Pour une relecture contemporaine de Malcolm, l’Indocile.

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Temps de lecture : 7 minutes

Hommage d’un lecteur assidu pour les 40 ans de son décès

Malcolm de Chazal: Rester « implacable et dur, ferme et indomptable »

Parmi les penseurs et écrivains mauriciens, plusieurs trouveraient naturellement place dans la catégorie des indociles si l’on en créait une. On y trouverait, en vrac, Savinien Mérédac, Basdeo Bissoondoyal, Marcel Cabon, André Masson, Edouard Maunick, René Noyau, pour n’en citer que quelques-uns… Mais celui qui est présent dans toutes les mémoires en termes d’indocilité est bien Malcolm de Chazal qui a, tout au long de son cheminement personnel et artistique, affronté une ambiance critique locale sévère… Malcolm, fouka, scandaient même des groupes d’élèves du Collège Royal de Curepipe lorsqu’il passait devant les grilles pendant les heures de récréation… Ce fou de Malcolm, disait-on dans certains salons huppés de la bonne société… Ses livres se vendaient mal. Ses expositions étaient boudées. Seule une poignée d’intellectuels appréciait son cheminement, ses chroniques de presse décapantes, la naïveté apparente de ses coups de pinceaux et ses couleurs aux reliefs éclatants. Son secret ? Rester « implacable et dur, ferme et indomptable, » selon ses propres mots.

En effet, entre insultes et louanges, quolibets et encouragements, noms d’oiseaux et appréciations sincères, Malcolm de Chazal a su garder le cap même si, dans une lettre en date du 16 octobre 1949, certainement écrite dans un rare moment de déprime ou de colère face aux provocations incessantes, il se laisse aller à évoquer sa situation à Maurice pour la revue surréaliste La Nef : « Je suis totalement incompris à Maurice, piétiné moralement, ignoré. Je ne compte pas plus parmi mes compatriotes qu’un mendiant au coin de la rue ou un portefaix. Je subis l’affront contemporain, comme tous les novateurs. Ce point est capital pour les biographes futurs et pour comprendre immédiatement l’état ambiant où Sens-Plastique a vu le jour. L’opposition certes a exigé de moi des efforts innombrables, mais cette opposition aurait pu me briser. »[1]

Plus largement, l’opposition à Chazal était aussi culturelle et littéraire car il était celui qui n’acceptait aucun compromis par rapport à la nomenklatura locale et ses diktats. Il se savait en recherche et qui dit recherche dit, parfois, errance. Son errance le mènera à s’exprimer selon autant de genres[2] qu’il considère comme aptes à véhiculer sa pensée : des essais d’analyse économique, des aphorismes par milliers, un roman mythique recréant son île selon son imaginaire, plusieurs pièces de théâtre dont il brûle certaines, des contes étranges et occultes, des contes dits enfantins, des essais métaphysiques (26 entre 1950 et 1956), des chroniques de presse (plus de 900 entre 1948 et 1980), des poèmes à sa manière, des milliers de tableaux… L’artiste intégral, comme il se qualifie, vaincra.

Aujourd’hui, 40 ans après son décès, l’œuvre de Malcolm de Chazal reste appréciée de par le monde et ceci est de loin une très bonne nouvelle. La raison est probablement parce que cette œuvre n’a pas encore délivré toute sa puissance. Lors de la conférence internationale que j’avais organisée en 2012 sous le titre générique Malcolm de Chazal, hier et demain, j’affirmais que Chazal avait, hier, surtout créé pour demain. Cette intuition me semble en voie d’être confirmée par plusieurs événements récents : l’engouement progressif pour la peinture de Chazal qui, ces 10 dernières années, est de plus en plus présente et recherchée dans les grandes maisons de vente aux enchères (Drouot, Artcurial, Christie’s, Sotheby’s,…) ; la mise sur le marché de nombreux faux tableaux signés Chazal et fabriqués industriellement (on ne fabrique pas de faux concernant des peintres ne valant rien) ; l’augmentation significative du nombre de langues dans lesquelles Chazal est de plus en plus lu (allemand, danois, anglais, espagnol, slovène,…) ; la publication en 2019 d’un numéro spécial sur Chazal – une grande première – par la prestigieuse revue Europe qui, depuis bientôt 100 ans, est une revue littéraire d’audience internationale ; la sortie en ce mois de juillet 2021 d’une nouvelle édition de la version anglaise de Sens-Plastique ; la place accordée à Chazal dans un ouvrage intitulé Admirations et sorti en juin 2021…

Ecrire en dehors de la littérature

Admirations est signé de Boris Wolowiec dont l’ouvrage porte sur son admiration pour 3 artistes : Chazal le Mauricien qu’il qualifie de génie mystique de la sensation, Jackson Pollock, le peintre expressionniste abstrait américain et Tarkovski, le cinéaste russe. Aucun auteur n’est apte à rivaliser avec la puissance de révélation sensorielle de Chazal, pas même Shakespeare ou Lautréamont, affirme-t-il d’emblée, ajoutant : Malcolm de Chazal n’appartient pas à l’histoire de la littérature. Et c’est très bien ainsi. Malcolm de Chazal apparaît plutôt en effet comme celui qui écrit en dehors de la littérature.

Le génie invente l’enfance comme forme indestructible du futur, comme forme immortelle du futur.

Wolowiec est sans doute le premier à livrer, sur presque 40 pages, non pas une étude universitaire ou académique, mais plutôt des réactions spontanées de lecteur. Et c’est sans doute parce qu’il n’a rien à démontrer mais surtout témoigner que sa lecture gagne en relief et en puissance. Voici quelques extraits, livrés sans commentaire tant ils sont limpides et vrais :

  • Malcolm de Chazal apparaît à l’évidence comme un génie. Malgré tout il n’est pas certain que Chazal soit un génie de la littérature, ni même un génie de l’écriture. Chazal apparaît plutôt comme un génie de la sensation, un génie de la sensation inscrite, un génie de la sensation inscrite à la surface du papier. Lire Chazal, c’est savourer l’extase insensée d’apparaître à chaque instant enseveli à l’intérieur d’une avalanche de sensations.
  • Chazal affirme l’énigme de la sensation, l’énigme immédiate de la sensation. Écrire pour Chazal, c’est simplement répondre à l’énigme du monde, à l’énigme de la présence du monde par l’énigme de la sensation.
  • Chazal à l’inverse de Rimbaud n’annonce pas des visions qui restent finalement virtuelles. Chazal ne prophétise pas des visions. Chazal inscrit simplement des sensations insensées.
  • Pour Chazal, écrire ce n’est pas raffiner les structures du langage afin d’atteindre le monde. Pour Chazal, écrire ce serait plutôt court-circuiter la structure rationnelle du langage par l’éclair sensoriel de l’imagination, par l’éclair sensuel de l’imagination.
  • Chazal invente ainsi une forme d’écriture qui essaie d’accomplir à chaque instant la coïncidence intégrale des cinq sens.
  • Pour Chazal, chaque fragment de chair dispose ainsi de cinq sens. Ainsi par exemple, le sexe touche, le sexe voit, le sexe hume, le sexe goûte, le sexe entend. Ou encore le cou touche, le cou voit, le cou hume, le cou goûte, le cou entend. (…) Et c’est précisément cette projection imaginaire des cinq sens à l’intérieur de chaque fragment de la chair qui provoque l’incroyable sensualité de l’écriture de Chazal.
  • Chazal n’écrit pas des visions. Chazal écrit ainsi plutôt des voluptions. Chazal écrit des révélations de volupté. Chazal écrit des révélations immédiates de volupté, des certitudes immédiates de volupté.
  • Pour Chazal, imaginer, c’est aussi se métamorphoser en femme. Pour Chazal, imaginer c’est aussi le geste de sentir le monde à la manière d’une femme. Chazal considère en effet que seule la femme dispose de l’aptitude spontanée à enjamber instantanément les formes et les événements afin de révéler des correspondances inouïes.
  • Écrire pour Chazal c’est savoir se transformer en femme parce que Chazal considère que la femme dispose de plus d’intuition sensorielle que l’homme.
  • L’écriture de Chazal n’utilise pas les mots en tant que signes. Chazal affirme plutôt chaque mot comme geste, comme geste de la sensation.
  • Chazal ne s’intéresse pas au langage. Chazal ne s’intéresse pas aux mots. Chazal essaie plutôt de construire une cathédrale de sensations. (…) Ainsi, paradoxalement, c’est la simplicité même de l’écriture de Chazal qui la rend difficile pour les lettrés.
  • L’écriture de Chazal affirme le geste d’envisager le monde par les coïncidences symboliques de la sensation, par les connivences métaphoriques de la sensation.
  • L’écriture de Chazal apparaît comme une forme de christianisme cosmologique, de christianisme paradoxalement panthéiste.
  • Écrire pour Chazal c’est devenir le Christ du monde, le Christ de la matière du monde, le Christ de la présence du monde. Chazal invente ainsi une forme de christianisme païen ou une forme de paganisme christique.
  • Chazal a le sentiment que la peinture apparaît comme le plus important des arts.
  • L’audace de Chazal, c’est ainsi d’essayer d’écrire comme un peintre, c’est-à-dire d’écrire par gestes de silence, par gestes de silence de la couleur. Les phrases de Chazal apparaissent ainsi comme des phrases sans dessin, des phrases de couleur sans dessin.
  • Ainsi pour Chazal le génie ne retrouve pas l’enfance, le génie ne retrouve pas l’enfance qui a été perdue, qui a été perdue dans le passé. Pour Chazal, le génie parvient plutôt à créer l’enfance, à créer l’enfance au futur. Le génie invente l’enfance comme forme du futur. Le génie invente l’enfance comme forme indestructible du futur, comme forme immortelle du futur.

Retrouver Malcolm. Retrouver le génie en lui. Retrouver la féerie en sa peinture. Retrouver le solaire dans ses couleurs. Retrouver l’île Maurice dans ses projections de poète, de peintre, de citoyen, de patriote. Retrouver la délivrance promise, la libération absolue. Voici un beau programme pour célébrer ce voyant disparu il y a 40 ans, plus précisément le 1er octobre 1981, ne serait-ce que pour donner corps à sa profession de foi d’artiste qu’il définissait 20 ans plus tôt, le 14 octobre 1961, dans le quotidien Le Mauricien comme suit : « Pourquoi écrire ? Eh bien, parce qu’il faut que l’arbre donne ses fruits, que le soleil luise, que la colombe s’accouple à la colombe, que l’eau se donne à la mer, et que la terre donne ses richesses aux racines de l’arbre. Pourquoi écrire ? Mais afin de se donner. Et le don enrichit. Cette ‘richesse’ grandit la personnalité. Et l’on monte. Où ? En soi-même. J’ai nommé la délivrance. Il n’y a pas d’autre forme de libération ».

Robert Furlong, Président de la Fondation Malcolm de Chazal, 2011-2014

Robert Furlong

Admirations, Bruno WOLOWIEC. France (Sevrier) : Ed, Les Météores, 2021. ISBN : 978-2-9560113-3-0


[1] Cernéen, Mauricien (feuille commune), L’incompris, 27 avril 1949. La lettre en référence est datée du 16 octobre 1948.

[2] Pour plus de détails, voir mon article Malcolm de Chazal, poète et artiste intégral in International Journal of Francophone Studies, volume 13, numéros 3&4, Bristol, U.K.,2010.


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