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Rishi Sunak, l’ancien tombeur de Boris Johnson, est désormais au pouvoir au Royaume-Uni après la démission de Liz Truss dont il fut aussi le rival. Certes il y a, en divers points du globe, l’expression des fantasmes de la multitude se réclamant de leur origine indienne et qui rêve, sinon d’une invitation à déguster un lassi ou un chapati au 10 Downing Street, alors de la restitution du Kohinoor à Narendra Modi… Mais la réalité impose le constat plus froid d’un troisième Premier ministre britannique en trois mois. Ou, pour les plus optimistes, le tout premier du gouvernement de Charles III. Mais même en alternant les points de vue, il y a quelques questions fondamentales auxquelles on ne peut se soustraire. Comme celle de savoir si l’Angleterre est toujours cette Grande-Bretagne, fondement culturel du monde anglo-saxon. Le Royaume-Uni, parent politique des pays du Commonwealth, est-il toujours cette nation riche qui a donné au monde le capitalisme moderne et la révolution industrielle ?
De l’autre côté de La Manche, il ne faut pas s’étonner – à l’instar du journal Libération, qui décrit un « banquier de 42 ans au costume ajusté et à la démarche élancée » – que le regard Français veuille trouver en Rishi Sunak une certaine ressemblance avec Emmanuel Macron. Toutefois, la ressemblance ne devrait pas aller au-delà de la sveltesse de ces deux acteurs politiques issus du monde de la finance. Car, même avec un monarque à sa tête, la démocratie britannique aurait trouvé « shocking » la formule française du 49.3 de la Ve République, considérant qu’elle permet de gouverner par décret.
Même si la culture anglo-saxonne ne s’embarrasse ni de l’étalage de la fortune ou de la provenance de celle-ci, l’image du banquier n’est peut-être pas la plus flatteuse pour Rishi Sunak. Il aura fait sourciller plus d’un en faisant fructifier la fortune d’Akshata Murty, son épouse multimilliardaire, par d’adroits classements dans les colonnes comptables qui font qu’elle n’a pas payé d’impôts au Trésor de Sa Majesté. Mais les Anglais peuvent passer l’éponge si l’ex-banquier parvient à insuffler une nouvelle vitalité à l’économie de la Grande Bretagne.
Au plan politique, les fidèles de Boris Johnson ne lui pardonnent pas d’avoir provoqué la chute du Premier ministre en juillet dernier et les démissions qui s’en ont suivi. Les militants conservateurs avaient, eux, préféré élire Liz Truss en septembre. Pour le parti conservateur, qui traverse une crise majeure après douze ans au pouvoir, Rishi Sunak est le dernier espoir d’un sursaut des Tories. Mais cet espoir n’est plus pour ceux des Anglais dont on dit qu’ils sont déjà à un repas sur deux. Et c’est peu probable que les fiertés issues du fantasme des origines indiennes se solidarisent avec ceux des Anglais qui font face à la précarité et à la pauvreté.
« Derrière les gros titres de l’actualité britannique, il y a l’histoire plus profonde de plusieurs décennies de dysfonctionnement économique ».
Les derniers mois ont été difficiles pour le Royaume-Uni : les prix du gaz, du pétrole et de l’électricité sont montés en flèche et l’inflation nationale a dépassé les deux chiffres. Le monarque britannique ayant servi le plus longtemps est décédé. Le premier ministre qui a servi le moins longtemps a démissionné. Toutefois, derrière les gros titres de l’actualité britannique, il y a l’histoire plus profonde de plusieurs décennies de dysfonctionnement économique.
La transition vers le néolibéralisme
Après la Seconde Guerre mondiale, l’économie britannique a connu une croissance plus lente que celle d’une grande partie de l’Europe continentale. Dans les années 1970, l’ancien empire étant devenu une économie relativement insulaire et endormie, les Britanniques s’inquiétaient des raisons de ce retard. Sous Margaret Thatcher dans les années 1980, en même temps que les marchés ont été déréglementés et le secteur financier devenait un joyau de l’économie britannique. L’injection du néolibéralisme par Thatcher a eu de nombreux effets d’entraînement compliqués, avec le quasi démantèlement des syndicats. Mais, si l’on tient compte du boom financier de Londres des années 1990 aux années 2000, l’économie britannique a pris de l’avance. La Grande-Bretagne, qui s’est enrichie en tant qu’usine du monde au 19e siècle, était devenue le banquier du monde au 21e.
« Ils ont blâmé, tour à tour, les bureaucrates à Bruxelles, les immigrants et les demandeurs d’asile. Sauf, bien entendu, les décideurs réels qui avaient plafonné la compétitivité britannique ! »
L’ascenseur économique de la Grande-Bretagne est tombé en panne lors de la crise financière mondiale de 2008 et n’a jamais pu être correctement réparé. On se souviendra du manque de ce fameux « consumer confidence » qui fit que, même si tous les voyants étaient au vert au départ de Margaret Thatcher, le gouvernement de John Major n’a pu sortir de sa politique d’austérité, la population se méfiant de l’augmentation des déficits et s’inquiétant de la dette plutôt que de pouvoir considérer la hausse de leur productivité ainsi que de la demande globale.
Les résultats furent désastreux. Les salaires réels baissèrent durant six années consécutives, au point où l’écrivain Fintan O’Toole désignait cette « anxiété sourde de la baisse du niveau de vie ». A la fin, pour rebondir, les politiciens conservateurs ont eu recours au « Blame Game ». Ils ont ainsi blâmé, tour à tour, les bureaucrates à Bruxelles, les immigrants et les demandeurs d’asile. Sauf, bien entendu, les décideurs réels qui avaient plafonné la compétitivité britannique ! Ainsi, une cohorte d’électeurs plus âgés, se considérant de la classe moyenne et gravement nostalgiques de leurs petits privilèges, ont exigé le Brexit. Ils l’ont obtenu. Avec la facture du divorce, of course!
Un appauvrissement constant
Outre-Manche, le quotidien économique Les Échos estime que l’arrivée au pouvoir de Rishi Sunak « signe le retour de la rigueur budgétaire ». Pour s’être inquiété du plan de baisses d’impôts de Liz Truss, l’ex-ministre des Finances apparaît comme une figure rassurante pour les marchés. En fait, le niveau de vie et les salaires au Royaume-Uni au cours des 30 dernières années, ont chuté considérablement par rapport à ceux de l’Europe occidentale. Les actuaires estiment que les salaires réels au Royaume-Uni sont inférieurs à ce qu’ils étaient il y a 15 ans, et seront probablement encore plus bas l’année prochaine. Ainsi, selon les statistiques européennes, la Grande-Bretagne est relativement pauvre par rapport à un continent plutôt riche. Selon les chiffres du gouvernement britannique, environ une personne sur six au Royaume-Uni a un revenu relativement faible avant les coûts de logement, passant à environ une personne sur cinq une fois que nous tenons compte des coûts de logement.
Les Britanniques ont concrètement fait le choix de la finance plutôt que celui de l’industrie. Ils ont préféré l’austérité plutôt que l’investissement. A bien voir, les électeurs britanniques ont, en réalité, choisi une économie fermée et plus pauvre plutôt qu’une économie ouverte et plus riche. Il en résulte cette baisse des salaires et la très faible croissance de la productivité. La balance sociale et économique s’équilibre-t-elle en ayant simplement un banquier en politique ? Les Anglais ont beau être décomplexés dans leur rapport avec l’argent, il y a quand même une différence entre la City et Westminster.