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Le conflit russo-ukrainien encombre suffisamment notre actualité pour mettre en exergue le besoin, dont même un petit pays comme le notre, de se préoccuper: sa place dans la géopolitique tant régionale que mondiale. Jusqu’ici, nous avons adopté une posture de pays non-aligné. Même au plus fort de la Guerre Froide, malgré une évidente dépendance sur l’Occident pour nos débouchés économiques, nous avions maintenu cette position, largement facilitée par nos relations étroites avec la Grande Péninsule.
L’Inde, championne alors des pays non-alignés, avait en effet conduit une politique à distance égale des deux blocs, entre l’approvisionnement en armes auprès de l’URSS et des liens économiques importants avec l’Ouest. Tout au long de la Guerre Froide, en raison de son voisinage avec deux pays hostiles, soit le Pakistan avec lequel New Delhi a mené quatre guerres en 75 ans (1947, 1965, 1971 et 1999) et la Chine avec qui elle entretient pas moins de quatre différends frontaliers (au Ladakh, en Uttarakhand, au Sikkim et dans l’Arunachal Pradesh, que les Chinois nomment le Tibet du Sud), que d’aucuns nomment carrément des conflits frontaliers, l’Inde a en effet dû mener une diplomatie de corde raide.
L’appui occidental, surtout américain, au Pakistan et le rapprochement de la Chine avec Washington suite à la fameuse visite de Nixon à Pékin en 1972, avaient fortement influencé la politique indienne. Dans le contexte post-Guerre Froide, entre la dissolution de l’URSS et la montée en puissance de la Chine, surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, New Delhi aura fait preuve de réalisme politique. Toujours dépendante de la Russie pour la plupart de ses besoins en armes (les rapports font état de jusqu’à 80% dans certains secteurs), l’Inde aura noué de nouvelles relations avec le bloc occidental, notamment au sein du QUAD, une entente stratégique regroupant les USA, l’Inde, le Japon et l’Australie.
Le non-alignement indien
Largement décrié par Beijing comme une alliance anti-chinoise, le QUAD a été certainement trop vite considéré par nombre d’analystes comme un OTAN bis version Indo-Pacifique. Grave erreur que la volonté de neutralité indienne dans le conflit russo-ukrainien est venue établir. New Delhi a ainsi choisi de s’abstenir de voter contre la Russie dans pas moins de trois instances à l’ONU : au Conseil de Sécurité, à l’Assemblée Générale (où nous avons choisi de voter contre la Russie parmi 141 autres pays) et au Comité des Droits de l’Homme de l’ONU. En outre, les discussions entre l’Inde et la Russie sur les échanges économiques en roubles/roupies, montrent bien que l’Inde n’entend pas suivre aveuglément les desideratas de Washington.
Pour autant ne concluons pas que l’Inde a des velléités d’alliance avec ce qu’il convient d’appeler de plus en plus le tandem russo-chinois. En effet, la Grande Péninsule, soucieuse dans le contexte actuel de cours élevé du baril de pétrole, veut d’autant bien du pétrole russe que Moscou le lui propose avec un rabais de $35. Qui plus est, basé au cours d’avant le 24 février, date de l’invasion russe en Ukraine. Mais ce n’est pas sans risques avec le caractère volatile du rouble !
Cependant, l’Inde n’ignore pas les enjeux de sa propre géopolitique. A l’heure où ces lignes sont couchées, les marines française et indienne conduisent des manœuvres conjointes dans l’Océan Indien. L’Inde a aussi accepté d’acheter des avions Rafale français pour moderniser son armée de l’air. Les Mig-21 et 29, dont celle-ci est équipée, n’auront pas fait bonne figure face aux F-16, d’origine US du Pakistan, lors d’un incident à Balakot, en 2019 après une intrusion d’avions pakistanais au-delà de la ligne de démarcation au Cachemire. Ces contradictions post-Guerre Froide, alors que le Pakistan s’est fortement rapproché de la Chine ces dernières années, perdurent encore.
En outre, on se rappelle la violence des disputes frontalières sino-indiennes, pas plus tard que fin 2020 lors d’affrontements isolés dans l’Himalaya entre garde-frontières indiens et soldats chinois. Sans oublier le conflit de 1962 au sujet du Ladakh ! La visite récente du ministre des affaires étrangères chinois en Inde aura vu son homologue indien, M. Jayshankar, ne pas écarter lesdites disputes frontalières tout en voulant établir un dialogue constructif sur les autres questions notamment sur le conflit en Ukraine que New Delhi estime avoir été provoqué par la confrontation entre l’OTAN et la Russie. Sans parler que M. Wang Yi n’aura pu rencontrer le PM Modi, contrairement à M.Lavrov ces jours-ci.
Cette longue exposition de la géopolitique indienne doit nous faire comprendre nos propres enjeux géopolitiques, surtout dans le sillage des accords secrets qu’aura conclu notre gouvernement avec l’Inde au sujet d’Agaléga. Pravind Jugnauth a beau démentir (et cela très stupidement et inutilement) qu’il ne s’agit pas d’un accord pour créer une base militaire sur place, tout indique le contraire.
La piste de 3 kms, dont est désormais pourvue Agaléga, permet évidemment l’atterrissage de gros avions transporteurs de troupes comme aux chasseurs-bombardiers de l’armée de l’air indienne. La construction de pontons importants comme le dragage des eaux sur l’Ile du Nord rend également Agaléga accessible aux navires de guerre indiens. Enfin la construction de bâtiments pouvant accueillir des centaines de gens, avec des facilités hospitalières, qui plus est, fait penser que bientôt viendront s’installer des soldats pour la future base. Pour couronner le tout, afin d’assurer le secret sur les projets en cours, on nous impose à nous, citoyens mauriciens, une caution de Rs500,000 pour nous rendre sur Agaléga. Enfin, il se dit que la voix de l’administrateur n’a plus de poids et que seule compte celle des officiers indiens présents sur place.
Maurice associée aux décisions militaires opérées sur son territoire
Les dénégations de notre gouvernement ne sont que de la poudre aux yeux. Du reste, les autorités indiennes ne cachent guère leurs intentions de militariser Agaléga et nombre d’articles spécialisés en Inde ou ailleurs, dont notre presse a fait état, considère déjà les lieux comme une future base militaire indienne. L’ile est désormais militarisable, à tout le moins. L’Inde a fait, à Agaléga, ce que la Chine effectue déjà dans la partie nord de l’Océan Indien pour encercler la Grande Péninsule d’un chainon de perles de bases navales chinoises.
Déjà présente militairement à Djibouti sur la base d’Oboke, la Chine n’a eu de cesse de moderniser et aussi de prendre le contrôle de nombreux ports situés dans la zone nord de l’Océan Indien, notamment à Gwadar au Pakistan, relié par une autoroute directe avec le Sin-Kiang chinois, qui traverse en outre la zone occupée par le Pakistan au Cachemire, région revendiquée par l’Inde. Idem à Hambantota au Sri Lanka ou à Sitwe au Myanmar. L’examen d’une carte géostratégique montrera bien les enjeux, alors même que la Chine s’évertue de militariser la Mer de Chine du Sud, en occupant des ilots aux Spratleys et aux Paracels, que Beijing a convertis en bases aériennes. Ces prises de contrôle correspondent aussi à la politique économique chinoise des Nouvelles Routes de la Soie (le Belt and Road Initiative).
Le caractère secret de l’accord sur Agaléga, que refuse de révéler PKJ, nous empêche de confirmer l’hypothèse de la future base militaire mais les choses sont claires. Cela est d’autant plus dommageable que nous avons besoin non seulement d’intégrer cette donne et aussi d’en appréhender les conséquences pour la République de Maurice dans notre vision géostratégique. En effet, nous sommes détenteurs de pas moins de 2,9 millions de Kms2 d’océan, que nous sommes totalement incapables de gérer et encore moins d’exploiter. La récente catastrophe du Wakashio nous a amplement démontré notre totale incompétence. Le système de surveillance de nos côtes est plus que déficient, ce que la panne de nos radars lors de l’échouement du Wakashio, comme des trois chalutiers à Pointe-aux-sables, plus récemment, n’a que trop exemplifié.
Par ailleurs, nos ressources halieutiques sont non seulement, allègrement pillées par les bateaux de pêche japonais, chinois ou taiwanais, mais nous avons carrément accordé à l’Union Européenne des droits de pêche exorbitants sur nos thons. Nous n’avons aucun moyen de véritablement contrôler que les prises des chalutiers de ces pays soient conformes au droit international ou même aux accords que nous avons conclus. Il est plus que temps que nous ayons officiellement un partenaire stratégique pour effectuer, pour nous, la police dans nos eaux et assurer que nous puissions exploiter les multiples ressources de notre océan. Il s’agit bien évidemment de l’Inde !
Mais, il faut alors que nous prenions conscience que nous ne sommes plus dès lors un pays non-aligné et que nos intérêts géostratégiques et géopolitiques sont alignés sur ceux de notre partenaire. Cela signifie notamment que nous serons impliqués dans tout conflit qui mêlera la Grande Péninsule et que nous suivrons évidemment et systématiquement la ligne politique et stratégique de notre Protecteur, au plan international. Nous n’aurons jamais autant mérité notre appellation de Chota Bhârat. Des considérations majeures et très pratiques devront découler de cette assertion.
Lever le secret qui pèse sur l’accord avec l’Inde
Certaines sont économiques : dès lors que nous aurons très officiellement annoncé l’ouverture de la base militaire indienne sur Agaléga, il va de soi que nous pourrons mieux discuter des conditions de notre coopération avec New Delhi sur une panoplie de sujets : le développement de notre industrie de pêche, le devenir de nos accords offshore, nos lignes de crédit, les bourses d’éducation, l’exploitation des ressources marines, mais aussi l’exploration d’éventuelles ressources minières et pétrolières dans nos eaux.
Il y aura aussi des considérations militaires, car si l’Inde est partie prenante à un conflit, nous y serons automatiquement mêlés. Avoir une base militaire d’un pays étranger sur notre territoire nous associe obligatoirement aux décisions militaires de ce même pays. Il n’a échappé à personne que parmi les constructions effectuées sur Agaléga qu’il ne soit pas prévu de station de stockage de carburant. Or, les navires ou les avions en auront assurément besoin. C’est donc depuis chez nous que ces stocks de carburants seront acheminés. Cependant, si conflit il y a, nos facilités portuaires et aéroportuaires sont totalement dépourvues de protection contre des attaques. Aussi longtemps que nous prétendrons qu’il n’y a aucune base en préparation sur Agaléga, il sera impossible de discuter de ces questions. Et c’est pourquoi il faut lever le secret qui pèse sur cet accord. Il faut qu’on en connaisse les contours et qu’on sache exactement ce à quoi nous nous sommes engagés.
Il y aura enfin d’autres considérations, comme la surveillance de nos côtes pour contrer l’entrée des drogues dures. Notre garde-côte est déjà dirigée par un officier de la marine indienne. Il est temps que l’expertise indienne vienne au secours de notre Police pour mieux assurer la lutte antidrogue. Enfin, si tant est que ce soit le vœu de notre classe dirigeante ! Nous devons finalement rassurer nos compatriotes sur Agaléga et mettre fin aux rumeurs de déportation, crainte que cette caution spéciale de Rs500,000 pour s’y rendre, ne fait qu’accentuer. Cette caution n’aurait plus sa raison d’être si nous levions enfin le voile sur des intentions plus qu’évidentes et qui peuvent nous être également profitables, en tant que pays.
Richard Rault