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Certains petits commerces opérant en zone résidentielle ne respectent pas les conditions attachées au permis de vente de boissons alcoolisées qui leur sont octroyés : leurs clients consomment sous la varangue de la boutique ou dans la rue. Le quotidien des riverains est alors composé de bagarres, de tapage nocturne et les multiples incivilités d’ivrognes qui, de jour comme de nuit, se soulagent contre les murs des voisins. S’opposer au renouvellement d’un permis de vente de boissons alcoolisées relève du parcours du combattant : il faut que les personnes éligibles se manifestent à la Mauritius Revenue Authority (MRA) 21 jours avant l’expiration dudit permis. Peine perdue : une fois que la MRA émet son permis, elle se braque quand il s’agit de le révoquer. Et dès lors, ce qui n’est pas interdit est autorisé de facto.
Pour de nombreuses agences immobilières, Roches-Brunes est considéré comme un quartier résidentiel ayant une très bonne côte, surtout auprès d’un segment composé de professionnels et de cadres du secteur privé. Cela rejoint la perception populaire, plus particulièrement à Beau-Bassin et à Rose-Hill, où l’on considère que c’est le quartier représentatif de la moyenne bourgeoisie des villes-sœurs. Mais certains agents réalisent que la réputation du quartier se dégrade. Les résidents ont un dispositif d’observation du voisinage avec un relais d’informations via Facebook. Il n’y est pas seulement question des chiens qui font leurs vacarmes, mais aussi de motos aux échappements bruyants, de voitures aux basses faisant trembler les vitres et du passage de jeunes qui s’égosillent pour placer leurs jurons au-dessus du niveau des haut-parleurs qu’ils portent en bandoulière. Il faudrait toutefois ne pas s’arrêter à ces manifestations d’incivisme sans en considérer les causes.
Comme dans de nombreuses autres régions, l’une des causes majeures de ces incivilités est la vente d’alcool par des commerçants indélicats. C’est ce qui affecte plus particulièrement les quartiers pauvres résultant de l’urbanisation sauvage caractérisant la périphérie des villes. Et c’est ce qui distingue ainsi certains quartiers où les lotissements mieux planifiés génèrent une densité de population plus équilibrée et par là-même une forme de voisinage auto-régulée. C’est le cas de Roches-Brunes. En règle générale, tous les commerçants de cette localité entretiennent des rapports de bon voisinage avec les riverains. Mais, comme pour s’assurer que la règle soit conforme à ce qui la définit, le gérant de La Comète Mini Shop se sacrifie pour la cause de l’exception !
L’alcool, il n’y a pas meilleur remède pour se remettre des beuveries de la veille. Ainsi, on démarre dès lundi matin pour aller d’un pas fringant gagner son pain. Nous sommes encore dans le réglementaire, avec ceux qui glissent leur remontant dans leur sac pour se rendre à l’arrêt d’autobus. C’est après, quand le quartier s’est vidé de son lot de résidents partis travailler, que la clientèle habituelle se pointe. L’alcool enlève les inhibitions, dit-on. Il a d’autres vertus : il rend la parole plus fluide et à partir de là, même les réparties peu brillantes sont balancées avec les invectives les plus bruyantes. Et quand les langues finissent par s’alourdir, les pleutres et les frustrés se découvrent des hardiesses belliqueuses…
Paroles d’ivrognes, du n’importe quoi ?
« L’environnement calme » vanté par les agents immobiliers est devenu plutôt tumultueux dans cette partie de Roches-Brunes. C’est seulement quand elle est mandée sur les lieux que la police réalise qu’il s’agit d’un de ces endroits où de toute la ville on sait qu’on y vend de l’alcool quand les boutiques sont fermées. Ainsi, jusqu’à très tard dans la nuit, des motos et des voitures défilent dans le coin. Et, désormais, les clients nocturnes ne se donnent même pas la peine de repartir avec leurs bouteilles. Puisqu’ils sont tolérés par le gérant de l’établissement, ils consomment sur place. Jusqu’à plus soif. Oui, car pour la vessie, ils font le vidange contre le mur de Mme. L.
Mais, au bout du compte, Mme. L. en a eu marre que cette engeance s’installe contre son mur pour picoler et que, chez elle, ça sente l’urine de soûlards. Alors, elle a décidé de mettre des plants à épines contre son mur à l’extérieur. Et les plants ont commencé à pousser… Considérant que cela incommodait les clients de La Comète, l’un d’eux s’est même pointé avec un sécateur ! Mme. L. s’est présenté juste à temps face à ce jardinier (bénévole?) qui, alcoolisé comme à l’accoutumé, a poussé la mauvaise foi jusqu’à suggérer qu’elle le menaçait. L’échange a pris fin par une déclaration d’intention du jardinier éconduit, une menace à peine voilé à l’effet qu’elle la ferait quitter les lieux !
Faut-il accorder de l’importance aux paroles d’ivrognes ? « Un ivrogne, ça raconte n’importe quoi, surtout la vérité », affirme Daniel Pennac1. Le prix Renaudot 2007 n’a pas vraiment besoin de trouver des particularités aux ivrognes Mauriciens ; son adage fait partie des règles universelles. Dans la vidéo qui accompagne cet article, l’un de ces ivrognes finit par inviter Mme. L. à s’adresser à la police… car. Dit-il, les ennuis viennent du fait que le commerçant leur sert à boire !
Cela fait des années que cela dure et que les gens s’en plaignent. La police se présente seulement quand ça dégénère. Mme. L. ne peut plus recevoir ses proches chez elle puisque chaque week-end les convives de La Comète s’invitent contre son mur pour pique-niquer. Comme ceux-ci ont les hauts-parleurs éructant à plein régime, ils doivent parler fort pour se faire entendre. Et, dans le salon de Mme. L comme dans tout le voisinage, on ne les entend que trop.
Un permis accordé peut être résilié se dit Mme. L. qui, à la fin de 2017, décide de recourir à la MRA. Elle écrit une première lettre qui apparemment passe à la trappe. Mais elle est persévérante ; mère d’une jeune fille qui grandit en voyant et entendant tout ce qui rend les hommes répugnants, elle sait qu’elle ne doit pas se résigner. Elle finit par obtenir l’adresse mail de Sudhamo Lal, le directeur général de la MRA. Elle lui fait parvenir un mail le 22 janvier 2018 et met sa première lettre contenant ses griefs en pièce jointe. En fin d’après-midi, le même jour, Sudhamo Lal transfère la lettre à Dhanraj Ramdin : « Director, OSD For necessary action, please ». L’OSD, c’est le « Operational Services Department ». Jacques Kelly, l’adjoint, est en copie du mail et c’est lui qui va assurer le premier suivi.
En résumé, la MRA informe Mme. L. que « we will initiate appropriate actions to ascertain that the holder of the licence (Mrs Anita Dookhit) fully complies with the rules and regulations in force in respect of the issue of the said licence to her ». Deux ans après, M. Kelly est à la retraite et, comme la nuisance persiste, il est évident et indéniable que les actions de la MRA étaient loin d’être appropriées.
La violence des pouvoirs publics
Au vu du dossier, Mme. L. se rappelle au souvenir de MM Lal et Kelly en octobre 2018 et leur fait comprendre qu’elle « strongly object to the renewal of the liquor off licence in the name of the owner of the building, Mrs Dookhit ». Ce nouveau mail est mis en veilleuse durant un mois au sein de l’OSD et le 8 novembre, Mahmad Oozeer, « Section Head » de la section « Service Delivery » de l’OSD, envoie un mail à Praween Bhowany : « Please refer to email below. Kindly process ». Bhowany s’exécute dans l’heure ! A 10:55, suite au mail reçu à 09:53, il envoie un mail à Mme. L pour lui apprendre que la MRA a « several times visited the concerned shop. We even called at your residence but there was nobody. We have already warned the shop owner though at the time of our visit the neighbourhood was calm ».
Trop forts ces agents de la MRA. D’une part, ils auraient effectué plusieurs visites et quand ils passent voir Mme. L. celle-ci n’est pas là. Encore un peu, il lui reprocherait d’avoir posé un lapin à ses collègues ! Puis, ils auraient donné un avertissement au gérant du commerce et, note M. Bhowany, au moment de cette visite tout était calme dans le voisinage. Et qu’en était-il des autres visites ? Mme. L. entendrait-elle des voix ? Mais, M. Bhowany sait noyer le poisson. Il termine sa missive par ses mots apparemment rassurants : « An Objection Committee meeting will be held soon to hear your objection to the renewal of the said licence ».
Décembre 2018, le fameux comité se réunit pour examiner les griefs de Mme. L. Celle-ci apporte les preuves en image des incivilités qui ont cours devant son domicile et, en outre, elle explique au comité que Mme. Dookhit, la détentrice du permis, loue son emplacement à des tiers. Mme. L. fait aussi ressortir qu’en quinze ans, la détentrice du permis en serait à son troisième locataire. Mme. Dookhit se contentera de prétendre que les gérants actuels sont des proches avec qui elle aurait des liens de parenté.
Le 3 février 2019, s’apercevant que le commerce poursuit ses activités nuisibles, Mme. L. écrit à nouveau à la MRA. A M. Oozeer, elle explique qu’elle n’a toujours pas été informée de la décision du comité examinant les objections. Elle fait valoir que, quand bien même que Mme. Dookhit aurait prétendu que ses locataires seraient des proches, le permis de vente d’alcool est octroyé à titre nominatif et non pour être exploité par des tiers !
M. Oozeer va littéralement envoyer paître Mme. L. Elle n’obtiendra aucune réponse. Pas la moindre information au sujet de la décision de la MRA. Le 8 février, Mme. L lance un nouveau mail, adressé cette fois à M. Bhowany, mais avec les mêmes en copie. Il est 22:49, c’est clair qu’elle n’en peut plus. Et pour cause. Son récit : « The Police has come at 22.18 and requested all to leave and asked the tenant to close, ten minutes later they are still open, lights on, clients inside, shutters down, but… ». Sauf que par quatre fois, le gérant a tiré son rideau de fer pour laisser partir ses clients. Et ceci après la descente de police !
On sait que Mme. L. écrit une nouvelle fois à l’administration de la MRA en janvier 2020. Le mail est adressé cette fois à M. Sookoo. Parmi les buveurs qui font la fête adossés contre son mur, Mme. L. filme le propriétaire de l’immeuble et envoie cet élément à la MRA ! L’organisme se mure toujours dans son silence.
Même pour notre questionnement dans le cadre de cette enquête, la MRA mettra un mois à nous répondre ! La question, en deux parties, était pourtant des plus simples : La procédure établie pour faire opposition au renouvellement ainsi que celle relative à l’annulation du permis pour mésusage, négligence et nuisance à la communauté environnante ? En résumé, cette procédure s’inscrit sous la « Excise Regulation » qui, entre autres, rappelle que le DG de la MRA est habilité à révoquer le permis en vertu de la section 49 de la Excise Act de 1994.
Cette procédure prévoit que des personnes autorisées puissent objecter à l’émission ou au renouvellement d’un permis de vente d’alcool, moyennant qu’ils le fassent dans une période de 21 jours avant l’expiration dudit permis. Le propriétaire de l’immeuble ou ceux qui résident dans un périmètre de 400 mètres de ce lieu de commerce sont éligibles à l’initiation de cette procédure d’objection. De même, le responsable d’un lieu de culte ou le gérant d’un établissement scolaire. Ils doivent signifier leur objection par voie épistolaire. Voilà, ça tient en un seul paragraphe et on vous met le verbatim plus bas2. Ce copié-collé de la réglementation équivaut à un mois d’attente !
Quoi qu’il en soit, selon l’administration de la MRA, il faudrait que toute objection soit formulée par les ayants-droits 21 jours avant l’expiration du permis de vente d’alcool pour que celui-ci soit éventuellement résilié. Et pourtant cela fera bientôt trois ans que Mme. L. s’échine à faire la démonstration de cette nuisance que les préposés de la MRA sont incapables de constater. Imaginez maintenant ceux qui ne connaissent ni la procédure et encore moins la date d’expiration du permis du commerçant qui autorise la consommation d’alcool devant son établissement et qui en vend de jour comme de nuit… En clair, il faut endurer la nuisance durant une année pour recourir à la procédure d’objection, somme toute, inutile!
Monnayer le permis… Un trafic ?
Mais, à bien considérer ce mutisme prolongé de l’administration, il se pourrait bien que cette fois Mme. L. ait mis le doigt là où ça fait mal. En appuyant un peu, le pus accumulé pourrait éventuellement s’en dégager…
Il y a, en effet, la rumeur selon laquelle certaines personnes obtiendraient des permis de vente d’alcool comme d’autres reçoivent des patentes de taxis. En somme, selon la perception populaire, travailler à l’élection d’un candidat permettrait d’accéder à ces précieux sésames. Et, le bénéficiaire peut alors exploiter son permis en le monnayant auprès de tierces personnes. La rumeur serait-elle infondée ?
N’écartons pas trop vite cette perception populaire ; elle n’est pas toujours erronée. Elle pourrait même avoir de solides fondements. Nous ne pouvons établir, à ce stade, que les permis seraient obtenus au titre de récompenses politiques ; par contre, l’exploitation de permis auprès de tierces parties semble être une pratique bel et bien établie. Une exploitation qui se pratique très ouvertement. Au point où, soit parce qu’ils sont assurés de l’impunité ou pour faire la nique à l’administration de la MRA, les détenteurs de ces permis osent même en faire l’annonce sur Facebook !
La violence des pouvoirs publics envers les administrés se pratique de manière sournoise. Les fonctionnaires se passent les dossiers comme les footballeurs étourdissent leurs adversaires avec des dribbles inattendus. L’illusion est déroutante quand le joueur virevolte tandis que la balle reste immobile… Le but est d’essouffler l’adversaire. Jusqu’à l’écœurement. Celui des victimes de cette nuisance de voisinage participerait-il à l’ivresse des puissants ? Alain, le philosophe, trouvait que « l’effet de l’ivresse est d’abolir les scrupules du sentiment… »
Joël TOUSSAINT
1Daniel Pennac – La Fée Carabine, 1987, Gallimard (Collection Folio).
2An authorised person may, before a Part II licence is renewed, by written notice to the licensing authority, object to the renewal on any reasonable ground.
No notice of objection to the renewal of a Part II licence shall be entertained unless it is received by the licensing authority not later than 21 days before the date on which the licence is due to expire.
Authorised person means –
(i) the owner of the premises used or intended to be used as licensed premises;
(ii) the owner or occupier of any property situated within a radius of 400 metres from the premises used or intended to be used as licensed premises;
(iii) a person in charge of a place of worship;
(iv) the manager or principal of a school.
The Director General may revoke a licence as per Section 49 of the Excise Act 1994.