Drogue : Des mules et des leurres au marché des dupes

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Eliminée ou disparition organisée?

Blessings Tafadzwa Marufu, une Zimbabwéenne présentée comme celle qui aurait recruté les quatre passeuses zimbabwéennes appréhendées à Maurice en octobre dernier, aurait été assassinée en Chine, selon des journaux Zimbabwéens. Au-delà de la véracité ou non de la nouvelle, ces recrutements réguliers de ressortissants du Zimbabwe pour alimenter le marché mauricien rappellent ceux des Sud-Africains entre 2000 et 2011, jusqu’à l’arrestation du chef de la police sudafricaine, Jackie Selebi, et celle de Sheryl Cwele, l’épouse de Siyabonga Cwele, le ministre alors chargé de la Sécurité de l’Etat. Ces passeurs Sud-Africains livrés par les services sud-africains pour être appréhendés par l’ADSU, la brigade anti-drogue mauricienne, servent leurs longues peines dans les geôles mauriciennes, désormais sous la supervision de Vinod Appadoo, l’ex-patron de l’ADSU.

Les quatres Zimbabwéennes recrutées par Blessings Tafadzwa

Tafadzwa faisait-elle l’objet d’une traque depuis l’arrestation des quatre mules zimbabwéennes à Maurice ? A Harare, les journalistes qui publient la nouvelle de l’assassinat évoquent une source, Nickson Museyamwa, qui pistait Tafadzwa depuis l’arrestation de Mudembo Mercy, Lisa Takudzwa, Tanaka Mitchel, et Patience Sami, âgées entre 23 et 31 ans. Ces jeunes femmes avaient ingurgité de l’héroïne pour un poids cumulé de 1,5 kgs, dont la valeur marchande serait de Rs. 22 millions, selon des estimations policières.

Tafadzwa aurait promis des gains importants pour cette mission effectuée sous couvert de participation à une rencontre de nature religieuse. « She is the one who organised those T-shirts they were wearing and told them to lie to custom officials that they were going to a Roman Catholic church conference », selon cette source.

En Afrique du Sud, Tafadzwa a été employée pendant un temps comme secrétaire au sein d’un bureau d’une des nombreuses dénominations chrétiennes de courant protestant de Johannesburg. Elle avait épousé un certain Kenneth Mutsena que l’on donne pour mort, apparemment victime du trafiquant pour laquelle travaillait Tafadzwa.

Découverte, la recruteuse, qui vivait à Gauteng en Afrique du Sud, se serait rendue en Chine. Elle aurait donc, selon les versions publiées dans la presse zimbabwéenne, été éliminée par son réseau. Un Sud-Africain aurait même été aperçu quittant la chambre et n’y serait pas revenu…

De la crédibilité et des crédules

Au-delà des vantardises policières relayées sans questionnements ni perspectives dans la presse généraliste à Maurice, la question du recrutement ramène à l’essentiel du trafic de stupéfiants. La grille d’analyse que nous privilégions demeure celle qui consiste à comprendre qu’il n’y a pas de trafic de drogue sans trafic humain. Comme dans nombre de pays où le trafic donne lieu au discours abêtissant du « combat contre la drogue », la notion du trafic humain pour les administrations et le personnel politique se limite à l’exploitation humaine dans des conditions serviles.

Non, il n’y a pas de trafic humain à Maurice. Les quelques cas de femmes Malgaches que l’on retrouve de temps en temps engagées dans des réseaux de prostitution seraient des faits marginaux, rapidement classés à l’ordre des délits de droits communs. L’attitude répandu du « pas de problème à l’île Maurice » est de temps à autre prise à défaut par des reportages de chaînes étrangères. La presse locale en parlera comme s’il s’agissait d’un spectacle télévisuel sur les activités des bas-fonds mauriciens, un sujet qui reste étranger aux intérêts de ses journalistes embourgeoisés. Bref, ces dispositions psychosociales sont du pain béni pour les parrains qui, en outre, jouissent d’un cadre législatif qui, pour un montant dérisoire, fait passer un passeur pour un trafiquant. Cela, sans même qu’un juge ne sourcille face à ce défaut de définition que lui impose le législateur… Il n’y a pas qu’aux passeurs que l’on fait avaler des boulettes !

Ce défaut sert justement à crédibiliser la police en lui offrant son lot de passeurs à exhiber devant les caméras de journalistes paresseux qui jouissent de l’impunité que leur assurent des responsables éditoriaux ignorants ou complaisants. Tant qu’il y a des crédules, ceux-là sont disposés à divertir leurs lecteurs. Et ainsi fonctionne le système qui fait croire que la réponse consiste à augmenter la sévérité des peines, alors qu’elle réside dans la réduction de la démagogie politique et médiatique.

Le marché des dupes fonctionne avec ses leurres. D’ailleurs, ne serait-ce pas le terme qui conviendrait le mieux pour désigner ces passeurs que les douaniers parviennent à repérer sans trop de difficultés ? Et pour cause ! Imaginez une personne qui n’a pas mangé depuis qu’elle a avalé son colis et qui avance dans l’aérogare autant avec la crainte de se faire prendre que celle d’une rupture de ses boulettes avant la purge. Le fameux « profiling », dont quelques journalistes se gargarisent en empruntant du jargon professionnel des policiers et des douaniers, consiste en fait à observer des irrégularités comportementales pour ensuite les confronter afin de confirmer des soupçons.

La pègre, la police et la politique…

L’île Maurice continue de recevoir son lot de leurres. Malgré sa coûteuse commission d’enquête sur la drogue qui ressemble davantage à une actualisation sensationnelle de l’exercice mené initialement par Sir Maurice Rault. Le rapport qui se concentre sur les questions liées à la répression du trafic des stupéfiants n’offre aucune attention à la question de la toxicomanie et les éléments corrélés tels que les éléments qui expliqueraient les vulnérabilités aux addictions. Le marché, en réalité, repose essentiellement sur ces considérations.

Au-delà de ce que les autorités pourraient considérer comme relevant des sciences sociales ou « des spéculations », le phénomène qui perdure montre que le recrutement est une activité transfrontalière à laquelle certains États ne veulent pas se confronter. Pour Maurice, la pratique révèle une forme de systématisation cyclique intégrant à chaque fois de nouvelles destinations : Afrique du Sud durant la première décennie des années 2000, la France à partir du décret faisant du Subutex une drogue, Madagascar, et maintenant, à nouveau l’Afrique du Sud à partir du chaos introduit par Anil Gayan dans le protocole méthadone.

Sheryl Cwele, l’épouse du ministre Siyabonga Cwele, lors de son procès à Pietermaritzburg en 2011

En nous rendant en Afrique du Sud en 2014 pour essayer de comprendre pourquoi l’escouade des Scorpions, un mix de brigade anti-drogue et de police anti-corruption, avait été dissoute, nos sources nous instruisent de l’affaire Jackie Selebi, l’ancien commissaire de police (décédé en 2015) qui avait été condamné à 15 ans de servitude pénale pour des affaires de corruption. Le principal corrupteur, celui qui balancera le commissaire : Glen Agliotti !

En effet, c’est le même qui, après ses arrangements avec la justice de son pays, s’était installé à Maurice. Assigné comme témoin de la poursuite, Agliotti avait révélé divers paiements, dont certains de plus de 150 000 dollars pour des achats multiples effectués par le commissaire Selebi.

Dans le même temps, les trafiquants recrutent. En ces temps-là, ils ont recours à des personnes qui opèrent comme de véritables agences. Le meilleures cibles : les blanches venant de milieux pauvres qui, compte tenu des préjugés raciaux, n’éveillent pas autant de soupçons que les femmes noires sur des destinations touristiques comme la Paz, Copa-Cabana, Bali… ou l’île Maurice !

Parmi les recruteuses les plus efficaces de ce temps-là : Sheryl Cwele. Elle, c’est l’épouse du ministre Siyabonga Cwele, chargé de la sécurité de l’État. En somme, Siyabonga, c’est le patron du service des renseignements. C’est l’homme qui a les moyens de savoir tout sur tout le monde en Afrique du Sud… et qui parviendra à convaincre les responsables de l’ANC qu’il ne savait rien au sujet de sa femme !

Sheryl Cwele recrute à tour de bras et alimente les filières de leur lot de passeurs. Ses mules sont en majorité des femmes. Selebi ne moucharde pas lorsqu’il se fait prendre et qu’il est accablé par les témoignages d’Agliotti. Sheryl Cwele, pour sa part, poursuit donc ses affaires. Elle s’y prend tellement bien qu’elle finit par se faire épingler là où elle s’y attendait le moins.

Cela fait partie des paradoxes de la société sud-africaine : malgré la gangrène qui affecte le personnel politique et ses nominés, il y a des journalistes qui ne transigent pas avec le sens de la mission de la presse au sein d’une démocratie et quelques responsables des institutions usent de la marge étroite dont ils disposent pour faire fonctionner les lois.

Tessa Beetge dont le témoignage a fait tomber Sheryl Cwele

Que s’est-il passé exactement ? Dans le cadre d’un véritable travail d’investigation menée par Hazel Friedman, entre autres, le témoignage de Tessa Beetge va remonter et mettre en cause Sheryl Cwele. La Sud-africaine incarcérée à Sao Paulo va pouvoir parler grâce au petit coup de pouce discret de Dilma Roussef qui est alors la ministre de la maison civile du président Lula ; c’est le ministère le plus puissant du Brésil, celui qui coordonne l’action de tous les autres ministères. La prison, la ministre-militante de gauche en a fait durant trois ans et l’intitulé du livre de Friedman – Dead Cows for Piranhas – est une allusion bien directe à cette Amérique-Latine qui n’en finit pas d’accueillir des passeurs dans ses prisons. Et l’Afrique du Sud est un de ces pays qui n’a toujours pas signé de traité pour que ses ressortissants puissent effectuer une partie de leur peine chez eux. L’accès de Friedman à la prison s’en trouvera facilité ; Tessa Beetge va alors pouvoir raconter comment Sheryl Cwele, la voisine de ses parents, proposait de lui trouver un emploi à l’étranger et comment elle allait se retrouver avec les 10 kilos de cocaïne qui la mèneront en prison. A la diffusion de ce témoignage, d’autres récits affluent et l’on comprend alors la fonction de Sheryl Cwele au sein de la pègre sud-africaine.

L’affaire est finalement entendu en mai 2011 par le juge Piet Koen à la haute cour de Pietermaritzburg dans le Kwazulu-Natal. Sheryl Cewele écopera de douze ans , de même que son complice, le Nigérian Frank Nabolisa. Siyabonga Cwele, qui a prétendu ne rien connaître des affaires de sa femme, a pu compter sur le mutisme de celle-ci. Mais, il était peu probable qu’il aurait eu à démissionner : ce n’était pas ce type d’affaires qui allait émouvoir un Jacob Zuma dont l’imperméabilité aux scandales était à toute épreuve!

Fin de clap pour Sheryl Cwele ? Ce serait ignorer les ressources inépuisables de la mafia dans les Etats soumis à la corruption. La suite du feuilleton reprend bien loin des protagonistes : le bureau du Procureur avait requis et obtenu de la Cour Suprême une révision de peine à la hausse dans une affaire et, fort de cet aboutissement favorable, renouvelait la requête cette fois contre Cwele et Nabolisa. Les avocats de ce dernier allaient contester cette augmentation en invoquant une irrégularité dans la procédure : le bureau du Procureur ne s’était pas conformé aux dispositions de la section 316B de la Criminal Procedure Act. Celle-ci prescrit un « leave for appeal » devant la cour d’appel comme préalable à la requête de la révision de la sentence à la hausse.

Frank Nabolisa obtient gain de cause. Nous sommes en juin 2013. En juillet, Sheryl Cwele s’engouffre dans la brèche et demande une révision au motif que ses droits constitutionnels ont été lésés. La Cour Suprême aligne onze juges pour entendre cette affaire bien particulière. A la lumière de l’arrêté prononcé en faveur de Nabolisa, les juges vont prononcer une réduction de peine pour l’ex-femme de Siyabonga Cwele. C’était du propre ; au snooker, comme on sait l’apprécier dans les pool clubs du Kwazulu-Natal, la règle est de ne jamais tirer directement sur les boules permises…

Presse et propagande

Le recrutement sur la première phase du cycle sud-africain peut ainsi aujourd’hui être mieux compris. Il y avait une double articulation avec la police sud-africaine dont les dirigeants briefaient leurs homologues mauriciens au titre de l’échange d’informations. Ainsi, au lieu d’intercepter le passeur ou la passeuse avant le départ pour l’étranger, la police sud-africaine informait la partie mauricienne qui se chargeait alors de réceptionner les mules.

Quel intérêt pour la partie mauricienne ? C’est tout bénef ; c’est parfait pour le gouvernement qui tient à faire valoir les mérites de sa politique répressive et c’est en même temps excellent pour la propagande policière. Il suffit d’exhiber quelques mules et la presse généraliste s’en fait l’écho et assure l’emballement médiatique. S’en tenant à la version la plus appauvrie de l’information, et en en omettant ainsi son devoir d’éducation, cette presse déclenche à chaque fois la même réaction populaire imbécile : ces étrangers viennent empoisonner nos enfants, il faut des peines plus sévères, il faut introduire la peine de mort, etc.

Les circonstances suspectes du prétendu décès de Blessings Tafadzwa, en l’occurrence le Sud-Africain qui aurait quitté la chambre de la jeune femme, auraient certainement attiré l’attention de la police chinoise. L’histoire, ne l’oublions pas, se passe dans ce pays qui se targue d’avoir le réseau de vidéo-surveillance tellement complexe qu’il est craint même des Américains.

Mais, on ne retrouve pas dans la presse chinoise cette nouvelle qui s’est répandue dans toute la presse zimbabwéenne. Insolite, car une Zimbabwéenne n’est pas n’importe quel ressortissant Africain qui décède en Chine. Le pays du défunt dictateur Robert Mugabe est, en effet, le pays qui commerce avec la Chine pour divers produits issus de la prospection de minerais, et en particulier le diamant.

L’explication, c’est peut-être Desmond Munemo, le reporter de H-Metro qui la tient. En effet, notre confrère prend soin de faire part d’une théorie selon laquelle la nouvelle de cet assassinat pourrait être un procédé en vue d’assurer une nouvelle identité à Tafadzwa !

A Maurice, le chef du gouvernement rabâche son sempiternel discours de son « combat contre la drogue ». Mais, comme dans la chanson, « quand il n’y en a plus, il y en a encore », les mules arrivent toujours. Les journalistes de la presse mainstream continuent de jouer les ânes avec ceux qui les alimentent des histoires de « profiling » et ils publient les photos qui font réagir la bien-pensance populaire qui voudrait que l’on pende haut et court ces « étrangers qui viennent empoisonner nos enfants ». Le judiciaire, cette crème de l’intelligence appelée à départager les différends, s’honore d’être aveugle… Il l’est vraisemblablement même à son indépendance pour renvoyer les législateurs à leurs devoirs pour une définition plus précise des trafiquants de drogue. Alors, les condamnations tombent : dix, quinze, vingt ans. Pas pour des trafiquants, mais bien pour des « decoys », des leurres !

Au marché des dupes…


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