Histoire d’un fatras

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Temps de lecture : 7 minutes
A l’annonce du confinement, faute de préparation, les foules s’élancent vers les supermarchés

Les mesures du gouvernement instaurant le confinement et la mitigation1 en vue de freiner la propagation du virus Covid-19, ont fait apparaître les lignes évidentes d’une société morcelée. La réalité sociale ne se dispute pas quand les expressions restituent l’inconscient collectif tiraillé entre la crainte de mourir et l’envie de vivre. Cette réalité s’est révélée par le biais de ces mesures qui faisaient abstraction des plus vulnérables de la société et elle se traduit également dans les termes dont usent les dominants pour désigner ceux dont les attitudes lui semblent asociales. Le peuple mauricien était pourtant parvenue à vaincre ces positionnements clivés attestant des fractures sociales qui fragilisent une société au moment même où celle-ci a besoin de se battre contre un ennemi commun.

La fracture sociale est apparue comme une évidence indéniable dans le discours sur les réseaux sociaux. Avec plus de 700 000 comptes, la plateforme Facebook est une caisse de résonance qui ne peut être ignorée. On y trouve 66 % de la population et ce sont loin d’être des utilisateurs passifs. Au pays où les conduites inconscientes sont encore induites par les dispositions du Code Noir et les formes de stigmatisations bien caractéristiques des anciennes colonies de plantation, le discours oppose ceux qui s’estiment détenteurs incontestés de la légitimité à ceux qui, à défaut d’un discours structuré, n’ont pas voix au chapitre.

La situation professionnelle, économique ou matrimoniale attesterait d’une forme de réussite – ou, à l’inverse, d’un échec ou d’une rétrogradation – et ainsi se confère un statut social et la légitimité de la parole qui l’accompagne. Ceux s’estimant disposer d’une légitimité sociale incontestée et incontestable jettent un regard méprisant ou condescendant sur ceux qui demeurent des incapables, des vauriens ou, avec l’actualité de l’épidémie qui sévit : des « têtes brûlées », des « cocovid », ou des « sankonpran ».

Notre éditorial sur le sujet cliquez ici

Comment expliquer ces clivages jusqu’ici adroitement embusqués dans les formules plus policées du langage ? C’est possible si l’on peut se référer à un stade de pré-rupture qui permet de bien distinguer la fracture et les éléments historiques qui l’ont occasionné. Cette référence peut être très bien situé dans le temps car, à la fin des années 70, on assiste aux réflexions et aux actions d’une élite qui est résolument tourné vers ceux que le gouvernement de Seewoosagur Ramgoolam opprime. Certains propagandistes indécrottables voudront peut-être sauter à pieds joints sur la référence pour nous refaire « l’histoire d’un combat2 » mais, il convient de dire que le MMM a pu, en réalité, profiter d’une catégorie d’hommes qui, animés d’un souffle nouveau, aura apporté aux années de braise la flamme de nouveaux leaders…

Ne laisser personne en bordure de route

A la fin des années 70, il y a des hommes et des femmes qui s’engagent concrètement pour former de nouveaux leaders de manière méthodique. Ceux réunis au sein de l’Institut pour le Développement et le Progrès (IDP) viennent de divers milieux et ont fait vœu de combattre autant la lutte des races que la lutte des classes, ils ont lu Paulo Freire et privilégient l’approche d’une « formation du milieu par le milieu ». C’est ainsi que l’économiste Nikhil Tribohun apprenait la sociologie de son pays avec Marc Virginie qui lui vivait de petits boulots. C’est ce qui fera travailler ensemble le pragmatique musulman Eshan Abdool-Raman et le visionnaire romantique catholique Jean-Noël Adolphe. C’est ce qui fera chanter ensemble le fils de Runghen, le commissaire priseur du Marché Central, et celui de Sam-Foh, celui qui avait sa boutique alignée à la ligne droite du Champ-de-Mars. Le jeune infirmier Cadress Runghen et Claude Sam-Foh, enseignant au collège du Saint-Esprit (CSE), surprenaient leurs camarades réunis en session résidentielle à Petite Rivière en chantant ensemble le tube d’Ambitabh Bachchan, John Jani Janardhan.

Jean-Noël Adolphe, Claude Sam-Foh, Cadress Rungen, Ehsan Abdool-Raman
Des figures emblématiques de l’Institut pour le Développement et le Progrès (IDP)

Au-delà de l’anecdotique, on trouvait des leaders qui finissaient par incarner leurs messages. Claude Sam Foh n’était pas n’importe quel enseignant au CSE ; ses élèves découvraient dans ce chrétien, formé à l’exégèse biblique par Mgr. Lesouef, un parfait connaisseur de l’islam, un initié au rituel du namaz et qui faisait le ramadan. Cadress Runghen ne se contentait pas d’être un infirmier représentatif d’une forme de réussite sociale parmi les pauvres de Cassis ; alors que son lot d’amis et de voisins est décimé par le Brown Sugar au début des années 80, il crée et anime le Groupe A et se retrouve parmi les fondateurs du Centre d’Accueil de Terre-Rouge, le premier centre de sevrage de l’île.

Ainsi se réunissaient jeunes et moins jeunes, ceux des villes et des campagnes, tous engagés dans une lutte de libération sur les fronts de l’alphabétisation, des mouvements anti-casseurs, des credit-union, de l’agriculture et de la pêche, du management et du syndicalisme… Partant du paradigme contemporain fortement conditionné par le productivisme et la financiarisation, on pourrait trouver que ce mouvement avait investi de nombreux secteurs porteurs de l’économie de ce temps ; mais, au-delà des spéculations, l’élite de la fin du début des années 80, même si le terme « inclusif » ne polluait pas son champ lexical, était celle déterminée à ne laisser personne en bordure de route. Même pas les toxicomanes !

C’est ce substrat enrichie de la somme des expériences issues de la diversité qui permettra au MMM de prendre racine à la ville comme à la campagne. La direction du MMM saura aligner son discours sur le vœu d’une population travaillée de l’intérieur par ceux qui étaient parvenus à la réunir sur différents fronts à la fois. Ainsi, la population mauricienne, avec 30 % de sa force active au chômage, finit par mettre un grand coup de pied au derrière de Seewoosagur Ramgoolam qui avait rendu l’économie exsangue.

Mais neuf mois après avoir été porté au pouvoir par un 60/0 sans appel, le MMM se scinde et Anerood Jugnauth inflige une sévère défaite à Paul Bérenger. Ce dernier devrait longtemps regretter d’avoir tiré Jugnauth du Parquet où cet avocat plutôt moyen avait été casé après sa participation à la conférence constitutionnelle de Lancaster House en 1965. Il y était en tant que conseiller juridique de l’IFB et celui du parti sectaire All Mauritius Hindu Congress.

La centralisation du pouvoir

On n’a jamais véritablement pris la mesure des conséquences du divorce politique qui fit naître le MSM des entrailles du MMM. Bérenger et ceux qui lui restaient fidèles dénonçaient Anerood Jugnauth d’avoir, pour les élections de 1983, fait recruter pour le service civil un fort contingent d’un segment ethno-castéiste. Ainsi, de cette matrice du MMM d’où étaient sortis des moustachus bercés par les slogans unitaires « Enn sel lepep, enn sel nasyon », surgissaient cette fois des individus résolus à « protez nou montaygn » pour sortir un lot de la période des vaishs maigres. Ainsi fut fait. Une partie de l’élite de la fonction publique est, par conséquent, constitué de ceux qui ont grimpé les échelons autant qu’ils ont su afficher des fidélités et exprimé leurs reconnaissances durant ces trois décennies.

Au plan des Administrations Locales, on pourrait résumer cette histoire en se référant à ce slogan qui allait surgir dans l’après-midi du 22 août 1983, quand le MSM éclipse le MMM : « Gouvernman Lalyans, Minisipalité Lunyon ». A partir de ce moment, la bipolarisation partisane allait atteindre les corporations municipales. La bipolarisation partisane finira même par s’étendre aux conseils de districts et l’administration des villages dont la représentation était jusqu’alors non-partisane.

L’élite MSM, au sein de ce parti comme dans l’administration publique, allait œuvrer pour une centralisation du pouvoir et rien ne pourra contenir l’érosion des capacités décisionnelles des administrations locales. Même les jeunes élus des villages s’en rendent bien compte aujourd’hui : ce sont les PPS et les ministres qui s’amènent avec la MBC et les publications propagandistes pour partager molletons et repas chauds à chaque fois que les chemins se transforment en torrents, alors que ce sont les conseillers de villages qui veillent au bien-être des villageois au quotidien et se retrouvent en première ligne dès que les cases sont inondées.

Pourquoi importe-t-il d’en parler ? Parce que quand le Dr. Vasantrao Gujadhur, le directeur de la Santé publique, évoque un décès par famille au plan national, il ne dit pas que les dégâts seront plus conséquents là où il y a des facteurs favorables à la contamination par voie de propagation : la densité de la population, la proximité des maisons, l’exiguïté et la promiscuité, et surtout, compte tenu du facteur de comorbidité, les personnes diabétiques, ceux affectés par l’insuffisance rénale, les personnes âgés… Or, les responsables politiques ne sont certainement pas ignorants de cette réalité géographique et démographique à laquelle ils ont contribué autant par action que par omission en laissant les localités s’agglomérer pour créer cette conurbation dont nous disons qu’il s’agit d’un « couloir de la mort ». Impossible pour ceux-là de plaider l’ignorance : les patrons des entreprises politiques s’affrontent bien dans ces espaces et, pour l’avancement de leurs intérêts partisans et électoralistes, ils n’hésitent pas à prendre cette population en otage.

Vela Gounden, le président du conseil de village de Souillac
(Image Top FM – Capture video)

A partir de là, nos lecteurs devraient sans peine comprendre que les idéaux populaires qui avaient produit le 60/0 de 1982 n’auront duré que neuf mois, tandis que les enragés de la partisanerie politique ont eu tout le temps, en 36 ans, de distiller le venin des sectarismes multiples et variés. Ceux que des éditorialistes d’autrefois nous présentaient comme des « bêtes politiques » – comme s’il s’agissait d’une vertu – se sont comportés comme telles. A-t-on vu ces « bêtes politiques » se préoccuper de cette vaste étendue depuis trop longtemps soumise à une urbanisation sauvage ? Cette conurbation n’est quand même pas apparu comme les « koukoundi », ces champignons qui poussent après la pluie ! Or, c’est bien du laisser-faire politique qu’a surgi cette zone avec ses poches à forte densité d’une population fragilisée au plan économique et surtout au plan de la santé !

Et puisqu’il est question de centralisation, nous ne passerons pas sous silence ces tentatives du conseiller Vela Gounden pour que le pouvoir central tienne compte de ses administrés au village de Souillac. C’est à ce jour le seul conseiller de village qui a fait comprendre que le ministre de la Santé n’a jamais un tant soit peu avisé son conseil des dispositions à prendre alors que son village abrite le centre de quarantaine. Nous avons cherché à comprendre ce qui pourrait expliquer cette démarche bien singulière compte tenu de la multitude d’élus locaux qui gardent ce même silence qu’observe le Dr. Anwar Husnoo, leur ministre de tutelle… Nous pourrions tenir un élément de réponse en considérant que l’ancien karatéka qui a toujours fait du social dans son village est un leader formé… par l’IDP !


Découvrez dans l’article qui suit les grandes zizanies sociologiquement prédéterminées de l’histoire de Maurice.

De la fracture sociale à la zizanie totale

Adrien d’Epinay
par Denis Piat

1La distanciation sociale, par exemple, est un moyen de mitigation.

2Une publication du Mouvement Militant Mauricien, LEMWEE Graphics, Août 1983.


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2 commentaires sur « Histoire d’un fatras »

  1. Merci, pour ce vivifiant « roadtrip » dans l’arrière-pays du real-socialisme mauricien. On se rend compte de combien le Mauricien… le Monde a changé depuis !

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