De la « Dictature Elective »

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Quand le pouvoir de contrôle du Parlement s’érode, et que celui-ci passe sous le contrôle du Gouvernement

En citant Lord Hailsham au sujet de la “dictature élective”, Me Satyajit Boolell SC renvoie à des dérives politiques par lesquelles s’érode le pouvoir de contrôle que le Parlement est censé exercer sur le Gouvernement tandis que la machine gouvernementale devient omnipotent et échappe à tout contrôle.

Intervenant à la conférence inaugurale de la Journalists Association of Mauritius (JAM) le 5 décembre dernier, l’ancien Procureur, Me Satyajit Boolell SC, faisait part de sa crainte que la démocratie mauricienne avance dangereusement vers une « dictature élective ». La formule est du genre à faire les gros titres et, qu’elle n’en ait pas fait en dépit du fait que l’ensemble de la conférence était diffusée en accès libre sur les réseaux sociaux, est révélatrice du malaise que suscite l’existence de la nouvelle organisation qui prône l’autorégulation de la profession des journalistes. Cette formule, toutefois, n’a pas échappé à Shenaz Patel, la chroniqueuse de Week-End qui le mentionne en faisant valoir que la presse locale qui fête ses 250 ans se retrouve pressée par des états d’urgence. Mais, une chose est sûre : pour avoir cité l’auteur de ce terme, le conférencier, loin de faire du sensationnalisme, mettait à l’épreuve son auditoire. Car il fallait faire quelques recherches sur ce Lord Hailsham pour saisir toute la portée de ce qu’il avançait.

En ces temps où les pouvoirs du Parlement mauricien sont gravement menacés par le Speaker nommé par le gouvernement du jour, le moment est peut-être propice pour examiner ce que Quintin Hogg, Baron Hailsham, entendait par « dictature élective ». Et, de là, considérer s’il permet d’éclairer les circonstances politiques tendues d’aujourd’hui dans différentes démocraties et à Maurice en particulier. Le point essentiel à garder à l’esprit est que sa phrase faisait référence au fait que le programme législatif du Parlement (britannique) est déterminé par le gouvernement, dont les projets de loi sont pratiquement toujours adoptés à la Chambre des communes grâce à la majorité numérique.

Hailsham notait, dès les années 70, qu’il y avait une forte tendance à la domination de l’exécutif, ce qui était aggravé par l’incapacité constitutionnelle des Lords de bloquer les initiatives gouvernementales. La situation est aggravée à Maurice puisqu’à la place des Lords, il y a un président de la République perçu comme un tampon administratif pour avaliser les législations. La perception est loin d’être erronée et, que le président Uteem ait eu à démissionner de cette fonction, en atteste.

Même si le système électoral anglais est uninominal, le système mauricien, trinominal majoritaire, également à un tour, ne change pas vraiment la donne. Comme en Angleterre, l’imposition de la discipline de parti par les whips renforce encore plus la majorité du parti au pouvoir.

La machine gouvernementale

Le Baron Hailsham notait qu’autrefois une telle situation aurait pu être « considérée comme tolérable dans la pratique ». Mais, à son avis, divers facteurs s’étaient conjugués au cours des années précédentes pour faire de la Chambre des communes elle-même, une menace pour la liberté plutôt que d’en assurer la défense avec ardeur.

Cela s’expliquait non seulement par le déclin du pouvoir des Lords, constatait-il, mais aussi par l’accroissement du pouvoir de l’exécutif à la Chambre des communes. Hailsham considérait qu’il y avait une transition qui s’était produite faisant basculer le pouvoir aux mains du gouvernement, alors qu’il y avait auparavant un mécanisme de contrôle qui favorisait le débat.

L’élément pervers, selon lui, était que la Grande Bretagne était passée d’un système où c’était le Parlement – par le biais de son Opposition et de ses Backbenchers – qui contrôlait le Gouvernement. Alors que c’était devenu l’inverse : « Until recently, the powers of government within Parliament were largely controlled either by the opposition or by its own backbenchers. It is now largely in the hands of the government machine, so that the government controls Parliament and not Parliament the government. Until recently, debate and argument dominated the parliamentary scene. Now it is the whips and the party caucus ».

Situation méconnue à Maurice ? Combien de députés, du gouvernement comme de l’opposition, anciens ou nouveaux, pourraient, même s’ils se prétendraient affranchis de tout lien partisan aujourd’hui, témoigner des contraintes pour que soit scrupuleusement observé cette fameuse « ligne du parti » ? N’est-ce pas justement ce que l’on désigne comme « la machine gouvernementale » ?

Les extrémistes et le boulet de démolition

Il faut souligner que Lord Hailsham, qui avait abordé le sujet à plusieurs reprises, avait donné sa conférence magistrale pendant une période d’administrations travaillistes. Le gouvernement d’Harold Wilson élu en mars 1974 était minoritaire, et celui élu en octobre suivant n’avait qu’une majorité de trois voix. Wilson fut remplacé par James Callaghan en mars 1976 et, moins d’un an plus tard, son gouvernement perdait sa majorité à la suite d’élections partielles. Le pacte Lib-Lab avait été signé en mars 1977 et était resté en vigueur pendant seize mois, le gouvernement parvenant également à se maintenir au pouvoir grâce à des accords officieux avec le Parti unioniste d’Ulster et le Parti national écossais.

La cible de Hailsham n’était pas les gouvernements avec de larges majorités, mais ceux avec des majorités minces qui, en raison de la nature du système parlementaire, étaient néanmoins en mesure d’adopter un grand nombre de leurs projets de loi. De l’avis de Hailsham, le fait qu’un gouvernement ne jouisse pas d’un large soutien dans le pays, tel que mesuré par les résultats des élections générales, rend de telles actions démocratiquement illégitimes.

Hailsham aurait-il pu imaginer que la menace du boulet de démolition ne viendrait pas des « extrémistes » de gauche, mais des idéologues et des fanatiques de son propre camp ? Rappelons qu’à l’époque (et même longtemps après), « extrémiste » était un synonyme pour désigner une personne engagée dans une politique dite de « gauche ». Le terme « modéré » servait à désigner quiconque se situant à droite de cette position qualifiée d’extrémiste.

Ainsi, il ne pointait pas explicitement du doigt la gauche à cet égard. En effet, dans The Dilemma of Democracy (1978), il était assez clair qu’il avait les conservateurs les plus ultras dans sa ligne de mire. Ainsi, faisait-il remarquer : « The electorate is itself markedly moderate in its views. But where the caucus is infiltrated, a few extremists have it in their power to deny them the right to vote for a moderate candidate ».

Hailsham ne manqua de se plaindre également du fait que « certains des sièges sûrs dans les villes d’Angleterre contrôlées par les travaillistes contiennent environ 20 000 électeurs. Certains des sièges conservateurs ou marginaux de la périphérie représentent 100 000 ou plus ». Il faisait ressortir que « deux fois, au moins dans ma carrière parlementaire, j’ai eu à me plaindre personnellement d’un découpage électoral direct de la part des ministres travaillistes de l’Intérieur ».

Le contrôle à des minorités fanatiques

Hailsham s’inquiétait de la capacité de la « dictature élective » à « donner le contrôle à des minorités relativement petites, et de sa dépendance à l’égard de l’enthousiasme des caucus politiques et d’autres organismes extérieurs et groupes de pression dont le zèle, le fanatisme idéologique et le désir de changement irréversible dépassent trop souvent leur discrétion ».

« Alors qu’avant l’élection, le manifeste est plutôt écrit dans le style d’une publicité pour un médicament breveté, après l’élection, il est traité comme une déclaration du Sinaï… Les mesures proposées dans le manifeste incluent souvent l’impossible, l’insignifiant et l’inapproprié », expliquait-il. Nous sommes ainsi ramenés aux promesses électorales, qu’il faudra honorer, qu’importe si l’Etat soit peu ou prou ruiné.

Et il explicitait même ce travers : « C’est là que la doctrine du mandat prend le relais. Aussi petite que soit la majorité, si mal avisée que soit la promesse, si controversé que soit le programme, les militants du parti, enivrés de leur victoire, exigent avec insistance le rachat de toutes les promesses dans les plus brefs délais, et ils sont encouragés avec véhémence par les différents groupes de pression dont le soutien collectif a été gagné par la prise des engagements ». Ici à Maurice, il convient de se demander : pourquoi les lobbies sectaires existent-ils si les divers gouvernements n’accédaient pas un tant soit peu à leurs demandes ?

L’impotence de l’Opposition

Ce que le Baron Hailsham décrivait ressemble fort à un coup d’Etat du gouvernement qui s’empare graduellement de la souveraineté des institutions : « The sovereignty of Parliament has increasingly become, in practice, the sovereignty of the Commons, and the sovereignty of the Commons has increasingly become the sovereignty of the government, which, in addition to its influence in Parliament, controls the party whips, the party machine, and the civil service ». Ceux que la partisanerie n’aura pas transformé en bigleux ne devraient avoir aucun mal à trouver le même travers systémique dans la structure politique mauricienne, quel que soit le régime en place.

Ce qui était un élément essentiel dans la conception westmistérienne de la démocratie, c’est que le Parlement était le lieu de l’expression libre permettant aux influences diverses de se définir et de se manifester. Ainsi Hailsham faisait remarquer que : « Not so long ago, influence was fairly evenly balanced between government and opposition, and between frontbenches and backbenches. Today, the centre of gravity has moved decisively towards the government side of the House, and on that side too, to the members of the government itself ».

Et de conclure : « The opposition is gradually being reduced to impotence, and the government majority, where power resides, is itself becoming a tool in the hands of the cabinet… ».

Les parlementaires mauriciens auront beau se revendiquer de cette tradition de Westminster, il s’avère néanmoins que leur prétention relève d’une fatuité d’autant plus vraie qu’ils n’en sont aucunement conscients. Le fossé culturel s’est creusé entre les dépositaires d’une tradition parlementaire et ceux qui pataugent dans le bassin de leur fanatisme partisan jusqu’à embourber toute une nation.


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