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Les questions au DPP: Diffamation ou insulte? Le vexatoire est-il frivole?
L’enquête policière sur le poste de Rachna Seenauth sur Facebook en avril qui avait vexé le Premier ministre et plus particulièrement Tushiadev Jugunundun, connu comme Kaushik Jugunundun, est bouclée depuis mardi, le 15 septembre 2020. Selon des sources proches du dossier, les conclusions sont en passe d’être transmises au bureau du directeur des poursuites publiques (DPP). Avec ses éléments chancelants, dont certains semblent relever d’éventuelles capacités divinatoires du dénommé Kaushik Jugunundun…
C’est la version du Premier ministre, Pravind Jugnauth, qui serait l’élément le plus troublant de l’affaire. Selon les personnes proches du dossier, Pravind Jugnauth aurait déclaré avoir été informé le 14 avril vers 13:20 du poste de Rachna Seenauth. Or, le poste controversée de Mlle. Seenauth sur Facebook ce même mardi indique… 21:47 !
Comment le conseiller du Premier ministre a-t-il pu prévenir son patron huit heures avant la commission de l’acte reproché à Mlle. Seenauth ? Il semblerait que les enquêteurs n’ont pas cherché à en savoir davantage, privilégiant les allégations du Premier ministre à l’effet que les éléments constitutifs de la blague dont il faisait l’objet constituerait une « fake news » qui lui aurait porté préjudice ainsi qu’à son gouvernement.
Pour rappel, Rachna Seenauth avait repris sur sa page Facebook le mardi 14 avril un poste satirique sous forme d’illustration reprenant une image du Premier ministre s’entretenant avec une journaliste de la BBC. Le récit accompagnant l’illustration faisait allusion à une visioconférence prévue avec divers chefs d’État qui souhaitaient interroger le Premier ministre sur le succès revendiqué de la gestion de la pandémie du Covid-19 à Maurice. L’auteur de cette moquerie concluait son pamphlet1 sur une note sarcastique, prétendant que lesdits leaders entendaient aussi lui demander si sa méthode était du même type que celui qui lui avait permis de remporter les législatives. « Une méthode généralement connue dans son pays comme « Bournoumeme Tapilon », ponctuait-il.
Un mois après, même si Jugunundun avait entre temps sévi en sollicitant la branche de la cybercriminalité de la police pour obtenir l’arrestation de Rachna Seenauth, l’orgueil de Pravind Jugnauth souffrait toujours. Au point de soumettre une copie du fameux pamphlet à l’Assemblée nationale, et poussant l’affaire jusqu’à interpeller les représentants et « draw their attention to the last line of the post ». C’est bien cette chute insolente qui est restée en travers de la gorge de Pravind Jugnauth.
Pisse-froid2 ou sardonique3 ? Dans sa version à la police, Pravind Jugnauth aurait choisi de se montrer ignorant de la moquerie. Considérant avéré l’improbable visioconférence, il en a fait un grief de fausse nouvelle au motif que ladite visioconférence n’était pas programmée. De même que lui, son gouvernement, prétend-il, aurait subi des préjudices suite à cet affront.
L’affaire ne s’arrête pas là. L’arrestation de Rachna Seenauth aussi pose son lot de questionnements au plan de la chronologie. Pour rappel, la jeune femme est arrêtée à 13:00 le 15 avril, soit le lendemain de sa publication. Mais cette arrestation est censée découler de la déposition du fameux Kaushik, Tushiadev Jugunundun. Comme le fameux Anooj Ramsarrun, nommé lui à la MBC, Kaushik Jugunundun est lui aussi un caractériel dont le langage ordurier et menaçant sur le net lui aura coûté son siège au conseil d’administration à l’ICTA. Il est aussi handicapé par sa vantardise qui est nourrie par son allégeance à son « patron et Premier ministre ». Il s’en vante d’ailleurs sur Facebook avec son profil au nom de Kaushik Jadunundun : « 2 hours spent in Casernes cybercrime. Did it for my boss and PM and my country ». Son annonce est marquée à 14:56. Un peu plus tôt, plus précisément à 12:48, il annonçait qu’il avait « Checked in to Line Barracks ».
Pour Kaushik Jugunundun/Jadunundun, la chronologie tient plus ou moins : il aura, en effet, passé environ deux heures aux Casernes pour sa déposition. Là où ça coince c’est que l’arrestation de Rachna Seenauth a eu lieu à 13:00. En clair, au moment où Kaushik Jugunundun allait faire part de son grief aux Casernes centrales, la police était déjà devant la demeure de Mlle. Seenauth. C’est à dire, avant même d’avoir pris connaissance de la plainte de Kaushik Jugunundun et d’en considérer la teneur, la décision d’interpeller Rachna Seenauth avait déjà été prise !
L’arrestation elle-même semble entachée d’irrégularités : selon certains juristes, il ne s’agirait pas d’une « arrestable offense » et, en outre, les policiers qui se sont pointés pour embarquer Rachna Seenauth n’avaient pas de mandat d’amener. L’addition se corse par le fait de l’avoir maintenue au secret au département de la SSU et privée de toute assistance légale avant de la mettre finalement au dépôt pour la nuit.
Insulte identique ? : « To enn pilon, si to enn mari to vinn lagèr ».
Reste maintenant à savoir comment le bureau du DPP va évaluer cette affaire. Il y a d’une part le pamphlet que le Premier ministre considère vexatoire à son encontre. Repris par Rachna Seenauth, ce poste pourrait fort probablement ne pas satisfaire les critères de la diffamation, mais tomberait davantage sous le coup de l’injure. La jurisprudence à ce sujet est abondante et on peut se référer au commentaire qu’en faisait Me. Rex Stephen, alors magistrat siégeant en cour de Rose-Hill qui entendait l’affaire Gowin (plaignant) vs Bangaroo (le défendeur). « Despite comprehensive pronouncements of the Supreme Court, some confusion appears to linger on the law of defamation and insult. This area of the law, it must be said, was at one point in time the reflection of the intricacies resulting from the application of law in a mixed system of law », notait le juriste dans un compendium contenant le jugement sur cette affaire.
Dans Gowin vs Bangaroo, le magistrat Stephen avait à déterminer sur l’usage de mots similaires par Bangaroo le 22 janvier 1996, en l’occurrence : « To enn pilon, si to enn mari to vinn lagèr ». Gowin considérait que l’usage de ces termes à son encontre et devant ses employés relevaient de la diffamation et lui avaient causé préjudice. Faisant référence à la jurisprudence Coralie v R 1957 et Sajeewon v Jeewan MR165, le magistrat arrivait à la conclusion que les propos n’étaient pas diffamants mais tout simplement insultants (L’affaire Sajeeon v Jeewan permettant surtout de réaliser que le contexte était déterminant pour la distinction entre la diffamation et l’insulte). Toutefois, même s’il était convaincu que le plaignant avait fait l’objet d’insultes de la part du défendeur, le magistrat était très peu disposé à considérer que le préjudice était conséquent. L’affaire se solda pour le défendeur avec une amende de Rs. 5 000.
Mais avant que le bureau du DPP consente à la poursuite contre Mlle. Seenauth, il lui reste encore à tirer au clair les éléments chronologiques qui ne tiennent pas la route, ainsi que les irrégularités quant à son interpellation. A cela s’ajoute des considérations comme celles d’éviter au chef du gouvernement l’embarras d’une éventuelle détermination en sa défaveur au cas où un juge où un magistrat s’aviserait d’admonester la poursuite en rappelant que ce qui semble vexatoire pour un plaignant pourrait demeurer frivole au regard du droit. Décision complexe car, en outre, on imagine bien que les avocats de Rachna Seenauth ne vont pas rester les bras croisés et vont entamer des procédures pour le tort apparent causé à leur cliente.
1Le “pamphlet” est un texte court, parfois violent ou à l’humour percutant, qui attaque soit les institutions ou un personnage connu.
2Pisse-froid: quelqu’un dont l’humeur glaciale ou morose empêche les autres de s’amuser.
3Sardonique: Qui exprime une moquerie méchante.