Anne-Laure Bonnel : « A qui profite la paix ? »

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Temps de lecture : 4 minutes
Anne-Laure Bonnel, un témoignage qui dérange les états-majors politiques, militaires et médiatiques

Anne-Laure Bonnel, reporter qui a documenté la guerre dans le Donbass, explique comment son travail a permis d’attester des exactions des forces ukrainiennes sur la population civile depuis 2014. En brisant ce silence médiatique si longtemps entretenu, elle fait voir au-delà des deux parties belligérantes, au-delà des nombreux intérêts politiques, financiers, militaires et technologiques. Dans l’entretien qu’elle accorde à Indocile, elle fait apparaître la partie négligée dans les considérations politiques, militaires et médiatiques. En posant, encore et toujours, la question qui dérange : à qui profite la paix ?

Vous êtes celle qui a documenté les conflits dans le Donbass huit ans avant la guerre qui a cours actuellement. Quelle était votre intuition en choisissant de filmer les événements qui se produisent là-bas ? Pouvait-on déjà anticiper les événements qui se produisent aujourd’hui ?

Aucune intuition. L’histoire parle d’elle-même. Pour comprendre, il faudrait remonter à la chute du mur (1989). Mais prévoir que cela allait exploser n’était pas bien difficile. Le passé éclaire toujours le présent.

Pour rappel, l’ancien conseiller pour la sécurité du président Carter, M. Zbigniew Brzezinski avait prédit et préparé le « refoulement » de la puissance russe, l’Ukraine devant jouer un rôle décisif : « L’extension de l’orbite euro-atlantique rend impérative l’inclusion des nouveaux Etats indépendants ex-soviétiques, et en particulier l’Ukraine ». Soit : faire basculer dans le camp euro-atlantique un pays plus vaste que la France, doté d’un réseau performant d’oléoducs et d’un gazoduc par où s’écoulait, déjà en 2005, 90 % du gaz sibérien livré à l’Europe1.

Une partie d’échec s’y joue depuis des années : ce n’est un secret pour personne. L’ancien ministre des Affaires étrangères sous Jacques Chirac, Hubert Védrine considérait très tôt que les torts étaient partagés. Je le cite : « Quand je dis que les torts sont partagés, c’est à-propos de l’attitude de l’Occident par rapport à la Russie, d’après l’URSS. Il y a eu une série d’actes du côté américain, une sorte de mépris. Il y a eu une volonté de l’Union européenne de couper l’Ukraine de la Russie et également beaucoup de choses à reprocher du côté russe ».

Nous avons ensuite passé sous silence les accords de Minsk et le quotidien des civils de Donetsk et Lougansk. La boucle était bouclée. C’était explosif. Cela couvait. Ça a explosé. Et c’est une tragédie. Il fallait s’y intéresser dès 2014… La crise puis la guerre civile, puis la guerre de 2022 en Ukraine sont issues d’une succession d’événements malheureux comme on peut le voir souvent dans l’histoire. En revanche, la diplomatie européenne n’a pas été très bonne au début et au milieu de cette crise.

Pour ma part, j’ai « simplement » documenté le quotidien des civils du Donbass pro-russe dès 2014. J’ai volontairement décidé de ne pas aborder les enjeux géopolitiques dès mon premier documentaire. Ni dans Donbass, huit ans après.

Qu’est-ce qui pourrait expliquer le désintérêt des chaînes de télévision pour vos reportages ? Est-il possible que le travail de désinformation était déjà en cours ?

Je n’en ai aucune idée.

Il est regrettable que nous ayons manqué de débats contradictoires. Je ne suis pas la seule à parler de tout cela. Hubert Védrine, le Monde Diplomatique, l’Ecole de guerre, des politiques, des généraux, des géo-politologues etc. nombreux sont les « experts » qui ont posé un regard d’analyste éclairé sur les sujets évoqués. Ce sont eux que nous aurions dû entendre sur les chaînes de télévision. Leur savoir, expertise et sagesse nous manquent.

« L’homme a toujours lutté pour savoir et empêcher l’autre de savoir. L’élément nouveau réside dans la dimension mondiale et instantanée du phénomène »

Vous vous êtes retrouvée sous les projecteurs à partir d’une déclaration de Sergueï Lavrov. Les réactions à votre égard ont été très hostiles, et même celles venant de vos confrères. Comment avez-vous vécu cela ?

Sans aucune surprise. Je n’ai aucunement été étonnée des réactions à mon égard. Il n’ont tout simplement pas compris ma démarche à l’instant T.

Que fallait-il comprendre dans cette démarche qui est la mienne depuis toujours ? Faire émerger le débat, tout simplement :

A qui profite le crime ? Aux pays fournisseurs d’armes ?

A qui profite l’intérêt ? Aux pays qui nous proposent gracieusement une alternative au gaz russe ?

A qui profite la bonne conscience ? Aux donneurs de leçons confortablement installés dans leur canapé ?

A qui profite la paix ? Aux citoyens et aux peuples pris entre deux feux. Ceux qui n’ont d’autres choix que de subir les décisions de quelques dirigeants initialement élus pour les représenter, pour les protéger mais qui au final s’avèrent bien souvent rattrapés par leur soif de gloire et de victoire.

Comment expliquez-vous le fait que la presse généraliste aux États-Unis et dans les pays européens aient pu, dans leur majorité, relayer la propagande de l’UE et de L’OTAN plutôt que de questionner les versions officielles ? Et comment expliquer qu’en Russie des journalistes aient pu autant exprimer leur désapprobation de la guerre ?

La guerre de l’information règne dans les deux camps. Celle-ci est devenue un enjeu majeur d’autant que le mariage des télécommunications, de l’informatique et du multimédia a provoqué l’explosion quantitative de la sphère informationnelle.

L’homme a toujours lutté pour savoir et empêcher l’autre de savoir. L’élément nouveau réside dans la dimension mondiale et instantanée du phénomène, dans l’importance des facteurs technologiques et financiers en jeu2. Disons simplement que les américains maitrisent un peu mieux ces enjeux.

Il y a des tentatives de vous imposer le silence, notamment par le biais de délations sur les réseaux sociaux. Comment travailler dans ces conditions sachant que pour les journalistes indépendants les réseaux sociaux constituent le principal moyen de diffusion ?

Je dois faire preuve d’imagination. La censure, dans sa longue histoire littéraire ou artistique, démontre qu’elle est incapable de fonctionner. Elle donne des ailes, elle stimule. C’est un combat.

C’est étonnant, la délation passe davantage par certains réseaux sociaux que par une partie de la presse écrite qui aujourd’hui prend la parole au sujet de la crise ukrainienne. Les langues se délient. L’effet de sidération étant passé, des journalistes posent une analyse complexe du sujet et abordent les vraies questions et ses enjeux géopolitiques. Quant à la presse de plateau TV elle est toujours dans une posture d’auto-censure ou de propagande. Mais je suis convaincue, qu’avec du recul, cela évoluera.

Propos recueillis par Joël Toussaint


1  (Source Monde Diplomatique)

2  (Source EGE)


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3 commentaires sur « Anne-Laure Bonnel : « A qui profite la paix ? » »

  1. Géostratégie du Donbass 1/2

    Mise au point quant à l’origine historique du conflit, laquelle est bien antérieure aux évènements de Maiden (2013 et 2014) et au protocole de Minsk (2014). L’ingérence provocatrice des institutions européennes dans le Donbass (surtout russe à Rostov) date officiellement de 2006.

    Depuis la fin de l’URSS, l’épisode le plus grossier du colonialisme néolibéral européen restera, dans son élan oriental de ce début de siècle, le vain acharnement, de 2006 à 2012, des missionnaires du Conseil de l’Europe à instaurer la lubie « d’Eurorégion du Donbass ».

    Considérer l’Ukraine postsoviétique, rongée par une corruption endémique (à laquelle participe le très médiatique Serviteur du Peuple) et les trafics multiples (armes …), comme potentielle candidate au partage des idéaux démocratiques européens, relevait déjà de l’ironie en 2006 (bien avant la complaisance de l’UE envers son actuel gouvernement belliqueux et mafieux).
    Par contre, l’écart patent entre les opportunités économiques (en particulier dans le Donbass) et le ridicule salaire moyen (300 €/mois) présentait lisiblement l’Ukraine comme proie facile aux appétits des lobbies capitalistes maîtres des institutions européennes.

    Le plus fin de la farce réside dans le choix des trois oblasts voués à se fondre dans cette Eurorégion, brouillant les frontières et bousculant les souverainetés nationales, selon la plus pure idéologie néolibérale (fondant tout projet d’Eurorégion) : deux oblasts ukrainiens, ceux de Louhansk, puis de Donetsk mais surtout, dès le début … le vaste et prospère oblast russe de Rostov !
    Cette arrogante tentative d’ingérence du capitalisme européen sur le territoire de la Fédération de Russie, selon le très arbitraire principe néolibéral d’une théorique priorité du commerce et du capital sur la souveraineté des peuples, constitue le détonateur historique de la situation conflictuelle historique du Donbass. Cette situation n’a cessé de dégénérer depuis, intégrant au fil des ans d’autres moteurs.

    Le virage politique de Zelensky, sortant progressivement de son rôle fictif de serviteur du peuple et épousant l’idéologie ultranationaliste guerrière et antirusse de la mouvance d’Azov, l’a poussé à saboter le processus de Minsk, à provoquer Moscou en se tournant ostensiblement vers l’UE et l’OTAN et maintenant, à entretenir l’escalade du conflit militaire de Washington(et son pion l’UE) contre Moscou.

  2. Géostratégie du Donbass 2/2

    On pouvait deviner, dès 2006, dans ce projet d’Eurorégion du Donbass un cheval de Troie des lobbies capitalistes européens, visant une extension vers le l’Asie, via le Kazakhstan, riche pont eurasien convoité conjointement par Pékin.
    Ce pont a été repris à son compte par Pékin, via les diverses voies de la BRI (nouvelles routes de la soie), vaste projet initié depuis 2013 et sillonnant le Kazakhstan.
    Dans ce cadre que Xi Jinping a proposé, le 6 juillet 2021, à Zelensky une aide élargie, pour développer une nouvelle voie de la BRI via l’Ukraine et concurrençant la voie Nord via Moscou et la Biélorussie.

    Une pacification du Donbass, surtout sous contrôle Ukrainien, ne participe donc pas des projets de Washington car une voie de la BRI « UE-Ukraine-Rostov-Volgograd-Kazakhstan-Chine » ruinerait le pôle atlantique (soumis au dollar) dans la redistribution géostratégique en cours.
    Washington va tenter d’entretenir ce conflit, pour affaiblir (économiquement et militairement) Moscou mais en évitant toute issue pacifique en faveur de Kiev.
    L’UE n’a par contre pas d’intérêt (au contraire) à participer à cette stratégie, pour elle suicidaire.

    Poutine s’inquiète de toute option géostratégique de pont eurasien qui ne serait pas contrôlé par Moscou. La voie Nord prioritaire de la BRI a été jusqu’en 2021 celle liant la Chine à l’UE via le Kazakhstan nord, Moscou puis la Biélorussie.

    Depuis Zelensky, l’Ukraine se rapproche conjointement de l’UE (et de l’OTAN, à l’Ouest) et de la Chine (à l’Est ; le 6 juillet 2021), jetant les bases d’un nouveau pont eurasien, plus direct, via les plaines centrales du Kazakhstan. Cette nouvelle voie de la BRI incluait les oblasts russes de Rostov et Volgograd, susceptibles de céder à terme aux sirènes du capitalisme.
    Ce projet concurrencerait la voie nord contrôlée par Moscou mais couperait la Fédération de Russie de la Mer Noire et du Proche Orient, l’isolant de tout un pan géostratégique.
    Dans le conflit actuel, Poutine a deux objectifs majeurs : contrôler le Donbass pour éviter à l’oblast de Rostov toute participation à un projet capitaliste eurasien et dévaster globalement les infrastructures ukrainiennes pour ruiner tout projet UE-Ukraine-Kazakhstan.
    Ces deux objectifs sont atteints : si le premier se fragilise, par aide militaire de l’OTAN, Poutine accentue le second.
    Pour Washington, les deux conviennent … en y ajoutant l’épuisement militaire russe et l’affaiblissement de l’économie de l’UE.

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