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La manière dont le vice-Premier ministre Steeven Obeegadoo et ensuite le Premier ministre, Pravin Jugnauth lui-même, ont abordé la question des déviances policières à l’Assemblée législative indique que le gouvernement entend uniquement se décharger de toute responsabilité dans la présente affaire. Pire encore, Steeven Obeegadoo, en évoquant le nom de Padma Utchanah, qui n’est même pas membre de l’Assemblée, a voulu engager la responsabilité de celle-ci en voulant faire accroire que sa dénonciation des faits de la police à Amnesty International serait contraire aux intérêts de l’Etat. L’attaque, loin d’être farfelue, est aussi insidieuse qu’elle est pernicieuse : elle repose sur la confusion que font les gens habituellement entre l’Etat et le gouvernement. Or, le gouvernement est un corps qui est au service de l’Etat, mais il n’est pas l’Etat ! Et, dans cette logique, on devrait même dire que ce gouvernement en particulier, plus efficacement que tous les autres, aura précipité l’effondrement de l’Etat démocratique.
Au moment où nous entamions la rédaction de ce texte, nous ne pouvions prédire la démission de Sherry Singh. Même si les faits qu’il avance dans l’entretien qu’il a accordé à Radio Plus apporte du relief à ce que nous évoquons ici, les aveux tardifs de l’ex-patron de Mauritius Telecom ne nous font pas changer un iota de ce que nous avons eu de cesse d’évoquer au sujet de ce système politique mortifère pour l’Etat démocratique et, en ce qu’il s’agit du présent gouvernement en particulier, de sa responsabilité dans l’effondrement de l’Etat.
En dépit du calme qui prévaut généralement en période électorale à Maurice, la violence politique dans ce pays a pris la forme de l’intolérance politique, le rejet in-toto du point de vue de l’Opposition parlementaire ou extra-parlementaire, une culture de la confrontation et des provocations sur fonds de sectarisme et de fondamentalisme religieux. Tout ceci alimente une haine raciale et, la méfiance qu’elle suscite depuis longtemps est désormais profondément enracinée.
Un système politique orienté vers l’hégémonie et la démesure
S’il nous faut considérer la nécessité de nouvelles initiatives pour remplacer ces organisations qui n’ont que trop longtemps squatté l’Assemblée législative, on ne peut toutefois espérer un revirement complet d’un état de choses secrété par des décennies d’oppression politique et de privation économique. L’expérience du 11 juin 1982 nous rappelle que les difficultés mentionnées plus haut devraient durer bien longtemps après la disparition du système, menaçant à nouveau le fonctionnement de l’Etat démocratique. Cette expérience nous a bien montré que, même lorsque le vote majoritaire pousse ce pays vers l’hégémonie absolue, le personnel politique peut faire fi du vœu populaire pour maintenir la politique séparatiste sur les divers fronts du sectarisme.
Ce que les jeunes connaissent aujourd’hui c’est l’intolérance politique, des agressions policières dans le cadre de détentions arbitraires, ainsi que des lois qui entravent toute expression à l’encontre du pouvoir. Cette jeunesse démarre dans la vie avec le handicap psychologique produit par le déni identitaire et l’injustice sociale ethno-centrée. Le même handicap qui a enfermé leurs parents dans le piège de la méfiance et de la suspicion inter-ethniques et qui n’offre que l’issue de mendier des faveurs auprès de ceux élus sur ces bases déshonorantes.
On s’aperçoit ainsi que, quand bien même que la population rejette un système malsain, cela ne signifie pas l’évacuation et la fin des graves problèmes causés à l’Etat démocratique. On ne crée pas un nouvel Etat démocratique sur les décombres du précédent comme s’il était possible de l’occulter, comme s’il y aurait eu un vide historique et politique. Pour beaucoup de Mauriciens, la culture politique se limite au droit de vote. Que les modalités du suffrage universel produisent des majorités absolues n’est pas une situation qui dérange le Mauricien de manière générale. Que chaque circonscription ramène trois candidats d’un même regroupement ne l’inquiète pas outre mesure.
Ce que les jeunes connaissent aujourd’hui c’est l’intolérance politique, des agressions policières dans le cadre de détentions arbitraires, ainsi que des lois qui entravent toute expression à l’encontre du pouvoir.
En fait, la démesure semble être la règle. La conception de la démocratie est celle de la « majorité écrasante », comme on peut le lire dans la presse à chaque élection. Mais ces propos, loin d’être anodins, se vérifient au cours de la législature : les gouvernements usent de leur majorité pour, justement, « écraser l’Opposition ». Cela, alors que notre Constitution prévoit que cette Opposition soit partie intrinsèque du mécanisme politique qui assure le fonctionnement de l’Etat démocratique.
En réalité, à la place d’un vide, il y a un patrimoine culturel qui s’est constitué autant pour ceux qui ont profité du système que pour ceux qui en ont été les victimes. On ne peut ignorer cette cohabitation culturelle. Dominique Wolton, sociologue spécialiste des médias et de la communication politique, pose bien les enjeux de ce type de cohabitation culturelle : « Avec la cohabitation culturelle, on est sur le fil du rasoir. Soit le lien avec un projet politique peut s’établir, et un modèle de communication culturel relativement pacifique parvient à s’installer. Soit le lien entre cohabitation et projet politique ne peut se construire et c’est le triomphe des irrédentismes culturels… ».
« Dans un cas l’identité est liée à un projet démocratique de cohabitation ; dans l’autre, l’identité devient un principe de conflit politique »
Dominique Wolton
Car, qu’on le veuille ou non, il sera toujours question de culture, comme ici où il est beaucoup question d’identité culturelle, revendiquée encore plus fortement par ceux qui font l’expérience des exclusions sociales et de ces agressions commises par des agents de l’Etat. De l’autre côté, l’identité culturelle de ceux qui profitent des privilèges consentis par le pouvoir est tout autant attestée par leur statut de privilégiés du pouvoir en place. Ceux-là se disent princes jusqu’au moment où ils se font démettre de leurs fonctions par le monarque du jour, qui lui même n’aura jamais eu un tant soit peu de courage pour poser sa tête sur le billot. A croire que seul l’échafaud peut prémunir le peuple des inconséquences d’un despote monarchique à qui, parce qu’il l’aurait perdu, il faudrait enlever la tête !
Est-ce donc si essentiel ? Absolument ! Autant que tout ce qui relève de l’identitaire, dont le caractère existentiel ne peut être résorbé dans la seule conception institutionnelle de la culture. Car, celle-ci n’aura été jusqu’ici, à Maurice, que le prétexte de l’exploitation des éléments folkloriques les plus divers. En somme, la culture à Maurice n’est qu’une vaste arnaque pour que tous les plagiaires puissent poursuivre leur œuvre de destruction massive de l’imaginaire et de la créativité du Mauricien. Car, au-delà des slogans et de la réclame publicitaire pour la propagande des différents gouvernements, la question identitaire recèle des enjeux fondamentaux dans le devenir d’une nation. « Dans un cas l’identité est liée à un projet démocratique de cohabitation ; dans l’autre, l’identité devient un principe de conflit politique. Mais dans les deux cas, on n’échappera pas à un débat, à la fois sur la cohabitation culturelle et ses enjeux, et sur les liens entre identité, culture et communication », expliquait encore Dominique Wolton.
Si Bérenger et Ramgoolam ont su intégrer, dans une certaine mesure, les valeurs historiques et symboliques des hautes fonctions auxquelles ils ont accédé, on ne peut dire que les Jugnauth, père et fils, aient fait montre de la culture attestant de telles préoccupations. L’un comme l’autre ont pu se reposer entièrement sur les discours pondus par leurs nègres littéraires en cette matière. Et force est de constater que, depuis la disparition de Christian Ithier, ceux affectés à cette tâche ne sont jamais parvenus à faire monter ces thèmes au nombre des axes de cette prétendue philosophie du MSM.
Ainsi, si tant est qu’il y aurait eu une philosophie pour le MSM, elle serait éventuellement perceptible dans l’action, plutôt que dans la réflexion. Car, disons-le sans ambages, l’action, voire l’apparence de celle-ci selon les vœux des propagandistes du moment, demeure constante dès lors qu’il s’agit de partisannerie politique ! Elle est exercée au Parlement par le biais d’un Speaker castrateur, exploitée par les hystériques Hureeram et Lesjongard, et elle est exacerbée par Pravin Jugnauth jusque sur les lignes de ce nationalisme hindou, qui fut jadis le terrain de jeu de son père !
Ministres omnipotents et secrétaires permanents impotents
L’effondrement qu’ont connu, et que connaissent encore, bien des Etats Africains se manifeste toujours par les mêmes effets : la mauvaise gestion, les favoritismes et le pillage des ressources. Ces effets ont presque toujours la même et unique cause : quand le personnel politique se substitue à l’Etat, il empêche l’Exécutif de fonctionner. Et à Maurice, les exemples foisonnent. C’est ce qui procure tout ce que les directeurs de l’Audit condamnent dans leur rapport annuel.
Quand les ministres deviennent omnipotents, c’est qu’ils ont condamné les secrétaires permanents à l’impotence. Quand un commissaire de police est soumis à un processus de titularisation plutôt que d’être nommé selon la convention établie, faut-il toujours croire en l’indépendance de sa fonction ? Faut-il s’étonner que cette culture de la confrontation se manifeste envers les agents de l’Etat ? Car, de nombreux fonctionnaires y font face ; qu’ils se trouvent dans ces écoles qui sélectionnent plus qu’ils n’éduquent, dans ces centres de santé devenus inhospitaliers, dans les postes de police devenus de hauts lieux de l’insécurité !
C’est ainsi que quelques officiers de police arrivant sur les lieux où ils ont été mandés par des habitants incommodés par le tapage qui a duré jusqu’aux petites heures, se retrouvent face à un groupe d’une trentaine de jeunes. Les voilà qui se mettent à chanter « Polico Crapo » et, enhardis par le fait qu’ils sont surnuméraires, se mettent à secouer le véhicule des agents de police. Voilà concrètement de quoi il est question quand nous évoquons la culture de la provocation et de la contestation.
Mais en face, il y a la culture de la médiocrité. C’est comme s’il suffisait que Shiva Coothen puisse ânonner quelques balivernes et autres billevesées pour que ses collègues retrouvent la légitimité de cette force qu’ils ont pour mission d’appliquer pour le maintien de l’ordre et les contraintes aux libertés qu’ils ont besoin d’exercer pour le bon fonctionnement de cette justice dont ils sont appelés à être les auxiliaires. Quand on en est au point où Shiva Coothen se contente de braire pour faire quelques lignes dans un journal, le commissaire Dip aurait pu se contenter de quelques borborygmes que cela aurait eu le même effet. Parce que ce gars s’improvise dans un métier qui n’est pas le sien. Parce qu’un vrai communiquant ne se contente pas de déblatérer tout et n’importe quoi, il doit surtout être en capacité d’écouter et de décoder les messages des contestataires de la police. Les haut gradés de la police devraient considérer la capacité d’une Fadya Nazirkhan à résumer une problématique ou l’efficacité discrète d’une Marina Ythier pour prendre la mesure du charlatanisme de leur porte-parole. Il n’y a que ces journalistes qui, tels des camés attendant leurs doses de nouvelles aux Casernes Centrales, qui accordent quelque crédit à cet individu.
Comment une police nationale peut-elle fonctionner sans les psychologues qui veillent à la santé mentale des membres de la force, sans des sociologues et sans des professionnels de la communication ? En réalité cela nous montre l’absence de vision des commissaires titularisés jusqu’ici, comme celle des ministres qui ont assumé le portefeuille de l’Intérieur.
Bien sûr que la chanson Polico Crapo n’est pas le problème. Il n’en est que le symptôme. Le problème, c’est la désintégration des pouvoirs légitimes qui assurent le bon fonctionnement de l’Etat démocratique. Et, on ne peut qu’être inquiet quand la célérité de la justice nous vaut d’avoir un gouvernement arrivé à mi-mandat alors que sa légitimité est toujours contestée devant la Cour suprême.
Qui jugent les juges ? C’est le type de questionnement auquel les ethnologues, les anthropologues et ceux qui étudient les sciences humaines sont régulièrement confrontés. Votre serviteur avoue n’avoir jusqu’ici pas sondé nos juges et magistrats pour savoir comment ils répondraient à la question. Mais, il est possible d’avancer sans hésitation que ceux qui exerceront ce jugement dans 20, 50 ou 100 ans, auront un jugement sévère en considérant la responsabilité du judiciaire et celle des autres pouvoirs dans cet effondrement de l’Etat.
Joël TOUSSAINT