Kanwar et Gigantisme : Les Victimes du Régime d’Exception

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Il n’y a absolument AUCUNE nécessité de promulguer de nouvelles lois pour réglementer la procession des kanwars dans le pays : la législation existe déjà ! Les dispositions de la Road Trafic Act n’ont tout simplement pas été respectées. Au fil des années, un régime d’exception a été instauré et ceux qui y sont impliqués – des Premiers ministres, des ministres, des responsables institutionnels ainsi que des personnes qui ont usurpé l’autorité publique ou ceux qui ont appelé à ne pas se conformer à l’ordre public – espèrent être exonérés de tout blâme à la faveur de la confusion populaire.

A Arsenal le 3 mars 2024, le régime d’exception va faire six nouvelles victimes. Un an plus tôt, un incient similaire avait fait deux morts. Tout le monde prétend en faire le deuil. Qui se soucie de leur rendre justice?

De quoi est-il précisément question ? La Road Traffic Act est la législation qui régit la manière dont les citoyens Mauriciens doivent faire usage de la voie publique. Pour peu qu’elles seraient compétentes, les autorités publiques ne peuvent prétendre qu’il s’agirait là d’une législation nouvelle.

Non, cela ne date pas d’hier. Pravind Jugnauth, Premier ministre qui se présente volontiers comme grand avocat, devrait être en mesure de le confirmer : la législation régissant l’usage de la voie publique fait partie des plus vieilles traditions du droit mauricien. En effet, depuis presque trois siècles, depuis la colonisation française et aussi sous l’administration coloniale britannique, l’usage de la voie publique a toujours été codifié, et cela en vertu de la notion du bien commun.

Notre Road Traffic Act est ainsi héritière d’une longue tradition de conformité à cette notion qui faisait que l’on régulait jusqu’à la largeur des essieux pour les chars à boeufs, les diligences et autres carioles. Même les lourdes charettes tirées par des hommes devaient être en conformité aux normes établies.

La route codifiée

Ainsi, il est convenu, dans le cadre de notre Road Traffic Act actuelle, que les véhicules et remorques fassent l’objet d’un examen pour s’assurer de leur conformité à ladite législation. C’est le passage obligé pour que l’on procède à l’enregistrement desdits véhicules ou remorques et c’est ainsi qu’ils peuvent avoir droit à une assurance qui couvre la responsabilité civile de ceux qui les conduisent. Ainsi, qu’il s’agisse des individus, des entités relevant de l’Etat ou des compagnies privées, tous doivent se soumettre à cette exigence prescrite à l’article 5 de la Road Traffic Act. Jusqu’à tout récemment, même les vélos devaient être déclarés et leurs matricules devaient être visibles, faute de quoi leurs propriétaires étaient verbalisés. Parce qu’un vélo, même si les législateurs en font peu cas désormais, ça peut aussi provoquer des accidents.

La Road Traffic Act, compte tenu de l’expérience engrangée par les experts au cours des siècles, dispose aussi des outils législatifs et administratifs pour tenir compte des types de véhicules non-homologués. Cette législation ne craint même pas les nouveautés ; elle est capable de s’adapter aux voitures hybrides ou électriques, par exemple. C’est vraiment la loi la plus inclusive que l’on connaisse à Maurice. Même le marchand de dhal-puri qui veut pédaler avec son petit caisson devant lui doit faire déclarer son tricycle. Sans cela, il ne peut faire assurer son outil de travail et ce serait la catastrophe pour lui au cas où il se ferait emboutir par un autre engin sur la voie publique.

C’est dans cette même logique qu’il est convenu que les remorques et autres véhicules hors-normes doivent aussi être examinés au préalable afin d’obtenir un permis spécial pour pouvoir circuler sur la voie publique. Ainsi, on aura beau triturer cette législation dans tous les sens, on ne peut se soustraire à l’évidence : la loi n’a jamais prévu d’exception pour les kanwars, ou avec n’importe quel artefact religieux avec lequel le quidam voudrait déambuler sur nos routes.

Manquements à la législation

La Road Trafic Act nous apprend donc, à l’article 3 (1) qu’il est prévu qu’un Road Transport Commissioner veille à l’application de cette législation. Pour peu que le Directeur des Poursuites Publiques (DPP), use de ses prérogatives pour instituer une enquête judiciaire, en voilà un qui devrait être entendu, eu égard à ses responsabilités sur tout ce qui se passe sur nos routes.

Cette législation prévoit aussi que le commissaire de police soit chargé de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’infraction à cette Road Traffic Act. La responsabilité du commissaire Anil Kumar Dip est ainsi engagée aussi. Et avec lui, celle du ministre de l’Intérieur, en l’occurrence le Premier ministre. Pourquoi ? Parce que c’est le Premier ministre qui présidait les réunions préparatoires du pélerinage !

En effet, Pravind Jugnauth est bien celui qui aura supervisé les réunions de cette « Task Force » en 2023. C’est un fait incontestable. Et, cette fois, pour le pèlerinage 2024, il y a même des individus qui ont diffusé sur les réseaux sociaux le compte-rendu de leur rencontre avec le Premier ministre affirmant qu’il les a assuré qu’il n’y avait que des recommandations relatives à la sécurité qui avaient été évoquées mais qu’aucune loi n’avait été promulguée dans le cadre spécifique du pèlerinage au Ganga Talao. Embarrasant ? Certainement. Mais pas seulement pour lui. Car, dans le cadre d’une enquête judiciaire, on devrait très vite s’apercevoir que cette affaire ne peut être réduite au seul cadre partisan.

Déclaration d’un groupe à l’issue d’une rencontre avec le Premier ministre. De toute évidence, celui qui revendique son statut d’avocat n’a pas avisé la bande que les “recommandations”de sécurité ne pouvaient supplanter la Road Trafic Act, et qu’il fallait qu’ils s’y conforment.

Il faudra bien convenir que les précédents titulaires au poste de Premier ministre ne se sont pas, non plus, embarrassés du non-respect de la Road Traffic Act. Est-ce ainsi que les infractions seraient devenues coutumières ? Ces négligences au sommet du gouvernement auraient-elles été motivées par des obsessions électoralistes ? En d’autres mots : est-ce que les titulaires du poste auraient usé de la fonction pour être gratifiés de faveurs partisanes ? Voilà autant d’éléments qu’il faudrait établir afin que les responsables politiques puissent démontrer leur probité et, le cas échéant, qu’ils en subissent les conséquences juridiques.

Usurpation de l’autorité publique et sédition

Cela ne s’arrête pas là. Souvenons-nous qu’au lendemain de la tragédie de 20231, Bhusan Ghoorbin, président de la Mauritius Sanatan Dharma Temples Federation (MSDTF) affirmait que les gros kanwars n’entreraient pas à Grand-Bassin. Cette année, à l’issue de la réunion avec le ministre de la Culture au cours de laquelle des « recommandations » furent émises pour la taille des kanwars, le président de la MSDTF remettait l’affaire à la discrétion des pélerins. Nous sommes déjà dans l’injonction contradictoire. Ce qui va susciter une injonction différente venant d’un cercle d’influence différent.

En effet, la Voice of Hindu (VOH) invitait, pour sa part, les pèlerins à se conformer aux instructions émises. Mais, nous savons désormais que dans le même temps, un des dirigeants de cette organisation écrivait au Premier ministre pour arguer que, les instructions ayant été émises tardivement, il eut été juste de faire preuve de souplesse pour cette édition du pèlerinage. En somme, le Premier ministre estime qu’il lui est loisible de se contenter de « recommandations », là où le commissaire de police est en devoir d’appliquer la loi. En aura-t-il avisé le Premier ministre au sein de ce Task Force ? Si l’on s’en tient aux faits, c’est que la Road Trafic Act n’a pas été appliquée une nouvelle fois.

Reste à savoir néanmoins de quelle autorité se prévalaient ces individus pour oser l’interdiction en 2023 ? Nous savons que beaucoup de ces kanwars juchés sur des remorques hors-normes étaient bel et bien accompagnés par des motards de la police. Ces policiers avaient-ils alors été destitués de leur autorité ? Et pour l’edition 2024 du pèlerinage, l’autorité de la police aura-t-elle été restituée, et par qui ? Puisque c’est elle cette fois qui a interdit l’accès des kanwars géants au Ganga Talao. C’est à croire que c’est à partir d’un certain nombre de victimes que les autorités publiques sont rétablies dans leurs devoirs.

Il importe désormais de savoir en vertu de quelle législation ces individus, leaders désignés ou autoproclamés de certaines organisations hindouistes, se sont retrouvés fondés de pouvoirs. S’ils ne le sont pas en vertu de quelque législation à laquelle on pourrait se référer, cela signifie tout simplement que nous avions affaire à des individus qui ont usurpé l’autorité publique. On contemple là un éventuel délit pénal.

Il y a pire encore : on aura vu circuler, sur les réseaux sociaux, des incitations à ne pas se conformer à quelque règle que ce soit, au motif que rien ne devrait entraver certaines pratiques religieuses. Certes, ceux qui s’en sont offusqués – dont une multitude d’hindous – ont évoqué le crime de sédition. Mais il semblerait que c’est plutôt l’article 214 du Code Pénal qui devrait être considéré, en l’occurence celui de contraindre des personnes à s’engager dans des actes visant à troubler l’ordre public (Binding person to engage in breach of public order). Ce délit est tellement grave qu’il est seulement punissable de la prison ferme.

Plus important encore, c’est de savoir comment et pourquoi les détenteurs de l’autorité publique auraient soit abdiqué de leurs fonctions établies par la loi ou, au contraire, consenti à ce que la législation soit bafouée et violée. Comment Avinash Teeluck, ministre des Arts et du Patrimoine culturel, a pu considérer que les « recommandations » de son comité pouvaient supplanter une législation à laquelle tous les usagers de la route sont tenus de se soumettre INDISTINCTEMENT ?

Seul le Directeur des Poursuites Publiques est aujourd’hui en mesure de veiller à ce que les victimes du régime d’exception, quand bien même qu’ils soient décédés, obtiennent justice. De même, il est celui habilité à veiller que ceux qui, aujourd’hui comme hier, auront instauré ou oeuvré en faveur de ce régime d’exception, aient à faire face aux conséquences de leur témérité. La notion du « ministère public» pourrait trouver de nouvelles résonances, pour peu que ceux qui nuisent à l’Etat de Droit soient mis hors d’état de nuire.


1  Le 16 février 2023


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