Dhalpuri et mets tissés…

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Temps de lecture : 7 minutes

De la galette aux liens sociaux : la sociabilité alimentaire à l’étude

Indranee Kewal initie les participants à l’atelier à la préparation du dhalpouri destiné aux occasions festives

Pendant cinq jours (du 26 au 30 août), des chercheurs et des artistes se sont réunis en atelier afin de décortiquer le dhalpouri sous sa forme gustative, artistique, nutritive, idéalisée, socio-anthropologique… L’Institut Français de Maurice (IFM) et l’Institut Régional de Développement (IRD) de La Réunion n’ont eu aucun mal à convenir que le commissariat de cet atelier soit confié à André Béton, artiste, cuisinier et chercheur qui se définit lui-même comme « caritologue ». Et lui s’est tourné vers la Mauricienne Indranee Kewal et la Réunionnaise Amalia Irsapoullé pour qu’elles officient en cuisine et procurent les supports culinaires aux curiosités savantes d’une île à l’autre.

Cet atelier qui s’est déroulé en résidence à Rose-Hill a permis à des spécialistes de divers domaines de se pencher sur cette galette de pois chiche, devenue l’un des éléments communs aux cuisines créoles de La Réunion et de l’île Maurice. le Dhalpuri qui se définit littéralement comme un « pain de lentilles », se présente à Maurice sous forme de galettes légères à base de pois chiche vendues en paire sur tout le territoire. Il est garni de pois-citrouille (gros pois), de achards de légumes, de satini (chutney) pimenté et divers – mangue, coco, fruits de cythère, etc. – et autres trouvailles généreuses de légumes.

Laurence Tibère, directrice de recherche de l’IRD, a donc réuni de nombreuses ressources pour approcher le sujet au plus près. Ainsi, la chargée de cours du département de la nutrition à l’université de Maurice, Dr Prity Pugo-Gunsam, participait aussi à l’expérience. Elle est à l’origine du choix d’Indranee Kewal qui a une démarche très élaborée pour la confection de ses dhalpuri. En effet, celle-ci ne se contente pas de moudre le pois chiche pour l’incorporer à la pâte de farine ; elle prépare aussi à côté une sauce de massala qui va contribuer à la couleur et à la saveur de la galette et elle y ajoute de l’anis. Le résultat est absolument remarquable : tous ceux qui y ont goûté, même en quantité, ou avec un Saint-Emilion, ne se sont plaints de quelque aigreur à l’estomac.

Un « caritologue » pour l’étude de la sociabilité alimentaire

En faisant appel à André Béton, Laurence Tibère a eu la main heureuse. Une ou deux décennies plus tôt, l’homme était perçu comme un original, un artiste fantaisiste cuisinant pour ceux qui voulaient bien nouer des liens en venant visiter son atelier au Bourg-Murat. Aujourd’hui l’intuition d’André Béton est considérée comme le vecteur de l’authenticité autant de la cusine réunionnaise que de son sens du partage et de sa fierté d’avoir su préserver les bases de son caractère. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que Canal+ l’a intégré à sa programmation de production locale à La Réunion. Car, il y a un tourisme interne à La Réunion qui fait que l’on ne peut donner dans le cliché simpliste pour le touriste étranger qui lui se satisfait plus aisément de sa touche d’exotisme et du petit rhum arrangé qui ennivre et engourdit son sens critique. C’est qu’André Béton ne triche pas : c’est un lève-tôt qui réchauffe les matins des flammes du bois de son foyer et y défilent alors les marmites de ce diable qui fait de ses repas une expérience angélique !

Avec André Béton, chacun a eu la possibilté de s’exprimer par son savoir, qu’il s’agisse du vocabulaire et du sens des termes associés au dhalpuri en tant que galette et de tous les ingrédients et les mets qui y sont associés. Ainsi, Prity Gunsam nous explique que les méthodes d’Indranee Kewal relèvent davantage des pratiques élaborées pour les mariages et des fêtes familiales où les hôtes marquent leur distinction par ce niveau de raffinement. C’est donc un dhalpouri des temps festifs plutôt que celui des quotidiens de labeur qu’Indranee a préparé.

Le dhalpouri du commerce, c’est celui de la pause-déjeuner, le repas compté sur le temps de la « productivité », celui que l’on mange au coin de la rue en faisant attention de ne pas laisser un gros-pois s’évader pour atterrir sur la robe ou la chemise, quand ce n’est pas un vent impétueux qui fait valser la cravate ou le choli dans la sauce rougaille ! En revanche, on prend le temps de déguster le dhalpouri des repas de fête. Et là, souvent, on se retrouve dans la commensalité : on prend le repas à table aussi bien avec des voisins que la famille qui vient de loin. On mange avec sa famille comme avec ceux que l’on connaît à peine, voire pas du tout.

Des stagiaires de l’École de cuisine Aline Leal ont pu assister à ces échanges au cours desquels Indranee initiait Amalia, sa jeune consoeur Réunionnaise, à ses techniques. Leur intérêt était bien réel : le dhalpouri ne figure pas parmi les classiques qu’ils étudient à l’école. Toutes les sessions sont filmées : Giliane Soupe et Olivier Jacob, les vidéastes, se sont laissés captiver par la passion de ces acteurs qui jouent leurs propres rôles.

Pesto de mouroum et Kaloupilé en badja

Mais tout ne s’achève pas avec les images mises en boite. Il fallait une célébration pour marquer la finale et elle s’est tenue le vendredi 31 à l’IFM où étaient conviée une belle tablée de dégustateurs de divers horizons culturels. Pour l’occasion, Ismet Ghanti avait dressé un emblème totémique représentant le feu rougeoyant d’un foyer surmonté d’une multiplicité de disques jaunes sur fond noir : des dhalpouri sur des tawas !

Avec l’aide de l’équipe du restaurant de l’IFM, Amalia et Indranee ont apporté un élément inattendu : une déclinaison du « brède mouroum », le moringa. Ainsi, on s’est retrouvé d’un côté, avec un pesto de moringa et, de l’autre, avec des fleurs de moringa frites. Ajouté aux branches de « kaloupilé1 » frit en badja et des confits de margoze. Après ces entrées bousculant les registres classiques des repas mauriciens d’inspiration indienne, le dhalpouri se présentait cette fois sous la forme d’une galette de dhal plus basique, mais avec un assortiment de bringelles en chatini, de crème de haricots blancs, de légumes en sauce massala.

Les chercheurs avaient aussi pour mission de considérer la notion de commensalité2 très présente dans toutes les cultures, à Maurice comme à La Réunion. « Le DahlPouri coche toutes les cases de la commensalité et de la sociabilité alimentaire », constate André Béton. « Ce mets est consommé par tous les Mauriciens à l’extérieur de la maison, vendu par des porteurs à vélo, dans les petits restaurants dénommé souvent hotel, et, est aussi fabriqué à l’intérieur des familles ou ramenés (en takeaway) en quantité suffisante pour les besoins familiaux », poursuit-il.

La question de la sociabilité par le biais de l’alimentation est au fondement même de l’organisation sociale. Pour l’anthropologue, par exemple, se pose non seulement la question du partage et de la répartition des ressources, mais comment les pratiques culinaires et les modalités des repas participent au processus de socialisation.

La manière dont nous mangeons traditionnellement avec les autres, dans un espace et un temps spécifique, produisent la culture de la table. Le fait de manger seul est de plus en plus fréquent et se retrouve au cœur du questionnement dans la mesure où cette nouvelle pratique rompt avec ce rituel culturel. Mais on s’aperçoit que de nombreux bureaux disposent d’une salle à manger où chacun peut consommer le repas préparé à la maison ou le dhalpouri de commerce acheté au marchand qui s’est positionné au carrefour.

En milieu rural, la notion de commensalité prend une autre dimension : à Triolet, par exemple, un commerce de dhalpouri et de farata permet aux clients de s’attabler pour déjeuner. La commensalité ici se compose avec des gens qui ne se connaissent pas. Les commensaux sont comme aux temps des monarchies médiévales où l’on mangeait à la table du seigneur des lieux. Et, à bien voir, c’est le dhalpouri qui trône et réunit les inconnus à une même table. La galette de pois chiche aura ainsi montré qu’elle occupe une place toute particulière dans la culture de nos deux îles.


1  Dit « karipoulé » à Maurice.

2  Issu du latin médiéval, commensalis (compagnon de table) composé de cum (avec) et mensa (table, nourriture), la commensalité décrit l’acte de manger ensemble et de partager la même table.


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