Fouriéristes d’hier et citoyens d’aujourd’hui

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Temps de lecture : 8 minutes

« En réfléchissant sur cet aperçu des révolutions futures et passées, quels soupçons vont s’élever dans les esprits ! D’abord ils flotteront entre la curiosité et la défiance : séduits à l’idée de pénétrer les mystères de la nature, ils craindront d’être abusés par une ingénieuse fiction. La raison leur dira de douter, la passion les pressera de croire. Ébahis de voir un mortel dérouler à leurs yeux la charte des décrets divins, et planer sur l’éternité future et passée, ils céderont à la curiosité, ils tressailliront de ce qu’enfin l’homme a su dérober au destin ses augustes secrets ; et avant que l’expérience n’ait prononcé, avant même que ma théorie ne soit publiée, j’aurai peut-être plus de prosélytes à modérer que de sceptiques à convaincre. » — Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements, 1808.

#BLD, un phénomène inédit?

Pour bien des observateurs, ce mouvement du 29 août (et sa réplique du 12 septembre à Mahébourg) avait tout d’un phénomène inédit. Inédit, c’est-à-dire apparu quasi soudainement, presque sans généalogie, sans continuité. Le phénomène était certes, un aboutissement ; l’aboutissement d’un ressentiment qui semblât travailler, dans l’immédiateté des scandales (depuis l’affaire Collendaveloo jusqu’au Wakashio) les entrailles d’une masse interloquée et comme frappée par l’impéritie de notre gouvernement. Mais ces explications, de l’ordre du passionnel, des affects, de l’humeur, ne sont satisfaisantes que dans la mesure où elles se superposent à une lecture plus structurelle de « l’irruption » de ce mouvement du 29 août. Un mouvement qui relève de la conséquence épidermique, de la goutte d’eau visible qui fait déborder le vase du politique. Bien sûr, ce processus structurel ignore toute linéarité : on ne part pas d’un point A pour arriver à un point B de façon régulière et en suivant une trajectoire parfaitement établie. Il s’agit davantage d’un enchevêtrement de cheminements semés d’embûches, de pas de côté (ou épochè— encore un mot utile pour saisir l’évolution des cultures politiques, en particulier mauriciennes), d’avancements à tâtons et, parfois, de reculs tantôt francs, tantôt discrets. L’écume des choses est l’affaire du bon sens ; le transcender constamment, pour reprendre Arendt (afin de l’infirmer ou le confirmer, par ailleurs), aide à saisir les implications de ce mouvement déjà entré dans notre histoire politique.

Dans mon précédent papier, je traitais de la question de la manifestation du sacré, la hiérophanie, dans la politique mauricienne. J’ai dressé le portrait rapide de ces incarnations, fussent-elles architecturales (par le biais des maisons coloniales), symboliques ou proprement humaines. J’ai proposé une axiologisation de notre situation politique, c’est-à-dire l’examen des conditions d’attribution d’une valeur positive ou négative à ce mode hiérophanique de notre politique locale. Qu’est-ce qui contribue positivement ou négativement à cette manifestation du sacré dans notre environnement politique ? Puisqu’il n’y a pas de moyens métaphysiques d’analyser notre affaire (si nous souhaitons respecter la pragmatique consubstantielle à la politique), l’examen s’effectue a posteriori, sur les effets que produisent ce mode de manifestation du sacré sur lequel s’est greffée notre manière de politiser nos affaires publiques à Maurice, de concevoir politiquement la res publica. Afin d’approfondir encore mon exposé, j’ai avancé que certaines expériences particulières dans notre histoire politique ont tenté d’inverser la dynamique de ce mode, c’est-à-dire non plus de mettre la démocratie au service de la hiérophanie, mais la hiérophanie au service de la démocratie. Autrement dit, que le jeu démocratique ne soit plus un tremplin pour la manifestation d’un sacré quelconque se satisfaisant à lui-même, mais que certains objets manifestement dotés d’une sacralité aboutissent à une consolidation du processus démocratique. Toute cette subtilité repose évidemment sur la prise en compte du fait que notre société ne peut se passer de sacralité — et que dans l’absolu, il n’est pas souhaitable qu’elle se prive de ce mode qui peut jouer un rôle actif dans la démocratisation de nos structures politiques, pourvu que nous lui permettions de jouer ce rôle et que l’orientions dans cette configuration.

C’est le témoignage, selon moi, que cette conscientisation du mode hiérophanique de notre politique n’est pas abstrait, malgré les apparences, mais véritablement concret — quoiqu’il ne soit pas flagrant dans notre vie quotidienne. J’ai voulu présenter l’expérience politique du mouvement fouriériste comme écho lointain à cette conscientisation ; un courage que l’on retrouve dans notre contemporanéité politique dans le mouvement citoyen du 29 août. Mais, avant toute chose : qu’est-ce que le fouriérisme et, a fortiori, l’expérience fouriériste mauricienne ?

L’expérience fouriériste mauricienne : à la conquête d’une certaine opinion

Le fouriérisme est un mouvement de pensée politique (davantage qu’une « école » au sens strict), inspiré des écrits de Charles Fourier, un philosophe français du début du XIXe siècle. Classée à gauche du spectre politique, sa pensée politique exalte une nouvelle forme de gestion des affaires publiques, proche du communalisme proudhonien, dans une configuration nettement plus holistique puisqu’il la déploie au niveau d’une métaphysique, d’une nouvelle lecture de l’histoire et du monde. Une perspective fondamentalement utopiste et qui promeut, de son propre phrasé, « la théorie de l’harmonie universelle ».

Charles Fourier

En 2007, Jean Fornasiero, professeur d’études françaises à l’université australienne d’Adélaïde, faisait paraître un article au titre évocateur : « Vers une histoire du fouriérisme à l’île Maurice » au sein des Cahiers Charles Fourier et que le lecteur pourra aisément retrouver sous sa forme numérisée1. Cet article évoque la figure de Désiré Laverdant, d’origine mauricienne, militant actif du fouriérisme ; il fait notamment référence à l’ouvrage de Raymond d’Unienville, Tentative socialiste à l’île Maurice (1846-1851) qui traite « d’une période de cinq ans pendant laquelle un groupe de phalanstériens (équivalant de fouriéristes) menèrent une intense campagne pour conquérir l’opinion mauricienne. » En 1842, avant la période traitée, Laverdant fait « la description de son projet d’une école rurale pour des enfants d’esclaves affranchis » ; entre 1848 et 1850, Eugène Leclézio promeut le fouriérisme et « alla jusqu’à construire sa demeure, Eureka, selon le modèle du phalanstère », le « dispositif expérimental central destiné à démontrer, par la pratique, la validité de [la théorie de Fourier] du monde social » selon Pierre Mercklé, maître de conférences en sociologie à l’École normale supérieure de Lyon2. Tout un programme. Il ne s’agit assurément pas à ses débuts (ni à la fin d’ailleurs !) d’un mouvement de masse, mais bien plutôt d’une pensée politique restreinte à des cercles bien délimités ; des cénacles ayant à leur portée le pouvoir de la mise en forme de l’intellectualité par le verbe. D’ailleurs, comme le souligne le professeur Fornasiero, « si le mouvement associatif s’essouffla en 1850, c’était à cause du succès très limité de ces initiatives et non pas le résultat d’une opposition politique au fouriérisme ».

Qu’est-ce qui nous intéresse donc dans cette expérience brève, mais féconde, du fouriérisme à la mauricienne ? Certes, non pas une hypothétique similitude entre une envolée portée, au XIXe, par une « élite intellectuelle [composée] de futurs notables, parmi lesquels on comptait hommes politiques, avocats, propriétaires, médecins, industriels, artistes et intellectuels » et un mouvement regroupant, au XXIe siècle, des milliers de citoyens dans les rues, mais bien plutôt la recherche de ce renversement, de cette inversion du vecteur d’effectivité de la sacralité en politique. Comment les fouriéristes mauriciens, en somme, ont fait de certains objets hiérophaniques de leur époque des vecteurs de démocratisation — tant dans leur portée symbolique que dans leur portée pratique.

La sacralité au service de la démocratisation : l’exemple de la maison Eureka

À cet effet, arrêtons-nous un instant sur la mention de la maison Eureka qu’Eugène Leclézio a voulu « selon le modèle du phalanstère ». La maison coloniale, nous l’avons vu, est d’abord un espace dévolu au pouvoir, un espace manifestant le sacré de l’activité du politique. Se réapproprier cette symbolique pour la mettre au service de la mise en commun de ses activités, c’est-à-dire rendre la politique commune, est le propre du phalanstère et, par extension, de ce qu’a souhaité Leclézio en faisant bâtir sa demeure. La sacralité de la maison coloniale en tant qu’expression du pouvoir n’est pas niée, néantisée, mais dirigée vers les prémices de ce qu’on peut appeler des « formes de démocratisation ». De même, elle s’inscrit dans un cadre spirituel plus vaste qu’une simple collectivisation, plus vaste encore que sa mise en disponibilité pour un projet politique quelconque ; il s’agit de faire de la maison Eureka le prototype du phalanstère à la mauricienne. Phalanstère qui « ne vise qu’un seul et même but, faciliter les relations interindividuelles afin de permettre le déploiement intégral des effets de l’attraction passionnée » ; ce en vue de constituer ce que Fourier appelle « le régime sociétaire3 ». La demeure de Leclézio n’est pas devenue, in fine, un « laboratoire scientifique de la théorie sociale » de Fourier, mais l’intentionnalité « sociétaire » derrière le projet architectural s’inscrivait bien dans une inversion de la dynamique hiérophanique — bien qu’elle fût verbalisée sous une forme nettement plus idéologique.

Eureka, un projet fouriériste, à l’ère de la proto-démocratisation

Au-delà de cet exemple, le projet fouriériste en lui-même était gros des vecteurs de mise en service des objets manifestant une sacralité à une démocratisation des structures politiques de notre pays. Bien sûr, le contexte politique, économique et social était fondamentalement différent ; plutôt que de réelle démocratisation, il serait peut-être judicieux de parler de « proto-démocratisation » (si tant est que l’on puisse affirmer que ces élites intellectuelles avaient conscientisé une authentique intentionnalité démocratique). Le processus de démocratisation ne pouvait évidemment pas s’exprimer de la même manière qu’elle peut s’exprimer aujourd’hui ; les moyens de rendre profane, un temps, la politique, pour rendre effective sa citoyenneté sont autrement plus massifiés de nos jours. Retenons néanmoins que l’expérience fouriériste, par le biais de Leclézio, a tenté de redéfinir notre sens commun de la dévolution de la maison coloniale. Autrement dit, un jour s’est posée très concrètement la question suivante : quelle utilité souhaitons-nous conférer à ce bâtiment-là ? Qu’est-ce que signifiera, dans le sens commun, ce bâtiment ? C’est très justement cela que j’appelais « l’axiologisation d’une situation politique ». Dans le cas de Leclézio, une utilité sociétaire qui, d’ailleurs, « ne tourna court qu’en raison d’une intervention gouvernementale malencontreuse ». Signe, s’il en est, que la dispute d’un « partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation4 » a toujours été vivace, aussi bien dans le monde antique du citoyen grec que dans la société coloniale mauricienne.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Ce renversement de paradigme est bien plus manifeste en ce qu’il est d’abord engagé dans un mouvement quantifiable. Il saute aux yeux ; il déborde autant les espaces politiques et médiatiques que les endroits dans lesquels ces citoyens se sont donné rendez-vous. Mais à sa quantification, il faut bien imaginer sa qualification. Comment veut-il se qualifier ? Que veut-il réellement être ? En profanant, il agit (et agite) certes, mais vers quelle fin ? Et surtout, puisqu’il semble déterminé à se réapproprier la notion de mauricianisme dans toute l’aura de sacralité qu’il recèle aux yeux de ses promoteurs les plus ardents, comment permettra-t-il de le mettre au service d’une démocratisation des structures politiques de notre pays — et non, une fois de plus, à l’élévation d’incarnations excluantes et à la sanctification du mauricianisme pour le mauricianisme ? Autrement dit, comment une passion populaire peut-elle faire d’un objet hiérophanique tel que le mauricianisme un outil de consolidation et de perfection de notre processus démocratique ?

1 Fornasiero, Jean. « Vers une histoire du fouriérisme à l’île Maurice », Cahiers Charles Fourier, 2007, numéro 18. Pour le consulter en ligne : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article521&var_recherche=fornasiero#nb32

2 Mercklé, Pierre. « Le Phalanstère », charlesfourier.fr, « Découvrir Fourier », mars 2006. Pour le consulter en ligne : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article328

3 Fourier, Charles. Théorie de l’unité universelle, « Sommaires », Œuvres complètes, vol. II, 1822, p. 105, cité par Pierre Mercklé dans l’article susmentionné.

4 Entretien avec Jacques Rancière sous le titre « Le partage du sensible », disponible numériquement : https://www.multitudes.net/le-partage-du-sensible/


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