parler de Plutarque et de Gaule, ce qui n’est pas d’une évidence criante.

La deuxième est de nature économique et fiscale. Elle est déduite empiriquement du fait que « l’application des techniques coûte cher » et « il est petit à petit exclu que ce soient des capitaux personnels, familiaux, qui, même concentrés, puissent répondre aux exigences techniques ». Rappelons qu’Ellul écrit cela en 1954 et que la force de frappe des entreprises éminemment techniques que sont les anciennes start-ups, devenues multinationales, issues de la Silicon Valley, n’existaient pas encore. Le temps est encore à la menace atomique et à la Guerre froide, même si Ellul comprend déjà la modélisation des structures de l’État sur celles des multinationales[3]. « L’accroissement des prix dans les domaines techniques est peut-être aujourd’hui sans exemple, même dans l’histoire proche », Ellul donnant le prix d’un avion B. 47 Stratojet qui « revient à peu près à quatre milliards [de francs] l’exemplaire ». Assurément, même si le transfert des capitaux s’est opéré au profit de holdings macrocéphales et de fonds spéculatifs transnationaux (dans la grande poussée de la dérégulation financière des années 1980 à l’aube des « trente piteuses »), il semble que des problèmes demeurent à la portée de l’État, « au point de vue argent et au point de vue puissance ».

La troisième enfin est de nature historique et politique : « L’État se considère comme l’ordonnateur et le précepteur de toute la nation. Il prend sur lui la vie de la nation. Il devient État-nation ». Sans doute pourra-t-on affirmer que l’État-nation n’a pas attendu la technique pour se former, mais celle-ci accélère et approfondit ce mouvement de fusion réciproque. « Constatons simplement que l’État cherche à organiser la vie nationale, à régir les collectivités (…), à modeler la société individualiste que le XXe siècle représente (…). Et puis il y a l’influence des théories socialistes et autres, mais qui toutes font appel à l’État pour obtenir plus de justice et d’égalité ».

Ellul, qui demeure fidèle à son logiciel marxien dont il ne démord pas dans l’esprit, voit tout de même que « l’économie conditionne plus ou moins la création de l’État-nation », mais il fait déborder le cadre conceptuel classique de la théorie marxiste pour la porter à une autre échelle : « Les problèmes économiques sont devenus des problèmes de civilisation : la relation entre cette économie et toutes les autres activités de l’homme, ne peut plus être empirique (…). Or ce problème d’adaptation de la société à l’économie est un problème technique, c’est-à-dire un problème qui ne trouve de solution que dans un certain agencement, par l’intermédiaire d’appareils et de mécanismes sociaux, [où] seul un pouvoir supérieur, limité par rien, ayant tous les instruments en mains, peut procéder à cette adaptation ». En somme, on l’aura compris, la technique : autonome, supérieure et totale.

Et l’État mauricien dans tout cela ?

Jadis, un Mauricien connu de tous, « naguère ingénieur-sucrier (appartenant) aujourd’hui à l’administration des téléphones et de l’électricité[4]», écrivit un certain Sens-Plastique en 1948 ; comme une sorte de poussée héroïque, une résistance face à un esprit technique total… par un technicien lui-même. « La ballerine ne danse que par sections successives de son corps en arpège. Dans tout le champ naturel, l’eau en mouvement seule danse de tout son corps à la fois », écrit le poète des aspirations supérieures. Spéculons que de Chazal, qui voulait faire que « les garçons et les filles de l’île Maurice de l’an 2000 [fussent] très éveillés[5] », soit parmi nous.

Quelle infime partie de son regard ne nous ferait pas passer pour des précieuses ridicules d’un genre nouveau — celles d’un monde infatué de spécialisations et de techniques ? Nous qui traitons, avec un souverain mépris, la culture générale à proportion de son inutilité pratique et de son inefficacité appliquée, évidemment bardés que nous sommes de diplômes certifiant l’acquisition de compétences spécifiques ? Par chez nous, le comptable (et expert avec cela) n’ira jamais lire les Vies illustres de Plutarque que pour retenir quels avantages fiscaux César eût pu lever en conquérant la Gaule. Dans l’hypothèse où, bien sûr, il ait entendu parler de Plutarque et de Gaule, ce qui n’est pas d’une évidence criante.

En politique désormais, égrener ses diplômes n’est plus seulement un appui à la légitimité d’un savoir, mais la qualification du savoir lui-même.

L’État mauricien est tout composé de cette engeance créée pour subodorer des techniques managériales, des seuils de rentabilité et des normes vaseuses plutôt qu’une hauteur de vue normalement propre aux chefs d’État. Il est l’enfant choyé de cette conception ellulienne du système technicien ; il ne cesse de regarder du côté de Singapour pour mieux y voir l’application de techniques devant lesquelles il se pâme. Un double en plus efficace, autrement dit : un double en mieux. Peu sont ceux qui ne ploient guère devant ce qui paraît être une évidence légitime, mais qui procède pourtant d’un endoctrinement constant. Une propagande qui fait qu’en politique désormais, égrener ses diplômes n’est plus seulement un appui à la légitimité d’un savoir, mais la qualification du savoir lui-même. Ainsi M. Bhadain peut-il affirmer, le 29 janvier 2021 au micro de deux journalistes, qu’en tant qu’avocat, expert-comptable, F.C.C.A., G.C.S.K., et chef d’un parti réformiste, sa parole politique est dotée d’une crédibilité sans nulle autre pareille. Politique, non ; technique, sans doute, et cela n’est jamais que qualifiable empiriquement. La confusion est bien vite faite. Les aspirants chefs de l’État sont d’abord de solides techniciens, dont l’élan politique lui-même est devenu, en substance, tout « technique ».

En février 1963, Malcolm de Chazal relate dans Advance sa rencontre avec M. Kenneth Allsop, « grand journaliste londonien (…), quelqu’un avec qui causer ». À sa question, « Ne pensez-vous pas que la violence n’est plus un moyen pour les États d’atteindre leurs buts ? », le Britannique lui répond : « C’est le paradoxe ironique de notre temps que l’État moderne a sous sa domination toutes les merveilles techniques et ne les utilise que tel un homme des cavernes avec sa massue »[6].

En juillet de la même année, de Chazal propose la création d’un sénat qui, à la différence du sénat français ne se voulant « uniquement technique, en marge de la politique, comme un organisme autonome », « sera l’organe de coordination entre l’économique et la politique »[7]. Intuition fulgurante, qui nous parle encore plus d’un demi-siècle après ; un recours à la maîtrise de la politique plutôt qu’à sa technique : « Nul ne peut redevenir enfant une fois qu’il est devenu adulte », écrit-il en 1965. « Le mieux qu’il puisse faire, c’est de redevenir comme un enfant. Retenez ce comme. Car l’enfant manque de maîtrise. L’adulte qui peint comme un enfant retrouve la peinture de l’innocence et en plus la maîtrise. Point la technique, mais la maîtrise. C’est mon cas ! »[8].

Gageons qu’il n’ait pas prêché dans un désert. C’est là lui faire honneur que de nous rendre enfin maîtres de notre destin politique, et non plus esclaves d’une technique qui, en définitive, enchaîne bien mieux qu’elle n’émancipe.


[1] Si le lecteur est piqué par l’envie d’aller voir du côté de la pensée de Georges Sorel, les Cahiers Georges Sorel, depuis les années 1980, dirigés par M. Jacques Julliard, entretiennent la vivacité de cet intellectuel. Sorel fut un penseur capital du socialisme de la seconde moitié du XXe siècle, héritier de Proudhon et de bien d’autres intellectuels.

[2] Ellul, Jacques, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, réédition de 2008, p. 243. Le reste des citations extraites de l’ouvrage d’Ellul sont subséquentes à cette première, et se réfèrent aux pages 243 à 247.

[3] « [L’État] est alors appelé à modifier et rationaliser ses systèmes d’administration, de justice, de finances sur le modèle des grandes entreprises commerciales et industrielles. C’est par exemple ce que met en lumière M. Pasdermaidjan dans son livre sur le gouvernement des grandes organisations. Il montre en particulier qu’une administration, civile ou militaire, d’État ou industrielle, repose sur les mêmes données d’organisation technique si l’on veut qu’elle soit efficace. Ne pas suivre ces principes, c’est seulement condamner cette administration à être dépassée par les entreprises privées ». Voir : Ellul, Jacques. Op. cit., p. 257.

[4] Chazal (de), Malcolm. Sens-Plastique, préfacé par Jean Paulhan, Paris, Gallimard, 1948, p. VII.

[5] Chazal (de), Malcolm. L’Île du Dodo en l’an 2000, 7e feuillet du manuscrit, rassemblés par M. Robert Furlong, président de la Fondation Malcolm de Chazal. Voir : Furlong, Robert. « Introduction à l’œuvre de Malcolm de Chazal à partir du manuscrit L’Île du Dodo en l’an 2000 », Cahiers manuscrits, 2, 2014.

[6] Chazal (de), Malcolm. « Avec Kenneth Allsop à l’Hôtel du Chaland », Advance, 4 février 1963.

[7] Chazal (de), Malcolm. « En marge de l’indépendance – Pour la création d’un sénat mauricien », Advance, 17 juillet 1963.

[8] Chazal (de), Malcolm. « Après une exposition (II) », Advance, 11 mai 1965.


Vous avez aimé cet article, vous pouvez le partager. Merci d'en faire profiter à d'autres.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.