Derrière les élections villageoises, l’abandon du principe de subsidiarité… pour le pire!

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Temps de lecture : 8 minutes

Les élections villageoises approchent et, avec elles, leur lot d’interrogations trop peu exploitées dans l’opinion publique. Il y a quelques mois de cela, face à un gros ouvrage de droit administratif français, j’ai voulu approfondir les questions entourant les enjeux de la responsabilité de l’échelon local à Maurice. J’en ai produit un papier jamais publié et intitulé : « Décentraliser la sortie de crise. Quid de la responsabilisation du local government ? ».

Dans ce texte, je m’interrogeais sur les moyens mis en œuvre par l’État pour répondre à la sortie de cette crise en limitant volontairement mon analyse au seul territoire macrocéphalique de l’île Maurice (et non de la République) — ce qui est déjà, il est vrai, assez ardu à examiner. Cette crise plurifactorielle est évidemment un déploiement de phénomènes pernicieux d’ordre sanitaire, environnemental, économique, social et, bien sûr, politique. En ce sens, elle recèle donc d’une multitude de possibilités de démontrer nombre de compétences techniques, lesquelles sont a priori exploitables à petite et à grande échelle. Dans un monde satisfaisant aux critères d’exigence associés à une « bonne gouvernance » (un monde idéal, pour faire court), ce télescopage d’événements dramatiques aurait sans doute été l’occasion de démontrer l’habilité technocratique de l’État : doté de capacités logistiques et prévisionnelles telles qu’il soit à même d’engager des actions concrètes de prévention et, le cas échéant, de résorption maximale des effets de cette crise sur fond de communication bien ficelée, la légitimité de l’autorité publique en serait sortie considérablement grandie et renforcée aux yeux de l’opinion publique. Mais ces spéculations sur les capacités étatiques ne pouvaient se passer d’une réflexion à un autre niveau et qui ne semblait pas être aux premières loges de l’intervention administrative. Ce niveau, dans la gestion courante des affaires publiques, était celui de l’échelon local. Pour préparer mon papier, j’égrenai alors les articles sur la résolution de crise pour m’assurer de ce sentiment ; des interventions ministérielles aux analyses des observateurs. J’en sortis convaincu : l’échelon local était grandement négligé (tant dans l’écho médiatique que dans la mentalité collective), alors même que les ressorts qu’il comprend sont fondamentaux pour cerner une approche pragmatique de la distribution des responsabilités politiques. À l’heure des élections villageoises, cette question des responsabilités politiques est d’autant plus importante que cet événement — qui devrait être cardinal dans une démocratie incarnée, de proximité — a tout… d’un non-événement.

J’ai décidé de reprendre les grandes lignes de ce papier pour mettre en relief les enjeux techniques de ces élections villageoises. Ces enjeux se recoupent principalement dans le déploiement de notions fondamentales de l’organisation administrative d’un État tel que la République de Maurice. Le volet de la sortie de crise, qui constituait l’essentiel de la réflexion, me permettra d’illustrer, au plus près de l’actualité, la pertinence de ces questions dans la direction et la gestion des affaires publiques mauriciennes. De la légitimité des élus et des institutions locaux dépendent l’efficacité de cette conduite des affaires publiques. En cela, les élections villageoises auraient pu constituer, pour les partis politiques, une première étape vers la redécouverte des bienfaits du principe de subsidiarité. Redécouvrir le principe de subsidiarité, c’est-à-dire de délégation du pouvoir d’une autorité supérieure à un échelon inférieur, ne peut être envisagé que dans la mesure où il travaille de l’intérieur l’organisation administrative de notre État. Que les partis politiques nationaux ne s’engagent pas ouvertement sur ce terrain1 où le pragmatisme est roi est-il révélateur d’une volonté de ne pas dépasser des polarisations purement idéologiques — ou même factices ? Au fond, qu’est-ce qui compte véritablement au-delà des élections villageoises ? Dépasser la tenue de ces dernières, c’est se rendre compte qu’elles ne sont que l’arbre qui cache une forêt (ou le grand fatak organisationnel) d’indécisions et de renoncements politiques. Les élections villageoises ne seraient-elles pas, tout simplement, un épiphénomène du phénomène principal qu’est l’abandon progressif du principe de subsidiarité dans notre pays ?

Légitimation et responsabilisation des acteurs de proximité

S’il est une tarte à la crème dans les recommandations des organisations internationales, c’est bien celle de la valorisation du local government dans la prise de décisions administratives internes aux États. La Banque mondiale et les Nations Unies s’appuient sur deux rapports pour émettre des avis favorables au principe de subsidiarité : Local Dynamics in an era of Globalization (2000) et Decentralized Government for Development (2004) respectivement. Le principe de subsidiarité est complété d’une exaltation de la participation démocratique à l’échelon local. Ces deux institutions, en général suivies de près par un État mauricien qui ne disconvient pas aux désirs de ces dernières, ont ouvert la voie chez nous à une réflexion parlementaire sur la question. En se dotant en 2011 d’un Local Government Act, l’État semblait donc engagé dans une phase réformatrice embrassant pleinement le principe de subsidiarité en vue d’une fin déterminée : le processus de décentralisation. Il était assez clair que cette expérimentation nouvelle des relations entretenues par les autorités gouvernementales et les autorités locales devait, in fine, déboucher sur une conscientisation des enjeux de la décentralisation et de ses corollaires essentiels : légitimation et responsabilisation.

Mais qu’en est-il dans les faits ? La crise a bien révélé la situation. Maurice semble corseté dans une concentration de l’autorité publique aux mains des instances gouvernementales. Un simple coup d’œil aux initiatives logistiques aident à prendre la mesure de cette concentration. Ainsi la distribution publique de masques ne s’est-elle pas effectuée sous l’égide des autorités locales, mais de la force policière, directement placée sous l’égide du Prime Minister’s Office. Ce qui indique que la responsabilisation du local government ne semble pas, après presque une décennie d’entrée en vigueur sur le plan législatif, avoir porté ses fruits.

Le manque d’engouement qui entoure la tenue des élections villageoises et le faible taux de participation aux élections précédentes de ce type constituent des symptômes de cette érosion de la légitimité des autorités locales2. Cette érosion procède d’une responsabilisation de l’échelon local considérablement affectée par un manque de confiance de l’autorité centrale dans la délégation d’une partie de ses compétences. Affectée et affaiblie : le recul sur la responsabilisation des autorités locales entraîne nécessairement un affaissement de leur légitimité.

Le traitement de l’opinion publique de ces élections (dont le sens est au moins confus, au pire totalement ignoré) est révélateur des dysfonctionnements et des limites de la responsabilité et de la légitimité, non pas simplement des institutions et des entités locales, mais de l’autorité publique toute entière. Ce qui concourt, évidemment, à la défiance envers la parole politique.

L’organisation effective de l’autorité publique : déconcentration et décentralisation

Ce constat — qui est un constat d’échec des politiques successives de revalorisation de l’échelon local — devrait figurer au cœur d’un projet d’implication des collectivités locales dans la gestion de sortie de crise. Mais la fluidification de cet engrenage subtil entre les décisions gouvernementales et des entités locales nécessiterait une étape de plus dans l’attribution de prérogatives propres à ces dernières. De fait, la marge de manœuvre à accorder à la fonction exécutive des collectivités territoriales relève en premier ressort d’une volonté politique. C’est donc la détermination politique qui est à même de se répercuter sur le remaniement de la carte administrative nationale, laquelle doit faire jouer des points de concordance entre des degrés de déconcentration et des degrés de décentralisation.

En effet : si la déconcentration des pouvoirs publics est une chose, la décentralisation en est une autre. La déconcentration consacre la mainmise du gouvernement sur l’aménagement des politiques publiques. Elle est, ce faisant, une modalité nouvelle de l’action gouvernementale. En revanche, la décentralisation consacre une relation partenariale de confiance entre les entités dépositaires de l’autorité gouvernementale et les entités dépositaires de l’autorité locale. Elle est ainsi, a contrario, une modalité nouvelle de l’action publique en général. Le pouvoir de décision n’est plus aux mains de l’administration centrale : il est décentralisé. En France, les deux fondements de la décentralisation sont le principe de libre administration des collectivités territoriales en fonction de l’intérêt de leur population et le principe de cohésion territoriale. La mention constitutionnelle de la forme « décentralisée » de la République française est éloquente à plus d’un titre et révèle le lent mûrissement d’un idéal de proximité de l’autorité publique et des citoyens ; mûrissement d’autant plus important qu’il est contraire à la toile de fond jacobine de l’autorité publique en France.

Qu’en est-il de la République mauricienne à cet égard ? L’État mauricien est-il davantage engagé dans une réforme de l’action gouvernementale ou plutôt dans une réforme de l’action publique ? C’est plutôt la première option qui semble avoir été privilégiée — et avec des nuances dans cette réforme elle-même. Des tentatives de mise en œuvre d’une déconcentration ont pu être formulées et testées, à bâtons rompus, au cours de son histoire politique depuis l’indépendance. Mais c’est 2011 qui marque l’avènement de ce moyen de fonctionnement des pouvoirs publics avec le Local Government Act. Ce texteconsacre en effet les principes d’un long apprentissage, depuis l’indépendance, de la valeur de l’échelon local aux yeux du législateur : le principe de déconcentration, par exemple, de l’action de l’État, avec le pouvoir du Président de créer, par proclamation, une nouvelle autorité locale. Le rôle de l’autorité locale y est notamment précisé : promouvoir le bien-être social, économique, environnemental et culturel de la communauté locale, améliorer en général la qualité de vie des habitants de la communauté locale ou s’assurer que les ressources sont utilisées de manière efficiente et efficace, selon les dispositions de la loi, pour rejoindre, de la meilleure façon qui soit, les besoins de la communauté locale. Mais le Local Government Act demeure fondamentalement un code de la déconcentration plutôt qu’un code de la décentralisation. C’est ainsi que les autorités locales ne peuvent conclure des accords de partenariats avec d’autres entités sans l’approbation du ministère concerné (et par conséquent, de l’autorité gouvernementale).

L’extension des prérogatives locales, non plus sous la tutelle du ministère mais des autorités locales elles-mêmes, doit être ancrée dans une maturité organisationnelle suffisante pour créer ses conditions de réussite. Comment, toutefois, permettre cette maturité si les autorités locales demeurent prisonnières de la tutelle ministérielle pour la gestion concrète de leur territoire — laquelle passe nécessairement par des partenariats et des contrats ?

Government is Government and Government decides”, n’est-ce pas ?

La situation contemporaine est grosse de nombre de nouveaux moyens de responsabiliser les autorités locales et de faire valoir que la liberté décisionnelle, pour autant qu’elle s’accompagne d’une latitude de responsabilité suffisante, constitue un avantage stratégique et logistique considérable. Le consensus doit se trouver non seulement dans un dialogue intra-administratif (dans les relations qu’entretiennent le gouvernement et les autorités locales), mais également dans les relations tissées entre les autorités locales et les populations locales.

La Law Reform Commission dressait ainsi, dans son rapport de juin 2009, “Local Government Reform”, un parallèle plein de bon sens. Cet argumentaire mettait côte à côte l’idée de la « participation des électeurs aux décisions locales » par un « référendum local » à des situations déjà existantes : « consultation des électeurs sur les décisions que les autorités de cette collectivité envisagent de prendre pour régler les affaires relevant de la compétence de celle-ci » (Code des collectivités territoriales français), dispositions britanniques de référendums et pétitions locaux et politiques sud-africaines de consultation publique (IV, F, §48). Les rapporteurs évaluaient déjà l’impact d’une transformation de la représentation du partnership en considérant que tous les conseils locaux devraient être sous l’obligation de développer des partenariats de long terme avec d’autres parties prenantes locales (IV, F, §50).

Il est cependant à craindre que la décentralisation comme “process of moving towards decentralized governance—in which economic, political and administrative power, authority and resources are transferred from the centre to lower levels of governance3ne soit plus à l’ordre du jour. Elle faciliterait pourtant les opérations engagées par les entités de la société civile (III, 15, c) et permettraient de redorer le blason des élections locales au-delà des seules élections villageoises. Mais sous un gouvernement qui semble avoir privilégié la voie de l’unilatéralisme décisionnel plutôt que celui de la concertation et du consensus avec, comme argument phare, le mantra Government is Government and Government decides, la responsabilisation du local government pâtit des incapacités d’un État à projeter, sur le long terme, une vision équitable de ses relations avec les autorités et les populations locales.

En définitive, c’est la parole publique qui en paiera le prix fort, non pas par les urnes — qui affectent directement non point l’État, mais le gouvernement —, mais par la déconsidération déjà amorcée d’un pan massif des acteurs de la société civile. Société civile qui ne perçoit plus l’intérêt de ces élections dont le délabrement n’est qu’un signe de l’abandon progressif d’un contrat social qui n’a plus, à cette échelle, de réalité sensible pour la majorité des électeurs.

1 « Élections villageoises : agenda caché ou surprise du chef », L’Express Maurice, le 21 octobre 2020.

2 Pour les élections locales toutes confondues : le taux de participation moyen aux élections municipales de Port-Louis en 2015 culmine à 33,6%, quand il atteignait 43% en 2012 dans la même ville. Les élections de conseils de village ne sont pas exemptées de ce phénomène symptomatique de désintérêt des citoyens pour les questions électorales au niveau local, même à l’échelle de localités qui connaissent un fort dynamisme économique et démographique : Moka enregistre un taux de participation moyen de 42,65% en 2012 ; Rose-Belle, la même année, de 35,68%.

3 “UN Consultative Committee on Programme and Operational Questions” (2000).


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