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On ne les compte plus ceux prompts à se gargariser du terme « Etat de Droit » et qui en ont fait un concept abscons à force d’en user, comme autant ces propos oiseux qui servent à ceux qui ont besoin de briller en société. Il en est de même de ce « patriotisme », dont le Premier ministre, croyant peut-être en exclure tous ceux qui l’opposent, entend s’en prévaloir comme s’il en aurait l’exclusivité.
Il est essentiel que tout le monde réalise qu’il est question de responsabilité collective dans ce délitement de l’Etat de droit à Maurice. Ce serait déjà faire trop d’honneur à Pravind Jugnauth que de lui en attribuer la seule responsabilité… même si les fanatiques de son camp sont disposés à en faire son seul mérite !
A titre d’exemple, le Commissaire de police estime être en droit d’initier des poursuites en ayant recours à des juristes de son choix. Ce n’est pas normal quand on prétend que ce pays est un Etat de Droit. Pourquoi ? Parce que cela équivaut, non-seulement à outrepasser les attributions du Directeur des Poursuites Publiques, mais surtout de vouloir s’attribuer les prérogatives de cette fonction constitutionnelle alors que le Commissaire en occupe une autre dans le cadre de cette même Constitution.
Pour que ce pays fonctionne comme une démocratie, il est convenu d’une séparation des pouvoirs conférés en vertu de la Constitution. Aussi, quand un commissaire de police ne parvient pas à se conformer à l’Etat de Droit, il eut valu qu’il démissionne pour contester le fait que la Constitution reconnaisse au Procureur de la République (le directeur des poursuites publiques ou DPP) – plutôt qu’à lui – la discrétion d’initier ou non des procédures à l’encontre des individus ou d’autres entités faisant l’objet de rapports défavorables au terme des enquêtes menées par les autorités policières.
Les hypocrisies de notre société sont telles que les haut-fonctionnaires responsables des pouvoirs publics ne craignent pas leurs acoquinements avec le personnel politique qui accède au pouvoir à l’issue de chaque élection législative. Et pour s’y être retrouvées aussi, faut-il s’étonner que les dirigeants de l’opposition, qui se sont tout autant encannaillés avec les mêmes, abondent par leur silence à la poursuite de certains méfaits.
Aujourd’hui, on finit même par retrouver le cadavre calciné d’un agent du parti au pouvoir au milieu d’un champ de cannes sans qu’il n’y ait eu de suite à l’issue de l’enquête judiciaire qui aura été obtenue à force empoignades. Tel serait l’Etat de droit selon le point de vue du gouvernement du jour. Des fonctionnaires de la centrale d’achats du gouvernement, ce fameux « Procurement » qui, l’un s’en va se jeter dans les vagues dans le sud, l’autre qui se jette de son bâtiment administratif et, encore une autre que l’on retrouve pendue au poignet de son armoire, comme autant le constable Hureechurn avec son lavabo au centre de détention de Moka… Et des causes de ces décès des plus bizarres, on n’en sait toujours pas plus, dans le fameux Etat de droit !
Ainsi, dans ce prétendu Etat de droit où il est convenu qu’une enquête judiciaire puisse rendre les causes des décès suspects explicables, il y a des morts dont on estime que les causes de leur décès pourraient demeurer « inexpliqués ». C’est possible, pour peu que l’hypocrisie ambiante soit disposée à l’amnésie. Aucun égard pour ceux qui seraient victimes de la démagogie des gouvernants, comme autant celles de ses opposants. Il y a, en effet, tous ceux qui voudraient éviter l’embarras des controverses dont les mouvements dits « sosyokiltirel » ne s’embarrassent jamais. Quitte à embarrasser ces corréligionnaires qu’ils affirment représenter…
Kanwars géants et remorques hors-normes
Il en est ainsi pour ceux qui ont connu une fin tragique lors du pélerinage de Maha Shivaratree en février dernier. Souvenons-nous : le kanwar d’un groupe de pélerins d’Albion prend feu lorsqu’il heurte un câble de haute tension à Mare Longue. Le groupe revenait du Ganga Talao avec un kanwar de presque sept mètres de haut. Etait-ce seulement un « accident » ? Un événement tragique dont personne ne serait responsable ? Ce que la loi qualifie, dans certaines circonstances, de « Act of God » ?
Cette pratique de certains groupes relève davantage du folklore, d’une compétition dans le m’as-tu-vu du gigantisme et du non-respect des lois du pays. Le rituel hindou lui-même invite davantage à la tempérance et au respect du prochain. On constate bien, bon an mal an, comment la taille plus modeste des kanwars des dévôts de certains villages qui avancent en file indienne ravit les Mauriciens de toutes les confessions. Et on omet aussi de dire que tous les Hindous ne sont pas friands des excès ostentatoires. Mais, c’est malheureusement cette image que renvoient ceux qui ne songent même pas aux lois dont est fait l’Etat de droit.
A Maurice, Etat de droit en principe, il existe une législation, la Road Traffic Act, qui régit la manière dont les citoyens doivent faire usage de la voie publique. Il ne s’agit pas d’une législation nouvelle, l’usage de la voie publique a toujours été codifié, depuis la colonisation française et sous l’administration coloniale britannique, en vertu d’une notion du bien commun. Notre Road Traffic Act est ainsi héritière d’une longue tradition de conformité à cette notion qui faisait que l’on régulait même la largeur des essieux pour les charettes et autres carioles. Il conviendrait de s’interroger de la pertinence de cette notion du bien commun pour nos législateurs contemporains, si tant est qu’ils seraient en mesure de réaliser qu’ils ont pour mission de légiférer dans ce sens plutôt que d’assurer le bien-être des particuliers.
Rien n’est plus méprisable que le respect fondé sur la crainte
Albert Camus
Il s’avère que ceux qui avaient légiféré initialement pour que l’on obtienne notre Road Traffic Act actuelle, avaient prévu que les véhicules et remorques hors-normes devraient obtenir un permis spécial au préalable pour pouvoir circuler sur la voie publique. Les véhicules ou remorques doivent ainsi faire l’objet d’un examen pour s’assurer de leur conformité à ladite législation. C’est le passage obligé à l’enregistrement desdits véhicules ou remorques qui leur ouvre la voie à l’assurance qui couvre la responsabilité civile de ceux qui les conduisent. Ainsi, qu’il s’agisse des individus, des entités relevant de l’Etat ou des compagnies privées, tous doivent se soumettre à cette exigence prescrite à l’article 5 de la Road Traffic Act. Et, de toute évidence, la loi n’a jamais prévu d’exception pour les kanwars ou autres artefacts religieux !
La Road Trafic Act nous apprend donc, à l’article 3 (1) qu’il est prévu un Road Transport Commissioner pour veiller à l’application de cette législation. En voilà un qui devrait être entendu eu égard à ses responsabilités. La législation prévoit aussi que le commissaire de police soit chargé de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’infraction à cette Road Traffic Act. La responsabilité du commissaire Anil Kumar Dip est ainsi engagée. Et avec lui, celle du ministre de l’Intérieur, en l’occurrence le Premier ministre. Pourquoi ? Pas seulement en raison de la tutelle ministérielle, mais aussi parce que c’est le Premier ministre qui présidait les réunions préparatoires pour le pélerinage !
Dans le cadre d’une enquête judiciaire, on devrait très vite s’apercevoir que cette affaire ne peut être réduite au seul embarras partisan. Certes, Pravind Jugnauth est bien celui qui aura supervisé les réunions préparatoires d’un « Task Force », mais avant lui, les autres titulaires du poste ne se sont pas embarrassés non plus du non-respect de la Road Traffic Act. Est-ce ainsi que les infractions seraient devenues coutumières ? Ces négligences au sommet du gouvernement auraient-elles été motivées par des obsessions électoralistes ? En d’autres mots : est-ce que les titulaires du poste auraient usé de la fonction pour être gratifiés de faveurs partisanes ?
Cela ne s’arrête pas là. Souvenons-nous qu’au lendemain de cette tragédie, soit le 16 février 2023, Bhusan Ghoorbin, président de la Mauritius Sanatan Dharma Temples Federation affirmait que les gros kanwars n’entreront pas à Grand-Bassin. De quelle autorité se prévalaient ces individus pour oser l’interdiction, alors que beaucoup de ces kanwars juchés sur des remorques hors-normes étaient bel et bien accompagnés par des motards de la police ?
Qui a tué Davy Moore? Qui est responsable et pourquoi est-il mort?
Graeme Allwright – 1966
Est-ce que le DPP, Procureur de notre République, instituera une enquête ? Devrait-il craindre que le Premier ministre actuel et ses prédécesseurs pètent de travers à la perspective d’une enquête les concernant ? Ou craindre qu’un commissaire mal luné aille pester en Cour suprême contre les pouvoirs conférés au DPP au motif que la Constitution ne lui ait pas accordé les mêmes ? Devrions-nous craindre ces individus qui, sans être fondés de pouvoir, se permettent de l’usurper pour se prononcer sur la non-admission des kanwars géants à Ganga Talao ?
Voilà donc une enquête judiciaire qui aurait permis de cerner les responsabilités et les manquements, aussi bien des ministres que des fonctionnaires, dans cette négligence qui aura fini par coûter la vie à des pélerins. Mais, au lieu de cela qu’avons-nous obtenu ? Loin d’une garantie qu’un tel drame ne puisse se reproduire, nous aurons obtenu le triste show de Pravind Jugnauth avec ceux qui auront survécu au drame. Un tel cynisme n’indique aucunement quelque volonté de mettre un terme au gigantisme concurrentiel des kanwars. D’ailleurs, six mois après le drame, on découvrait que le Central Electricity Board (CEB) avait repositionné les câbles à haute tension de 66 kV où les tragiques évenements avaient eu lieu. Le gouvernement a ainsi décidé de s’attaquer aux symptômes plutôt qu’aux causes. Certains pourraient aussi considérer que les conseillers de Pravind Jugnauth maîtrisent l’art de noyer le poisson. Et, bien entendu, les parlementaires de l’Opposition n’ont pas hésité à s’engouffrer dans ce boulevard du déshonneur où il suffit de la boucler pour être le moins ennuyé.
Dans ce pays où chacun se fait son film d’un repas carné et d’une soirée charnelle d’un ministre de la Justice que le Premier ministre a dû muter à d’autres affaires, on s’intéresse davantage à l’impact des émois populaires sur une campagne électorale qui ne dit pas son nom. Tout se juge à l’aune des partisaneries et cela semble aller de soi. Nos lois seraient-elles donc faites pour être violées ? Quand tout, à ce point, va de travers, il n’y a que ceux dépouvus d’amour-propre à invoquer l’Etat de droit.
Joël Toussaint