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Au moment où nous évoquons l’assassinat mercredi à Staten Island (New York) du chef du clan Gambino, Frank Cali, dit “Franky Boy”, il convient de rappeler que cette famille mafieuse dispose d’un élément mauricien, Nigel Soobiah, le fils de Soo Soobiah, l’ancien ambassadeur mauricien auprès du Royaume Unie, l’Allemagne de l’Ouest et du Vatican. C’est l’homme qui est au cœur de plusieurs affaires retentissantes : la Pizza Connection, les Amsterdam Boys et l’Opération BUSICO. Cette dernière opération, menée en 1988, nous permet de comprendre son ascension au sein de la famille Gambino.
La Pizza Connection est le premier scandale qui frôle le gouvernement MSM en 1984. C’est le FBI qui mène cette opération avec ses agents spéciaux infiltrés dans les familles mafieuses aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. C’est l’un des plus grands coups de filet de l’agence américaine, bien déterminée à ébranler la mafia italienne et sa connection sicilienne en particulier, dont les cinq grosses familles sont installées à New York. Elles sont toutes actives dans les narcotiques et, ils sont encore plus efficaces qu’ils ont su bien se répartir leurs champs d’exploitation.
Le FBI procèdera finalement à près de 90 arrestations, dont celle de Giuseppe Gambino, le neveu de Carlo Gambino, le patriarche du clan qui porte encore son nom. Avec Giuseppe Gambino, il y a le fils de l’ambassadeur Mauricien, Nigel Sevan Soobiah. A Maurice, l’information sort grâce à Joseph Raumiah l’enquêteur du Nouveau Militant. A Londres, Soo Soobiah fait jouer ses contacts pour minimiser l’affaire et il survit ainsi à l’éclaboussure. C’est qu’à Maurice, il y a même des membres du gouvernement d’Anerood Jugnauth qui fricotent avec la mafia locale qui a gangréné les services de police, la douane la poste et tout ce qui est corruptible.
Décembre 1985, quatre députés Mauriciens sont arrêtés à l’aéroport de Schipol ; Satyanand Pelladoah a 20 kilos d’héroïne dans sa valise… Ne sachant vraisemblablement pas tous les tenants et aboutissants du périple, Thomas, Kimcurrun et Nawoor avaient voulu être du voyage. Du voyage d’agrément, qu’ils entreprennent avec des passeports diplomatiques !
A l’époque, on observait scrupuleusement certaines traditions, comme le congé de presse, cette première semaine chômée pour les journalistes et les pressiers. Mais là, c’est vraiment trop gros ; Week-End déroge donc à la tradition et les Mauriciens ne sont pas encore remis de leur gueule de bois qu’ils sont anéantis de stupeur. Mais pourquoi les quatre parlementaires avaient-ils besoin de passer par Amsterdam ? Coïncidence : Nigel Sevan Soobiah se trouve désormais aux Pays Bas où il serait négociant en œuvres d’art. En réalité, il s’agit d’une couverture car, il est toujours actif dans le réseau des Gambino !
En mars 1987, Sir Maurice Rault soumettait le rapport intérimaire de la commission d’enquête qu’il avait présidé avec des audiences publiques faisant mouliner les rotatives de la presse généraliste. En somme, il venait confirmer toutes les révélations publiées dans Le Nouveau Militant par Joseph Raumiah durant presque trois ans. Même quand Raffick Peerbaccus affirme qu’il était séquestré et qu’il doit sa vie à un article qui parle de sa séquestration, Joseph Raumiah reste froid ; c’était un faux calme qui tirait profondément sur sa cigarette et expulsait longuement la fumée avant de rire des blagues de ses collègues. Surtout quand ils s’amusaient des bourdes d’un certain Patrick Michel, le présent rédacteur-en-chef du journal Le Mauricien qui sévissait alors chez L’Express…
Nigel Soobiah, pour sa part, bien loin des préoccupations mauriciennes, poursuivait ses activités mafieuses. C’est ainsi qu’il va se faire reprendre dans une autre grosse opération du FBI, l’Opération BUSICO[1]. Pour Giuseppe, le buccin sonnait l’apocalypse, pour Nigel Soobiah, il s’agissait des trompettes de la renommée !
L’opération BUSICO
Il s’agissait de la troisième opération de taille internationale montée patiemment durant les cinq ans qui avaient suivi la Pizza Connection. Dans la ville de Buffalo (NY), les agents du FBI avaient monté une compagnie, la BSC Partake Wholesale, pour importer des produits alimentaires italiens. Les agents du FBI n’ont pas cherché loin pour le nom : BSC, c’est Buffalo Sicilian Connection. Le FBI savait que ceux qui avaient échappé aux rafles de la Pizza Connection chercheraient de nouvelles filières à exploiter.
Entre Naples, Rome et Palerme, les deux infiltrés du FBI gagnent peu à peu la confiance de la mafia, qui propose de tester la sécurité de la filière de la BSC en faisant venir 744 caisses de tomates. Bien entendu, les tomates passent la douane sans vérification et c’est à partir de là que l’envoi d’une importante cargaison de cocaïne est envisagé. A partir de là, les opérations sont mises au point avec le très puissant clan des Greco (qui dispose du produit), allié à la famille sicilienne des Corleonesi, experte dans le convoyage maritime de ce type de cargaison.
Les arrestations vont commencer dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1988. L’opération commence comme dans un film, avec un côté assez burlesque. Le Cafe Giardino au 7403 18th Avenue à Brooklyn était truffé de micros depuis plusieurs mois déjà. Giuseppe Gambino était le propriétaire des lieux et y rencontrait ceux qui travaillaient pour sa famille. Ce soir-là, il y a une centaine d’invités venus voir un chanteur italien et, à la fin du spectacle, vers deux heures du matin, il y a un agent du FBI qui prend le micro pour annoncer : « This is your last dance ! ».
Beaucoup croient à un gag. Mais pas les principaux intéressés qui tentent de s’enfuir. En vain. Et les arrestations vont se poursuivre. Elles ont lieu simultanément à New York City, Buffalo, New Jersey, Pennsylvanie, Floride, Illinois et en Californie. En même temps à Naples, Rome et Palerme, certains parrains étaient embarqués.
« Of the two men identified as big players in the entire operation, one was arrested in Orchard Park. Nigel Sevan Soobiah, 40, of Amsterdam, the Netherlands, was arrested late Wednesday night after he delivered a kilogram of heroin to undercover FBI agents in an Orchard Park apartment, agents said. Andrew M. Cooper of New York City, described as a minor player, also was arrested as an accomplice of Soobiah’s », publiait le Buffalo News dans son édition du 1er décembre. Qui est le deuxième « major player » de l’affaire ? Il s’agit de Sergio Maranghi, qui sera présenté au procès comme un « drug broker » international au plan professionnel.
Ainsi, après avoir livré son kilo d’héroïne, Nigel Soobiah se retrouve mêlé à une autre livraison, menée cette fois par Sergio Maranghi, lors de ce même séjour à New York. Maranghi, Soobiah et Mario Starace[2] vont se retrouver au Vista Hotel, une boutique-hotel de 800 chambres luxueuses au sein du World Trade Centre. Ils sont venus retrouver un contact de Maranghi, rencontré précédemment en septembre avec Starace et qui, après avoir goûté à un gramme d’héroïne leur en avait commandé pour un demi-kilo[3]. Le commanditaire leur avait alors remis 103,500 USD pour la marchandise. Et la livraison se faisait donc dans cette chambre d’hôtel exceptionnel ; la chambre 606 était célèbre car elle avait accueilli Humphrey Bogart, le jeune John F. Kennedy et David Bowie, entre autres. Sauf que cette fois, l’occupant de cette chambre était peu friand de notoriété… C’était encore un agent caché du FBI qui allait rendre ses livreurs célèbres.
Les journalistes et les policiers sont à pied d’œuvre dès les premières arrestations. Les avocats aussi. Il en faut beaucoup. Rudolf W. Guliani, alors le procureur de New York, se retrouve avec un dossier comprenant plus de 200 inculpés. On comprendra la place de Nigel Soobiah au sein du clan Gambino dès les premières auditions en cour. Sergio Maranghi, 51 ans, et Soobiah, 40 ans, sont présentés comme « the key suspects who helped agents make drug connections from Amsterdam to Rio de Janiero, Brazil ».
En somme, Nigel Soobiah, au sein du clan Gambino, avait les connections lui permettant d’alimenter son réseau directement à partir des sources sud-américaines. Le FBI avait décidé de clore l’opération quand les chefs de la mafia ont commencé à avoir des doutes face aux réticences des deux agents infiltrés pour un convoi d’envergure : par le biais de la BSC, la mafia voulait faire rentrer à New York… une tonne de cocaïne !
Lors de son passage en cour, Nigel Soobiah prétendra bénéficier de l’immunité diplomatique. Est-ce ainsi qu’il s’en était sorti la première fois ? Le FBI allait très vite établir qu’il mentait, ce qui ne fut pas pour arranger les choses pour lui.
Le père en a peur
Fin de l’aventure pour Nigel Soobiah ? Que nenni. Son père, Soo Soobiah, qui a environ 96 ans aujourd’hui, est revenu à Maurice en 2015. Dans un affidavit il affirme que c’est pour se réfugier. Car il dit craindre son fils, aujourd’hui un septuagénaire. Il le craint au point même de réclamer une protection policière.
Il avait sollicité la Cour Suprême afin de ramener ses comptes à son nom propre car ses dépôts avaient été convertis en comptes conjoints avec son petit-fils, Munir Iqbal Soobiah. Ce dernier, affirmait-il, l’aurait fait signer certains documents pour convertir ses comptes bancaires personnels en comptes joints.
Selon le récit de Suresh Moorla, le chroniqueur judiciaire de L’Express : « Après avoir découvert le pot aux roses, Soo Soobiah est passé à l’attaque. Il réclame un ordre de la Cour suprême sommant la SICOM de convertir ses sept certificats de comptes bancaires joints en son nom personnel. Il demande également à cette instance judiciaire d’ordonner à la SBM de convertir son compte bancaire joint avec son petit-fils en compte personnel. Ces deux demandes seront examinées devant la Cour suprême le 28 janvier 2016 ».
« Soo Soobiah soutient dans son affidavit que son mandataire Kris Yedlop-Ramana avait fait plusieurs dépôts en son nom personnel à la SICOM. Le 19 août 2013, il avait déposé Rs 3,5 millions, le 10 mars 2014 Rs 900 000 et le 24 juillet 2014 Rs 1,3 million. L’ex-diplomate possède aussi un compte bancaire personnel à la SBM ».
Pas un inconnu des services mauriciens
Nigel Soobiah n’était pas vraiment un inconnu des services de renseignements mauriciens. En fait, on le connaît déjà depuis la période ramgoolamienne quand Sir Harold Walter était ministre des Affaires Etrangères. Yvan Martial racontait merveilleusement, dans un article publié dans L’Express, l’anecdote où l’ancien chef de la diplomatie mauricienne s’étrangle après qu’un convive à la table de l’ambassadeur de France eut annoncé qu’Anerood Jugnauth avait choisi Soo Soobiah comme son haut-commissaire à Londres. Nigel Soobiah avait tenté d’introduire de la drogue sur le territoire algérien… Harold Walter avait dû solliciter Abdelaziz Bouteflika, alors son homologue aux Affaires Etrangères, pour soustraire le jeune homme de la pendaison!
Bref, Anerood Jugnauth a toujours eu le fort de ne pas comprendre ce qui se trame autour de lui. Il l’avait démontré lors de son audition devant la commission De L’Estrac sur l’affaire de la cession de l’archipel des Chagos : il ne se souvenait pas que cela avait été abordé lors de la conférence constitutionnelle. La question avait pourtant été débattue à l’Assemblée ! Dans la même veine, il n’était pas parvenu à réaliser que certains parlementaires de sa formation entretenaient des relations avec des responsables de la mafia locale. Les services de renseignements, sous sa tutelle, pouvaient-ils être nuls à ce point ? De son temps, ils n’étaient capables que de fournir des renseignements sur les adversaires politiques. Avec le fils, ils étendent le service jusqu’aux incursions des députés dans les champs de canne…
Mais, dans l’univers politique mauriciens il est possible de faire valoir quelque bonne volonté avec un Select Committee par-ci et une Commission d’Enquête par-là. Les commissions d’enquête, en pareil cas, ont le mérite d’attester autant de l’ignorance déclarée que de la prétendue volonté politique pour « faire la lumière ». C’est ainsi que Sir Maurice Rault enquêta sur le trafic de drogue pour apprendre à Anerood Jugnauth à quel point son entourage était pourri. Le procédé fonctionne. Avec la bêtise populaire certainement ! La population plébiscita bien Anerood Jugnauth aux élections suivantes. Le procédé fonctionne même auprès de ceux que l’on aurait cru plus avertis… On se souviendra que Sir Maurice Rault intégra son gouvernement !
Joël TOUSSAINT
[1] “Busico”, c’est le nom italien du Buccin, trompette recourbée d’origine étrusque en usage dans l’armée romaine. Et en même temps, cela représente l’acronyme pour Buffalo Sicilian Connection.
[2] Mario Starace a pu quitter les USA avant d’être formellement inculpé. Installé en Nouvelle Zélande sous le nom de Antonio Crisci, il a connu un succès fulgurant dans le monde de la restauration et des vignes. Il a fondé Toto’s et Non Solo Pizza à Parnell ; il est le propriétaire de Waiheke Vineyard et du restaurant Poderi Crisci. Il a pu bénéficier de la clémence de la justice américaine après que son avocat ait fait valoir que son parcours équivalait à une rédemption. Lire son histoire ici : https://www.nzherald.co.nz/nz/news/article.cfm?c_id=1&objectid=10800398
[3] Selon l’acte d’accusation, la cargaison représentait 501 grammes d’héroïne à un taux de pureté de 74%.