La Corruption en Cinq Anecdotes…

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Invité par Transparency Mauritius, il y a trois semaines, pour un débat sur la question de la corruption dans ses dimensions sociologiques et anthropologiques à Maurice, je choisissais de recourir à cinq anecdotes provenant de mes quarante années d’exercice dans les métiers de l’information et de la communication pour poser un constat qui aurait peut-être quelque pertinence académique ou politique. C’est ce que je souhaite partager ici en résumant autant que cela m’est possible.

Anecdote 1 : Le marché noir du whisky

Dans les années 90, je me retrouvais à Londres au siège de United Distillers, le syndicat des producteurs de whisky du Royaume Uni, tout comme il y a ici un syndicat des sucres. Le directeur de cette institution avait consenti à me recevoir sachant que je cherchais à comprendre le niveau et les raisons du marché noir de whisky à l’île Maurice. Les institutions qui font leur boulot ne craignent pas les journalistes d’investigation. Au contraire ! Dans des secteurs où la responsabilité sociale des entreprises et du secteur est aussi engageante, ils savent reconnaître l’opportunité de jouer franc-jeu. Le whisky, en tant que produit, produit était devenu une monnaie d’échange dans le pays : les touristes sud-africains payaient la course de l’aéroport à Flic-en-Flac avec deux litres de Johnny Walker ou de Chivas Regal. Pour Grand-Baie, c’était trois. Le chauffeur de taxi, autant que son client sud-africain, connaissaient le tarif.

Le directeur de United Distillers me reçut chaleureusement et il fit mander le responsable du desk régional qui me remit tout un dossier avec divers éléments statistiques pour attester des flux du trafic qui aboutissait à Maurice. Mes indices sur le trafic s’étaient constitués par le biais des touristes Sud-africains, aussi ceux qui achetaient à prix bradé une dizaine de cartons pour des noces, ainsi que l’enrichissement surprenant de quelques douaniers. Ce n’était que le tip de l’iceberg. Les chiffres que j’avais entre les mains attestaient de volumes qui auraient fait plusieurs dizaines de conteneurs de vingt pieds !

Je découvrais un terme qui depuis est devenu bien familier dans le secteur des FMCG : la traçabilité. United Distillers avait convenu avec les producteurs de méthodes de codification permettant de savoir si certaines cargaisons étaient acheminées vers d’autres destinations que celles consignées sur les manifestes. Je cherchais, bien sûr, à comprendre comment de tels volumes pouvaient rentrer sur le territoire mauricien sans réelle difficulté. Je me souviens encore de la réponse qui me fut faite : « A 600 % de droits d’accises, ce ne sont plus des taxes, c’est de l’incitation au marché noir ! ».

Ce type d’explication c’est l’équivalent de l’uppercut qui vous envoie au tapis. Mes interlocuteurs m’expliquèrent que celui qui allait prendre des risques n’allait pas faire venir un conteneur, mais six voire dix. Pour peu qu’il ne soit pas dans le viseur des autorités, l’importateur pouvait mettre quelques caisses dans un conteneur avec d’autres produits et l’offrir à la saisie de quelques douaniers complices et le tour était joué. Les « terms of compounding », soit trois fois la valeur de la marchandise saisie, étaient insignifiants par rapport à la valeur du reste de la cargaison qui pénétrait sans encombre sur le territoire.

Le complément de mon enquête allait confirmer ces explications au-delà même des espérances d’un jeune journaliste d’investigation. Car, je parvins à démontrer que nos voisins seychellois avaient eu recours à la formule ad-valorem pour taxer non pas la qualité des produits alcoolisés mais plutôt le volume d’alcool. Ce qui rendait le prix des produits de qualité plus accessible par rapport à la guildive et au vulgaire tafia que l’on faisait passer pour du rhum dans la classification gouvernementale. Il y avait bien de « la tourbe dans l’alambic1 ». Le comble fut de découvrir le nom de l’ancien ministre des Finances dans la liste des actionnaires du producteur du Gros Mario !

Anecdote 2 : Les procès-baillons

Dans les années 90 toujours, j’avais réuni un dossier à charge contre le commissaire de police de l’époque qui avait saucissonné le contrat de renouvellement des motos et des voitures de la police de sorte à ne pas devoir recourir aux rigueurs des procédures d’appels d’offres établis pour ce type de contrats. En outre, le personnage avait un business sur fond de religiosité à Grand-Bassin et c’était la SMF qui s’en allait recueillir les dons des dévots et autres touristes qui visitaient les lieux.

Nous reçûmes la visite de quelques enquêteurs à la rédaction du quotidien Le Mauricien, des célébrités des Casernes Centrales plutôt embarrassés de jouer les harceleurs car ils savaient, autant que nous, qu’il n’y avait eu aucune infraction au Code pénal. Et l’affaire se solda, en effet, par une plainte dudit commissaire au civil. Valeur de la réclamation : Rs. 25 millions !

En somme, il s’agissait d’un montant qui, à l’époque, aurait achevé Le Mauricien. Comme je l’avais déjà révélé à nos lecteurs dans l’hommage que je rendais à Jacques Rivet qui nous a quitté il y a peu, mes collègues de l’époque, longtemps habitués au journalisme de facilité, n’étaient pas de ceux à me manifester leur solidarité. A ces difficultés inhérentes à l’investigation, ils préféraient tenir compte des considérations économiques pour leurs familles si leur gagne-pain était compromis. Plutôt que de leur en vouloir, j’offris ma démission à Jacques Rivet. Qui la refusa.

Au final, quand l’affaire allait être prise sur le fond, l’avocat du commissaire défunt annonça au juge Keshoe Matadeen que son client avait décidé de retirer l’affaire. Le procès-bâillon était manifeste, mais le procédé n’est pas réprouvé dans le droit mauricien. Le commissaire dût s’acquitter des frais de l’affaire. Et bien des mois après que votre serviteur ait quitté la rédaction du quotidien Le Mauricien, Bernard Sik-Yuen, le juge-puiné senior de l’époque, vint établir les faits reprochés au commissaire. C’était la validation de tout ce que j’avais avancé initialement.

Je faisais part à Son Excellence M. Vincent Degert, l’ambassadeur de l’Union Européenne, du fait que je me réjouissais de constater de mon vivant, trente ans après cette affaire, que l’organisation qu’il représente avait décidé d’agir contre ces procès-bâillons2. Serais-je toujours en vie quand Maurice parviendra aussi à bannir cette pratique honteuse ? Bien des politiques y ont recouru jusqu’ici. Et, malgré le fait que le fameux commissaire de police ait été mis à l’index dans le rapport d’un juge, cela n’a pas empêché le parti aujourd’hui au pouvoir de l’adouber par une candidature aux législatives et d’en faire même un ministre ! En voilà un dont le sort aura finalement été scellé par une nouvelle allégation de corruption… comme s’il n’en avait pas annoncé les couleurs !

Anecdote 3 : Délit, crime ou faute ?

A un syndicaliste, davantage craint qu’il n’est respecté dans le monde corporate, je disais que ses dénonciations de maldonne au sein d’une des plus grosses entreprises mauriciennes de l’époque ne pouvait aboutir. Il commença par me dire que je tenais ce point-de-vue puisque j’étais le responsable de la communication de la compagnie en question. Je lui fis comprendre que mon point-de-vue était purement intellectuel et que je l’échangeais avec lui dans un cadre purement amical. Je lui expliquais un principe en droit en ayant recours à une locution latine : « Nullum crimen, nulla poena, sine lege ». En d’autres termes : il n’y a pas de crime, ni de peine, s’il n’y a pas de loi.

Le crime que contemplait notre ami syndicaliste était celui qualifié d’« abus des biens sociaux ». Délit non inscrit dans le droit mauricien au moment où il intervenait. Ce délit fut reconnu l’année suivante et je suis encore bien attristé que de trop nombreux journalistes ne puissent encore faire la différence entre la faute, le délit et le crime. Et ce n’est pas par le biais de ce Media Trust fait de l’acoquinement politicien qu’ils y parviendront. Aussi, ce n’est guère étonnant que, faute d’y parvenir, ils sont réduits à n’être que des rapporteurs de propos de politiciens farfelues, ceux-là même qui se font élire dans des conditions plus que douteuses.

Anecdote 4 : Contribution à la Démocratie ou la Corruption de la Démocratie ?

Pour les élections de 2014, quelques patrons dont les entreprises figurent parmi le top 10 du pays sortaient l’argument d’une prétendue « contribution à la démocratie » pour justifier le financement qu’ils accordent à certains partis. L’argument refilé par une agence de communication est servi à pleine louche aux journalistes qui sont, soit de parfaits imbéciles, ou ont prétendu l’être. Sur le plateau d’une radio lors du dépouillement, on m’invite à commenter le processus de consultation populaire. J’avance que, quoi qu’en disent les leaders des partis et ces observateurs étrangers dont je questionne l’absolue cécité, que ces élections sont entachées d’irrégularités. Silence gêné sur le plateau et j’enfonce le clou : j’évoque le financement mafieux des partis considérés grands.

Mafieux pourquoi ? Parce que même si les montants figurent dans les comptes annuels, c’est le grand silence sur les montants alloués à chacun de ces partis qui, en outre, n’ont aucune entité légale ! Ces partis ne sont pas des ONG qui doivent satisfaire des critères d’éligibilité avant d’obtenir le financement de leurs programmes. Les ONG doivent faire valider l’état d’avancement de leurs projets à chaque étape prédéfinie pour qu’à chaque fois l’entreprise approuve de nouveaux décaissements.

Quels seraient ces programmes financés pour ces partis : les bannières et les affiches, les bus et le briani, l’animation des « bases » et la violence des tapeurs ? Ce silence qui finit par provoquer la mort d’un homme dans des conditions atroces ? Ce silence, n’est-ce pas cela l’Omerta ? Certaines de ces sociétés sont même cotés en bourse. Le FSC s’est-il jamais soucié de vérifier si ces dons ont reçu l’aval des actionnaires ? S’agit-il dans ce cas d’abus des biens sociaux ? Combien de ces « contributeurs à la démocratie » participent en réalité au « racket » politique et profitent ensuite de la collusion ?

Anecdote 5 : Développement durable, le cercle vertueux ?

A la fin de son mandat en tant que secrétaire général de la Commission de l’Océan Indien (COI), Jean-Claude de L’Estrac se rendit à Rodrigues pour lancer le programme de financement compensatoire pour la fermeture de la pêcherie des ourites. La ressource se raréfiait en même temps que la taille des ourites rapetissait. La fermeture temporaire allait permettre aux pieuvres de se développer en taille et les piqueuses d’ourites pouvaient ainsi espérer des revenus plus intéressants. D’autre part, cela permettait une gestion plus durable de la ressource puisque le temps de fermeture favorisait aussi la reproduction et le développement des pieuvres.

« Enn la moné zété », commentait un officier du ministère de la Pêche dans le cadre d’une conversation amicale. Son collègue alla même plus loin dans la spéculation : « Sa, li pé pran kas l’Union Européenne, li pé al fané ar Rodrigé. Démin to pou aprann li kandida dan Rodrig ! ». J’étais, pour ma part, persuadé que le programme allait réussir.

Conclusion : Quand la vertu est hors norme… Énorme !

Comme on peut s’en rendre compte, De L’Estrac n’a jamais été candidat à Rodrigues et, par ailleurs, le programme a connu un franc succès. Au point que les Rodriguais eux-mêmes ont souhaité deux fermetures dans l’année plutôt qu’une. Qu’est-ce qui explique que les deux agents de la Métropole mauricienne aient pu autant se tromper ?

Cette dernière anecdote contient, à mon avis, la notion qui nous permet de comprendre les circonstances dans lesquelles la corruption ne fonctionne pas, tandis que les quatre premières nous montrent les conditions qui lui sont favorables. Ces quatre premières anecdotes démontrent le caractère systémique de la corruption. Pablo Escobar était un grand philantrope et la mafia calabraise ne trafique pas que de la drogue, mais a surtout noyauté toute l’administration locale et une bonne partie des élus locaux. Mais la presse mauricienne continue de présenter la mafia autour de la seule activité du trafic des stupéfiants et participe ainsi activement à la perception d’une mafia essentiellement centrée sur le narcotrafic. Pourtant la première commission Rault nous a bien démontré la capacité de la mafia à s’acoquiner les policiers, les juges et les législateurs.

Et le déni du Mauricien, et des journalistes qui y contribuent, participe à la structuration de cette mafia qui a besoin de cet angélisme qui fait passer le mafieux pour un saint-homme. Car, autant que le commissaire de police d’avant, le fonctionnaire véreux est aussi celui qui aujourd’hui finance les cérémonies religieuses où le personnel politique défile et fait la une des journaux. Cela alors que personne n’aura retenu quoi que ce soit d’un quelconque enseignement du quidam qui officiait au nom de la religion !

Bref, nos deux amis métropolitains considéraient l’affaire avec le regard de ces Mauriciens que la corruption n’étonne plus. Mais, pas étonnant, par contre, pour qui connaît Rodrigues, et la population rodriguaise en particulier. Car, la notion du « bien commun » est très prégnante dans la société rodriguaise. Certainement, loin d’être vague, comme cette éthique devenue trop élastique à Maurice.

La comparaison serait peut-être douloureuse pour le Métropolitain mauricien, mais le statut de colonisateur n’exempte pas de nécessaires introspections. A Maurice, la revendication de l’individualisme se pose comme si le libre arbitre pourrait s’exercer envers et contre tout. Cette « moralité pa ranpli vant » qui résonne comme une antienne de ceux que la dignité a déserté… Alors qu’à Rodrigues, cette même notion de liberté individuelle se conjugue avec l’intérêt de la communauté. Est-ce le fait de la conscience instinctive d’une communauté de destins compromise par le néocolonialisme mauricien ? La question mérite réponse et peut-être que, plutôt que les chercheurs de la métropole mauricienne, c’est la communauté indianocéanique plus grande qui y apportera réponse.

Le choix de ce programme de fermeture d’une pêcherie était véritablement politique, et De L’Estrac n’avait peut-être pas appréhendé toute la valeur prophétique de son choix. Ou, au contraire de ce que lui reproche ses détracteurs, avait-il fait le choix de l’orgueil à évacuer ? Mais c’est probablement aussi cela qui est juste : que les générations qui succèdent aux précédentes mobilisent leurs capacités intellectuelles pour donner du sens à de tels actes, quitte à trouver du génie aux hommes qui auront osé miser sur la possibilité que le sens du bien commun puisse prévaloir sur celui de l’intérêt particulier…

Je veux croire que ce soit cela l’antidote à la mafia. Car, la corruption ne fait que dire que nous ne sommes plus en démocratie quand ce sont les mafieux qui exploitent et profitent d’un système qui ne sait plus protéger les plus faibles.

Les plus faibles ? Paradoxalement, la véritable communauté majoritaire… Cette majorité serait-elle capable de s’écarter de la corruption ? Car, si la majorité pouvait ne plus avoir peur de la mafia, il est plus que probable que la peur changerait de camp !

1 L’enquête fut publiée avec ce titre.

2 L’Union Européenne a mis au point, le 27 avril dernier, une commission en vue d’entériner la mesure adoptée par le parlement pour mettre un terme au recours aux procès-bâillons.


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