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Prakash Neerohoo
Les Etats-Unis, deuxième plus grande démocratie dans le monde après l’Inde, nous ont donné ces derniers jours une belle leçon en matière de séparation des pouvoirs et d’indépendance du judiciaire. Comme toute grande société démocratique, les Etats-Unis ne sont pas une fédération parfaite d’Etats unis par un destin commun mais, à plusieurs reprises durant leur histoire, ils ont prouvé que les contre-pouvoirs et les garde-fous contre les abus de pouvoir dans le système politique (ce que les politologues américains appellent « check and balances ») fonctionnent à merveille lorsque les institutions jouent leur rôle efficacement.
Ainsi, la décision de la Cour Suprême des États-Unis de rejeter une motion de l’Etat républicain de Texas demandant que les résultats de l’élection présidentielle du 5 novembre dernier soient annulés revêt une importance particulière dans les annales politico-constitutionnelles du pays. Après le verdict de la Cour Suprême en faveur du candidat républicain George Bush dans le litige l’opposant au démocrate Al Gore à la suite de l’élection présidentielle de 2000, on ne s’attendait pas à ce que la plus haute instance judiciaire du pays soit sollicitée de nouveau pour statuer sur l’issue d’une élection présidentielle. Or, l’histoire s’est répétée, mais cette fois-ci la Cour Suprême a agi promptement pour déclarer nulle et non avenue la motion de contestation de l’élection du candidat démocrate Joe Biden.
En effet, au nom de tous les Etats républicains de la fédération américaine, l’Etat du Texas avait déposé une motion auprès de la Cour Suprême demandant que les résultats de l’élection en faveur de Biden dans quatre Etats (Pennsylvanie, Georgia, Michigan et Wisconsin) soient invalidés pour cause d’irrégularités alléguées. Les démocrates y ont vu une tentative de coup d’Etat légal visant à renverser le verdict des urnes. La Cour Suprême ne s’est pas prêtée à ce jeu anti-démocratique. Auparavant, la Cour supérieure dans ces quatre États individuels, saisie de motions de contestation déposées par les avocats du candidat républicain, avaient rejeté les allégations de fraude électorale. La Cour Suprême a sanctionné leurs verdicts par son propre jugement rendu jeudi dernier en deux lignes disant essentiellement que la motion de l’Etat du Texas n’avait aucun mérite.
La décision de la Cour Suprême, bien qu’elle ait une majorité de juges conservateurs dans ses rangs (cinq conservateurs contre trois démocrates avec le Chef-Juge comme arbitre), témoigne de l’indépendance de la plus haute Cour aux États Unis. Les démocrates craignaient que cette majorité conservatrice agisse idéologiquement pour invalider le verdict des urnes. Or, la Cour Suprême a formulé sa décision en se fondant sur le droit avant même de considérer les évidences, s’il y en avait, qui devaient être produites pour soutenir la motion. En statuant que le Texas, comme État individuel, n’avait pas d’intérêt intrinsèque (judicial interest) pour contester l’issue d’une élection fédérale, la Cour Suprême a permis à l’Etat de droit américain d’être sauvé d’une instrumentalisation partisane et a reconnu l’essence du fédéralisme américain, lequel repose sur la juridiction des Etats individuels en matière d’élections. Parallèlement, le monde tourné vers la civilisation de la démocratie a poussé un soupir de soulagement car le détournement du plébiscite populaire dans un pays aussi puisant que les Etats-Unis aurait eu des ramifications politiques dans d’autres pays qui font face à la menace totalitaire.
Avec une avance de 7 millions de voix sur son adversaire, Joe Biden a remporté l’élection en obtenant 81,3 millions de voix, un record pour un président élu. Il a obtenu 51,4% de suffrages universels, ce qui dépasse la barre minimale de 50% pour revendiquer une légitimité incontestable. À titre de comparaison, les partis élus à Maurice en 2019 ont obtenu 37% de voix selon le scrutin trinominal à majorité relative. Des pétitions contestant les résultats des élections législatives dans certaines circonscriptions du pays ont été déposées il y a un an. On attend avec une immense patience le verdict de la Cour Suprême.
Quels sont les enseignements des décisions des Cours américaines pour la démocratie mauricienne ? La leçon principale pour Maurice est que l’efficacité de l’Etat de droit dépend des Cours de justice indépendantes qui agissent ponctuellement et avec célérité pour se prononcer sur des affaires cruciales au bon fonctionnement du système démocratique, telles que des pétitions électorales, par exemple. Dans une démocratie républicaine, la Cour Suprême demeure l’ultime arbitre des contentieux entre les deux armes de l’Etat (Législatif et l’Exécutif) et entre le pouvoir et les citoyens.
Ainsi, un député élu s’estimant lésé dans ses droits par sa suspension de plusieurs séances du Parlement sur une proposition de la majorité est habilité à en appeler à la Cour. La Cour est-elle disposée à interpréter les règles de fonctionnement de l’Assemblée législative, l’arme législative de l’Etat ? Attendons voir. Rappelons que dans le passé (plus précisément après les élections de 1991) la Cour Suprême avait invalidé une motion de la majorité visant à déclarer vacant le siège d’un député, en l’occurrence Navin Ramgoolam, pour cause d’absence prolongée. L’ex-juge Rajsoomer Lallah avait qualifié la motion de « colourable device ». Par ailleurs, un citoyen insatisfait de l’acte ou de la décision d’un haut officiel, (disons un ministre), peut, avec le consentement du Directeur des Poursuites Publiques (DPP), engager une poursuite privée en Cour contre celui-ci. Le DPP a d’ailleurs, plus d’une fois, montré son indépendance en instituant une enquête judiciaire sur la mort d’un homme. Il est heureux que le projet de commission de poursuite envisagée en 2016 pour chapeauter le bureau du DPP n’ait pas abouti.
Dans toute démocratie parlementaire où le judiciaire agit comme garant de la Constitution, la séparation des pouvoirs demeure le rempart institutionnel contre les tentations autoritaires. Tant qu’elle est effective, comme aux Etats-Unis.