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Pravind Jugnauth est (enfin) sorti de son silence et a offert sa version à la population, version matinée de menaces et d’assurances de sa complète bonne foi. Il n’aura pas fallu 24 heures avant que les interrogations ne surgissent de tous côtés et que Roshi Bhadain ne vienne battre en brèche un certain nombre d’explications du PM, mettant en exergue, nouveaux documents à l’appui, les insuffisances de la version offerte la veille par PKJ.
Cette affaire est, à première vue, de peu d’importance, de par le relatif faible montant des sommes concernées par les transactions entre Bel Air Sugar Estate (BASE) et le couple Jugnauth. Surtout si on la compare avec d’autres scandales en cours, susceptibles de caractériser cette dernière affaire de pêché véniel.
Cependant elle acquiert une dimension bien au-delà de l’infraction à la limitation de transactions en cash fixée à Rs. 350,000 au moment des faits. Justement de par la personnalité de certains protagonistes, nommément le Premier-ministre. Elle survient dans un contexte où nous voilà placés sur la liste noire de l’UE et la liste grise du GAFI et où, bien que nous ayons rectifié le tir sur le plan de notre arsenal législatif, nous sommes sous la surveillance de nos partenaires étrangers qui scrutent avec soin la capacité de nos institutions à réagir. Au premier chef de ceux-ci se situe notre gendarme anti-corruption : l’ICAC !
Or, justement, l’ICAC ne cesse de faillir à sa mission d’enquêteur indépendant et démontre chaque jour que cette saga se poursuit, son extrême parti-pris, du moins celui de son directeur général, plus enclin à couvrir le PM de qui il tient sa nomination, depuis qui il lui faut craindre sinon sa révocation, du moins le non renouvellement de son contrat. Et c’est là que le bât blesse et nuit à notre pays.
PKJ a déclaré avoir réglé la note auprès de BASE en désintéressant le tiers concerné, soit Loganaden Govinden, par l’acquisition des quelque 10,000 m2 acquis par les Jugnauth en 2008. Il affirme ainsi que les Rs20 millions versés par Govinden sur le compte de Paddy Rountree, CEO de BASE, sur une banque londonienne ont été compensés par lui entre 2008 et 2013.
Premier souci, c’est que cette acquisition de 2008 est décrite à l’acte notarié pour inclure environ 10,000 m2 de terres alors que le paiement de Rs20 M effectués en 2001 par Govinden, non directement à BASE mais à son CEO (autre mystère à dénouer), concernait seulement 7 000 m2 de terres. Dans la vente par-devant notaire en 2008, il est fait mention d’une superficie additionnelle de quelque 2 600 m2 qui sont également couverts par le paiement global des mêmes Rs20M, « payés hors la vue du notaire et dès avant les présentes », les vendeurs certifiant que les acquéreurs (soit le couple Jugnauth en leur nom pour l’usufruit et en celui de leurs filles alors mineures pour la nue-propriété) les avaient déjà réglés.
L’absence de justificatifs sur l’acquisition de ces 2 600 m2 de terres additionnelles interpelle, car PKJ n’aura donné aucune explication sur le mode de paiement qu’il aura utilisé pour ce faire. Il allègue simplement avoir désintéressé Govinden pour le versement effectué depuis 2001 auprès de BASE, sur une période additionnelle de 5 ans. Ni l’inflation ni l’augmentation corrélationnelle des prix des terres entre 2001 et 2008 et par ailleurs de ces paiements par chiquettes sur un total de 12 ans (soit de 2001 à 2013) ne seront intervenues dans le calcul du désintéressement par le couple Jugnauth de l’investissement de Govinden.
En fait, il y a tout lieu de se demander si, dès le départ, soit en 2001, Govinden n’agissait pas comme l’agent des Jugnauth dans ce versement de Rs. 20M effectué en Angleterre, compte tenu du nouveau document révélé par Roshi Bhadain. Si cette hypothèse s’avère, alors il faudrait aussi se demander pourquoi PKJ aurait eu à effectuer des paiements à Govinden pendant cinq ans.
Cette interrogation demeure, au vu des reçus tirés apparemment par BASE pour des paiements de la part de PKJ et dévoilés par Arvind Boolell au grand public, après que notre Loudspeaker national l’ait expulsé du Parlement et lui ait interdit de poser sa PNQ, revue et corrigée par ses soins. PKJ affirme aujourd’hui que ces reçus sont des faux mais il lui aura fallu trois semaines pour le dire au lieu de l’affirmer dès le premier jour.
Preuves et mode de paiement
Son silence jusqu’au 27 novembre parait équivoque et soulève des interrogations qui n’iront que crescendo dans toute cette affaire. Il n’est pas concevable que l’on ne puisse pas dénoncer un faux dès que l’on en fait état contre soi, alors même que l’on sait, ou que l’on devrait savoir, le mode de paiement utilisé pour honorer une transaction de l’importance de l’acquisition de sa propre demeure comme de retracer la date de celle-ci. Si d’emblée on dira qu’il peut être plausible de prendre quelques semaines pour identifier la date des paiements, il ne peut être concevable que l’on ignore le mode de paiement utilisé.
Or, il semble bien que les options soient limitées pour PKJ qui ne peut que remettre en cause l’authenticité desdits reçus datant de 2002. Accepter ceux-ci revient à dire qu’il aura commis les infractions à la limitation de transactions en cash qui, selon la jurisprudence du Privy Council, sont commises sans tenir compte de l’intention de son auteur, soit constitutifs d’une strict liability offence.
A ce sujet, ceux qui attireront l’attention que deux des transactions reflétées par lesdits reçus, à présent taxés de faux par PKJ, sont antérieures à l’entrée en vigueur du tandem de lois PoCA/FIAMLA en juin 2002, feraient bien de porter attention à la Section 20 de la défunte législation de l’ECAMLA, qui avait créé la défunte Economic Crime Office, section reproduite ici-bas :
20. Limitation of payment in cash
(1) Notwithstanding sections 30 and 31 of the Bank of Mauritius Act but subject to subsection (2), no person shall make or accept any payment in cash in excess of 350,000 rupees or an equivalent amount in foreign currency or such other amount as may be prescribed.
(2) Subsection (1) shall not apply to an exempt transaction.
Les termes de cette section sont repris texto par la Section 5 du FIAMLA, entrée en vigueur en juin 2002 et depuis amendée pour augmenter la limite de la somme à Rs500,000. Depuis juillet 2000, soit bien avant les deux derniers paiements attestés par les fameux reçus, à présent taxés de faux par PKJ, il est illégal d’opérer une transaction cash de plus de Rs350,000. La partie payante et la partie réceptrice sont également coupables d’un tel délit qualifié de strict liability offence par notre plus haute juridiction.
PKJ se devait donc de qualifier ces reçus de faux pour en écarter la valeur probante. Il n’a cependant produit aucune preuve des modes de paiement utilisés par lui, affirmant qu’il avait effectué ceux-ci entre 2008 et 2013 à Govinden directement. A ce sujet, outre l’absence de preuves de paiement sur les 2 600 m2 de terres incluses dans la vente par-devant notaire en 2008, on constate aussi que les preuves de paiement entre 2008 et 2013 pour compenser ( ?) Govinden font encore défaut.
Fait défaut également, le mode de paiement sur l’acquisition des 3 500 m2 de terres, qui complètent avec une troisième portion acquise depuis 1999-2000, l’ensemble du domaine actuel de la famille Jugnauth à Angus Road. L’on sait juste que cette dernière portion de 3 500 m2 aura couté sept millions de roupies mais, tout comme pour les 2 600 m2 additionnels aux 7 000 m2 payés par Govinden, à hauteur de Rs. 20M et à titre de dépôt en 2001, nous ignorons tout du mode utilisé pour effectuer le paiement par les Jugnauth à BASE.
Il reste à ajouter au dossier de nos interrogations le dernier document fourni par Roshi Bhadain lors de sa conférence de presse du 28 novembre à l’effet que les Jugnauth auront été acquéreurs des terres d’Angus Road depuis 2004. Évidemment on ignore la position de PKJ sur ce dernier document qu’il pourrait également qualifier de faux, mais il faut avouer que trop de documents surgissent concernant PKJ et que le doute nous est permis face à la probité de notre Premier ministre.
La chose serait presque banale et ravalée à un statut de fait divers si cette affaire ne concernait pas le PM en exercice et n’impliquait pas le mode de fonctionnement de nos institutions : l’ICAC certes, mais aussi le Parlement et les services du ministère de la Justice, lesquels ont été impliqués par l’entremise de Ravi Yerrigadoo, alors Attorney General, qui aura pris sur lui pour suspendre la demande de coopération internationale auprès des autorités britanniques dans l’enquête sur le paiement des Rs20 M par Govinden depuis 2015.
Au Parlement, les épisodes se succèdent où nous découvrons une Chambre décomposée aux ordres du PM, avec un Speaker qui s’aplatit devant les excès du camp gouvernemental, PKJ allant insulter le Leader de l’Opposition, sans que ne réagisse le Speaker, qui ne manque pas de mordre à tous les coups face aux actes de l’Opposition : Arvind Boolell, Rajesh Bhagwan et Shakeel Mohamed en auront fait les frais à coups d’expulsion.
Le Gouvernement en est donc réduit à de telles mesures pour protéger le PM. La perversion de l’exercice démocratique à laquelle se livre le Speaker qui aura désavoué le moindre fair-play, est bien entendu, plus que scandaleuse. Shakeel Mohamed qualifie même la posture de Sooroojdev Phokeer de « dégoûtante ». Toutes les épithètes les plus expressives seront utilisées pour traduire l’imbroglio dans lequel est plongé le Gouvernement, englué dans un scandale qui concerne directement le PM et même sa sphère privée, puisque les transactions d’Angus Road concernent aussi sa famille.
Abandon des charges de l’ICAC : Et la validation du DPP ?
Jusqu’ici Pravind Jugnauth avait choisi de se taire. Mais pas systématiquement ! Il ne s’adressait que devant des auditoires totalement acquis à sa cause et lors de prises de parole où la contradiction n’aurait pu survenir. Désormais, sa version est officielle et elle fait déjà eau de toutes parts. Grâce au passéisme de l’ICAC, PKJ aura pu éviter de donner la moindre déposition sur l’affaire. Il aurait même réalisé le tour de force de faire l’ICAC abandonner les charges contre lui, ce dès 2011, puis en principe aussi en 2014.
Cependant les choses pourraient prendre un autre tournant. Déjà le DPP a affirmé que le dossier de l’enquête en cours ne lui a jamais été soumis. Or, en vertu de la Section 47(6) et (7) du PoCA, ses services sont les seuls habilités à classer une enquête qui doit en outre suivre ses directives :
(6) After receipt of the opinion of the Operations Review Committee, the Commission shall submit a report to the Director of Public Prosecutions which shall include –
(a) all the material, information, statements and other documents obtained in the course of the investigation;
(b) a description of the articles of evidence which have remained in the custody of the Commission;
(c) the recommendations of the Commission;
(d) the opinion of the Operations Review Committee.
(7) After consideration of the report submitted under subsection (6), the Director of Public Prosecutions may, where he does not advise prosecution or any other action, require the Commission to conduct such further inquiries as the Director of Public Prosecutions considers fit to advise.
S’il est permis de penser que la première enquête de 2011 n’ait jamais dépassé le stade préliminaire, et qu’elle a pu être classée sans suite par l’ICAC en revanche, celle de 2014 à laquelle vient se rajouter la plainte de Bruneau Laurette d’il y a quelques semaines, n’a pu s’arrêter aussi net sans l’aval du DPP.
Il faut clairement s’attendre, en plus avec les perspectives d’une private prosecution à être entamée par Roshi Bhadain à d’autres suites. Ce dernier a affirmé avoir d’autres cartes que le document de 2004, dans sa besace. Au niveau politique, l’interview d’Ivan Collendavelloo, dans les colonnes de l’Express, à l’effet qu’il suffirait du vote de sept députés de la majorité pour révoquer le PM, en cas de motion de blâme d’une Opposition réunie contre PKJ, fait couler beaucoup d’encre. Faut-il rappeler que le leader du ML contrôle lui-même trois votes à l’Assemblée Nationale ?
Evidemment, Collendavelloo pourrait avoir ainsi lancé des négociations de façon sibylline, via un media réputé anti-gouvernemental, tant dans la direction de l’Opposition que vers le PM. Car, il faudra aussi d’autres défections dans le camp gouvernemental pour réunir la majorité fatidique. Shakeel Mohamed faisait état, sur Top FM, du malaise qui prévaudrait parmi certains membres de la majorité. Jusqu’ici rien d’officiel n’en a cependant transpiré.
Et pourtant, il serait temps ! Car faut-il rappeler que l’on nous observe depuis l’étranger et que l’arrogance des uns et les insuffisances des autres nous mènent tous les jours un peu plus au bord du gouffre des sanctions de l’étranger et du placement prolongé de notre pays sur la liste noire de l’UE. Notre gendarme anti-corruption n’est qu’un toutou aux ordres, tout comme le Speaker ! Ne parlons même pas de la Police, qui agira sans contester les instructions du PM quand il agira contre le Leader de l’Opposition.
Ne pas réagir c’est être complice, se taire c’est aussi être complice ! Notre République survivra à ceux qui auront failli à l’honneur de leur tâche mais elle pourrait succomber si elle demeurait sous l’emprise de gens sans honneur encore trop longtemps.
Richard Rault