Résister : Dire le Mal, Prévenir la Violence

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Quand un journaliste, francophone de surcroit, parvient à abréger son titre à un seul mot alors que l’entretien que lui accorde l’ancien Directeur des Poursuites Publiques, Me. Satyajit Boolell SC, fait 154 pages, on sait que l’on ne peut mieux résumer son sujet. Alain Gordon-Gentil a choisi de retenir le terme « Résister » et c’est bien ce qui donne du sens au témoignage de l’homme Ajit Boolell, surtout dans les épreuves qui auront marqué ses dernières années dans les fonctions de Procureur de la République.

Ajit Boolell appartient à la génération de ceux qui, au terme de « bons et loyaux services », s’en vont à la retraite. Pour ne rien dévoiler du livre, empruntons plutôt du discours qu’il prononçait le jour du lancement à l’hôtel Hennessy, quand il évoque la proposition que lui fait Alain Gordon-Gentil pour une série d’entretiens à bâtons rompus. « Initialement, j’ai eu un moment d’hésitation. Au terme d’une carrière professionnelle de 37 ans au Parquet, dont treize années comme DPP, j’avais pris la décision de tourner la page et de passer à autre chose », avouait-il.

Soit on considère qu’il s’agit là de propos idoines, ou au contraire on se rend compte que l’aveu est de taille. En fait, sans peut-être le réaliser, Me Boolell SC, l’ancien procureur, explique comment il cède la parole au témoin Ajit Boolell. Son intention première était « de tourner la page et de passer à autre chose ». Le mens rea, la chose pensée, est posée : c’est celle du fonctionnaire qui a bien travaillé et qui se dit qu’il a droit au repos. Peut-être qu’un jour, lui aussi comme son père sur le tard, il aurait écrit ses « Untold Stories ». En tout cas, l’intentionalité est bien celle de l’anti-héros.

Gordon-Gentil, pour sa part, est ce type de journaliste qui devine les blessures encore sensibles malgré l’apparence lisse de la façade. Il sait que des béances résultant des assauts violents peut sourdre des parts d’inconnus : des vérités que le mutisme convertit en silence complice, des pudeurs dont se drapent les humbles tant ils craignent la mise à nu, les doutes qui assaillent ceux qui ont foi dans une justice qu’ils savent néanmoins faillible… Entre la fonction et l’homme, il pressent la matière et la substance. AGG – puisque c’est devenu une marque – est ainsi redevenu l’intervieweur d’Apartés. Et plutôt que le récit qui aurait fait la part belle à ses talents de narrateur, il s’est remis dans le rôle du psychanalyste qui, faute de pouvoir délivrer l’âme en peine, lui restitue la parole. Le voilà, encore une fois, curé impénitent qui révèle la confession plutôt que d’en faire ces secrets destinés à la tombe.

On ne conteste pas l’ordre des choses, sans plonger dans l’intimité de sa conscience. Résister est un acte individuel.

Partant de l’intention initiale de Me Satyajit Boolell SC, il est clair que le Procureur est d’abord rentré en résistance contre l’individu Ajit Boolell. Il y a dans ce duel, un rapport de force pour s’opposer à ce qui est dans l’ordre des choses. Et finalement, quand le Procureur a fini par céder sa place au témoin, on découvre Ajit Boolell en résistant, celui qui a choisi de pas s’altérer sous l’effet d’un agent extérieur : c’est le fonctionnaire qui voulait tourner la page qui a cédé. Comme l’affirme la philosophe Laurence Devillairs : pas de résistance sans singularité, sans retour sur soi. On ne conteste pas l’ordre des choses, sans plonger dans l’intimité de sa conscience. Résister est un acte individuel.

« Nous sommes tous responsables de ce qui se passe : les citoyens, la presse. Vous me posez la question, je vous réponds : je fais confiance aux Mauriciens » : quand on connaît le narcissisme ambiant à Maurice, celui qui a fait que même la critique acerbe de Mark Twain ait été détourné en compliment confortant les prétentions nationalistes, il est clair qu’Ajit Boolell ne se livre pas à une de ces « campagnes de communication » où l’objectif est de séduire. Là encore, il résiste à cette facilité. Et, l’orsqu’il s’oppose ainsi à ce qui plaît, il sait en réalité, malgré les sourires de circonstance et les civilités d’usage, qu’il s’attire les foudres de ceux qui auront consenti aux pactes faustiens, ceux qui auront estimé qu’il pourrait y avoir un compromis raisonnable pour ce qui serait moralement négatif voire outrageusement pervers et offensif à l’encontre des individus.

Ce dont parle le témoin Boolell résume le point culminant de la carrière du Procureur Boolell. A partir de 2015, le pouvoir MSM entreprend d’amputer le bureau du DPP de son indépendance pour le placer sous la tutelle du ministère de la Justice. L’action est aussi dirigée contre le Procureur lui-même tant il est parvenu à incarner cette fonction institutionnelle. Pour cette organisation politique qui fonctionne essentiellement en mode clanique, il est impossible que le DPP puisse faire preuve d’indépendance alors que son frère appartient au clan politique adverse. Aussi quand le Procureur annonce au Premier ministre qu’il va recourir à la Cour suprême pour que le bureau du DPP ne soit pas dénaturé dans ses attributions, son interlocuteur n’y perçoit qu’une déclaration de guerre. Imaginer que le monde puisse être autre qu’il ne l’est dans les vues de l’autocrate constitue une menace terrible pour celui-ci.

Résister, pour Me Satyajit Boolell SC, c’est autant ne pas céder sous l’effet d’une agression, que pour l’individu Ajit Boolell, faire obstacle à une action qui veut s’imposer par la force.

Dix ans après, la Cour suprême ne s’est toujours pas prononcé sur le sujet. Ce qui, entretemps, a permis à un Commissaire de police de vouloir s’approprier le pouvoir d’entamer des poursuites ! Alors que l’on sait que cette même police, aux ordres des puissants du jour, s’était présentée au domicile du Procureur avec un mandat relevant de l’artifice ! Les ministres menant la charge, comme ce fut le cas pour la BAI et la famille Rawat, surent compter sur ceux de la presse devenus les thuriféraires du nouveau pouvoir pour en faire des hyènes participant à la curée de ce qui devint « l’affaire Sun Tan ». Dix ans après, eux aussi sont là, certains mêmes avec des affectations plus valorisantes. Tout comme pour le magistrat qui avait signé le mandat d’amener pour un accusé qui ne se serait pas présenté à une audience dans une affaire dont il avait à répondre, alors que le DPP ne faisait l’objet d’aucune accusation à son encontre !

A lire l’homme qui se livre, on se rend compte que le praticien du droit – « l’intellectuel spécifique » pour utiliser la désignation de Michel Foucault – s’est penché sur les rapports entre savoir et pouvoir. Résister, pour Me Satyajit Boolell SC, c’est autant ne pas céder sous l’effet d’une agression, que pour l’individu Ajit Boolell, faire obstacle à une action qui veut s’imposer par la force.

L’expérience l’ayant transformé lui-même en individu apte à philosopher, il nous apparaît comme celui qui mène une contre-conduite pour dévoiler les exagérations du pouvoir autant dans le contexte qui le concerne que dans celui d’une société incapable d’être véritablement concernée. Car, privé de vocabulaire par l’école publique et passant d’une consternation à une autre avec les réseaux sociaux, le Mauricien est en carence de lien social ; les plus jeunes perdus dans le « rat race » d’une réussite sociale fantasmée et les plus âgés s’enfonçant dans le déni de responsabilité pour le fiasco moral et politique qu’ils lèguent aux plus jeunes.

Foucault1 nous paraît, en effet, comme le philosophe plus à même de nous fournir les clés pour appréhender le type de résistance à laquelle le Procureur Boolell s’adonne et, dans le même temps, comment le témoignage du témoin Ajit Boolell vient éclairer la violence que la phénoménologie médiatique aura occulté. Car, paradoxalement, c’est bien l’auteur de « Surveiller et Punir » qui nous permet de réaliser la violence que l’Etat exerce, au nom de la population et du principe de la démocratie. Car, c’est bien Foucault qui nous montre une résistance active qui va, non dans le sens d’un soulèvement populaire visant la destitution d’un tyran (le modèle Bruneau Laurette), mais plutôt et surtout une initiative qui exprime la volonté résolue et courageuse d’agir selon les règles afin de paralyser un pouvoir intolérable parce qu’intolérant tant il est devenu défaillant.

Avec l’entretien que Satyajit Boolell accorde à Alain Gordon-Gentil, nous sommes rendus à ce point où le faux-fuyant n’est plus que l’issue des lâches, l’issue de ceux qui ne peuvent voir en face les coups mortels portés à la cohésion sociale et le renversement du droit et de l’ordre qui l’instaure. Si les exceptions à l’Etat de droit devraient être considérées comme une agression, en y consentant nous insulterions la mémoire de ceux qui, par le passé et encore aujourd’hui, parviennent à résister à la répression en se portant au secours du droit. Car, incapables d’entendre la parole qui nous prévient du mal, nous serions alors rendus au déni de ce droit qui nous fonde, et nous constitue en une nation.

Joël Toussaint


1  Chez Foucault, la distinction entre une résistance passive et une résistance active n’a pas pour but de délégitimer la violence ou la sauvagerie du peuple que les partisaneries auront fanatisé, mais permet plutôt d’ouvrir à l’analyse et à la description de deux dimensions complémentaires de la résistance : une résistance passive comme révélateur du pouvoir qui l’a produite, et une résistance active comme contestation voulue et explicite d’un pouvoir qui lui est insupportable.


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