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Imprimatur préalable pour toute documentation relevant de la souveraineté territoriale
Avec son projet d’amender le Code Pénal afin de formuler, avec l’inclusion de l’article 76B, la « criminalisation » de tout élément documentaire ayant trait à la souveraineté territoriale de l’État mauricien, Maneesh Gobin, le ministre de la Justice accomplit l’exploit de catapulter le gouvernement de Pravind Jugnauth… au 13e siècle ! Nous voilà rendus en 1231 et le ministre de la Justice qui se pose en garant du catéchisme mauricien. Celui-ci repose sur l’acte de foi souverainiste qui fonde la tutelle coloniale de la Métropole mauricienne sur les peuples des Chagos, de Rodrigues et d’Agaléga. D’où le contrôle qui vise à bannir toute publication qui, en la matière, n’aurait pas reçu l’approbation préalable du gouvernement. C’est ce qui devrait fonder l’« Imprimatur » dans le droit mauricien, une disposition légale qui trouve sa source dans l’Inquisition.
Oubliez désormais la description dans notre Constitution de la République de Maurice comme un État démocratique ; la démocratie, selon l’entendement que l’on s’en faisait au moment de la rédaction de la Constitution du pays, ne se conforme pas à la conception sociale de la période médiévale. Il aura fallu une révolution en France, (ainsi que des têtes couronnées qui tombent !), pour que naissent ces idées d’une représentation populaire dans des assemblées législatives en Europe et ailleurs.
On sait donc comment sortir du Moyen Age politique, mais Maneesh Gobin souhaite que la société mauricienne y retourne et y entraîne déjà ses confrères du cabinet. Il a tout prévu, son mécanisme est au point : il a ainsi inventé le crime d’hérésie à la foi souverainiste et en a même prescrit le châtiment ! Ce n’est pas à lui que l’on reprochera l’imprévoyance qui caractérise ses pairs du cabinet ; ce présomptueux est d’un tel terre-à-terre qu’il permet aux législateurs de rester au-dessus des pâquerettes, reléguant aux magistrats et aux juges, comme autant de tâches ingrates, la charge de l’application des peines selon leur bon sens.
Car, il y a des questions qui demeurent irrésolues. Comment les juges vont-ils s’y prendre pour graduer la peine ? Le crime serait-il plus sévère selon que l’on soit détenteur d’un de ces documents soudainement proscrits ou si on l’aurait partagé à un ou plusieurs individus ? Mystère ! Rien d’étonnant : ce n’est pas la première fois que Maneesh Gobin nous fait le coup… En effet, il s’agissait précédemment des fameux « disturbance »et « annoyance » à la base de son amendement à l’ICT Act instituant un délit selon qu’une personne se sente perturbé ou ennuyé par des écrits en ligne. Désormais la susceptibilité déclaré a accédé en droit au même rang que le préjudice objectivable et mesurable. Les personnes contrariées peuvent ainsi se prévaloir de leurs travers narcissiques comme autant de droits pour solliciter la police de la cybercriminalité. Et pour peu l’égo écorché soit celui d’un proche du pouvoir ou de ses représentants, les hommes de l’officier Bundhoo débarquent chez les internautes pour une démonstration de zèle. N’oublions pas que nous sommes à Maurice et que, sous les arbres à palabres, une interpellation policière génère les mêmes commérages qu’une condamnation judiciaire.
Ce type de mystère est bien le propre de l’obscurantisme. Et comme nous l’écrivions déjà en novembre 2018, « A chaque fois que l’on demande au juge d’ignorer la règle de droit et de juger selon son bon sens et sa conception de l’équité, rien ne garantit que sa conception des principes est la même que celle de ses pairs. Rien ! » Alors que les lois Gobin font fi de la notion de « prédictabilité » de la sanction convenue pour l’infraction qui serait commise, le justiciable doit se résigner à l’absurde et considérer que c’est quand même mieux comme châtiment… que de se retrouver, telle La Pucelle, sur un bûcher à la place du marché ! Pas de doute, « nou mem méyèr ! »
Ainsi, à la cour intermédiaire de déterminer les amendes allant jusqu’à cinq millions de nos roupies – fortune immense si l’on considère qu’il y a plus de 20 000 Mauriciens sur liste d’attente à la NHDC, soit des gens incapables de se mettre un toit sur la tête à Rs. 1,2 millions. Mais qu’importe que l’infraction ait été commise par ceux des sans-le-sou ou des sans-toit, la loi prévoit aussi de loger les coupables à la prison. Les magistrats auront le privilège de déterminer la durée de l’hébergement carcéral jusqu’à hauteur de dix ans.
L’Inquisition, la traque des hérétiques
En fait, il faut comprendre ce qu’est l’Inquisition pour trouver un tant soit peu de sens à la démarche du gouvernement du jour. Très concrètement, la question que l’on ne s’est pas posé jusqu’ici c’est : comment va-t-on nous retrouver en possession de ces écrits et publications contraires à la croyance et à la bien-pensance qui rendraient les citoyens aussi cons que patriotes ? C’est là qu’interviennent encore une fois la culture et l’histoire. La tâche inquisitoire qui incombait aux inquisiteurs missionnés par le Pape, même si elle était officiellement menée au nom de l’Église, était souvent exécutée par l’État. Dans toute l’Europe, à l’exception de l’Angleterre, ils parcouraient le territoire et recherchaient les hérétiques.
Durant la papauté d’Innocent III (1160-1216), l’Église catholique romaine met en place une institution judiciaire exceptionnelle pour combattre l’hérésie : l’Inquisition est née1. En latin, « inquisitio » signifie recherche. Et c’est bien ce que devient l’Inquisition : une véritable traque des hérétiques. Pour ce cher Innocent III, pas question de convertir de force un non-chrétien ; ainsi les mesures ne s’appliquaient pas aux Juifs, l’inquisition s’adressait seulement aux chrétiens devenus hérétiques. Son avis, toutefois, était très peu partagé à l’époque, et ses successeurs n’hésiteront pas à accorder davantage de pouvoirs aux inquisiteurs. L’Inquisition allait concerner alors tous les individus considérés comme déviants par l’Église catholique romaine : les mystiques, les sorciers, les homosexuels, les bigames, les auteurs d’adultère, les zoophiles ou encore toute personne qui ferait l’objet d’une dénonciation.
Le mode de procédure de l’Inquisition consiste donc en une enquête, généralement indiscrète, qui serait considérée aujourd’hui comme arbitraire et vexatoire. Mais comme nous sommes ramenés à la période médiévale, on ne songerait même pas à se vexer. Cela pourrait correspondre au profil type d’un hérétique et susciter des suspicions… Ce sera donc une nouvelle tâche à laquelle devra s’atteler la police qui, quand bien même qu’elle serait désormais dirigée par le très galonné et bien considéré Servansingh, celui-ci est néanmoins talonné par l’enquêteur Jangi. Il est donc attendu que celui-ci, après avoir fait chou-blanc avec les enquêtes sur les opposants politiques des Jugnauth, puisse se racheter dans le rôle de grand inquisiteur.
L’imprimatur viendra après dans l’histoire de cette Inquisition longue d’environ six siècles. Cette règle est établie en 1515 par Léon X. On y trouve trois niveaux d’agrément :
- Imprimi potest2 – peut être imprimé
- Nihil obstat3 – rien ne s’y oppose
- Imprimatur4 – qu’il soit imprimé
Ces autorisations sont indiquées sur une des premières pages de l’œuvre (au verso du titre ou du faux-titre), le plus souvent accompagnés de la date et du lieu de chaque signature, à l’instar de nombreux documents légaux5. La règle ne sera pas scrupuleusement appliquée, ce qui donnera lieu à un premier rappel à l’ordre de Grégoire XIII (1572 – 1585), mais ne conduisant le plus souvent qu’à l’apparition d’un superiorum permissu6 sur la page de titre. C’est seulement au cours de la première année du pontificat de Clément VIII, élu le 30 janvier 1592, que la règle commence à être appliquée rigoureusement à Rome et de là à une bonne partie de l’Europe. Sauf en France, et plus précisément à Paris, où on aura pendant longtemps le seul Privilège Royal, accompagné éventuellement de l’approbation de la Sorbonne.
L’Imprimatur, la censure par approbation préalable
La loi de Maneesh Gobin sur la souveraineté territoriale mauricienne part du même principe. Ceux qui produisent ou distribuent des documents qui ne seraient pas conformes à la représentation que s’en fait le gouvernement commettraient un délit, « unless he proves that he acted with the express approval of the Government of Mauritius ». Ainsi, la production et l’échange de tels documents requiert cet imprimatur du gouvernement. L’approbation expresse du gouvernement devient le « Sésame » qui ouvre la voie, non pas à la recherche, mais aux contes de milles et une nuits où la gloire d’Ali Baba est proclamée par les zélateurs de La Caverne.
Se bercent d’illusions, ceux des académiciens qui estiment qu’il suffit d’être dans les bons papiers du pouvoir pour pouvoir mener leurs recherches sans être embêtés. L’histoire de la science et des mathématiques nous pose l’exemple de Nicolas Copernic, le chanoine encouragé à publier ses travaux par les ecclésiastiques eux-mêmes. Mais en 1616, avec la censure de la thèse de Galileo Galilée, l’ouvrage de Copernic, le De Revolutionibus Orbium Coelestium, est finalement mis à l’index des livres interdits par l’Église Catholique7, jusqu’à correction8. Aussi, si des académiciens entamaient des recherches au sujet de cette tutelle coloniale à laquelle les dirigeants mauriciens de l’époque avaient consenti, la loi de Gobin leur interdit de transmettre tout ce que leur étude pourrait révéler si elle ne se conforme pas à l’exigence de l’imprimatur du gouvernement.
Au-delà des académiciens, il y a ceux qui sont concernés au premier chef, puisque la loi leur enlève la possibilité de recourir aux éléments documentés pour contester la tutelle coloniale dont ils font l’objet. Ainsi, si Olivier Bancoult, le leader de la branche mauricienne du regroupement Chagsossien, estimait s’être fait gruger par les responsables politiques de la métropole mauricienne, il aurait besoin de l’accord de ceux-ci pour entreprendre une action à leur encontre ! De même, Allen Vencatessin, élu président en exil du peuple chagossien basé en Grande Bretagne, commettrait une infraction s’il mettait en doute cette souveraineté mauricienne sur le territoire ancestral de son peuple. Pire encore, cette loi viendrait interdire aux indépendantistes de Rodrigues et d’Agaléga toute démarche visant à rendre caduque cette tutelle coloniale.
Bien sûr que la Constitution prévoit que tout citoyen puisse recevoir et échanger des informations « sans interférence »9. Bien sûr que cette même Constitution prévoit que nul n’a le droit d’interférer avec notre correspondance. Mais, c’est vrai aussi que seulement ceux qui réalisent qu’ils sont sur écoute, ou ceux qui reçoivent à chaque fois des colis endommagés et des enveloppes recollées, ont plus de mal que les autres à croire dans ces dispositions constitutionnelles. Mais tant qu’il y a une majorité de crédules et qui n’ont pour toute notion de la souveraineté territoriale que cette domination métropolitaine comme allant de soi, le pas est vite franchi pour que ceux-ci se transforment demain en délateurs. Il suffit que, par le biais de ses organes de propagande, le Premier ministre leur recrache ce patriotisme douteux dont il se gargarise, comme si cette prétendue vertu lui serait exclusive. Avec les Jugnauth, ce pays n’a fait que poursuivre dans le sens des dérives ramgoolamiennes : Seewoosagur est bien celui qui a gouverné en instaurant deux états d’urgence dont l’un imposait l’Imprimatur dans le cadre de la censure de la presse10.
Y a-t-il des livres et des documents qui seront décrétés apocryphes et qu’il nous sera bientôt interdits de consulter ? On ne poussera pas la curiosité à rechercher seulement de nouvelles facettes à nos vérités enfouies ; Maneesh Gobin destine ceux pénétrant le vaste domaine des connaissances historiques aux jouissances et aux peines de l’interdit. Il ne fait plus bon comprendre les paradoxes et les incuries qui font l’histoire des nations ; il vaut mieux convenir qu’il est grand le mystère de la foi. Encore plus grand le mystère quand cette foi dans le personnel politique justifie les cultes rendus aux « pères de la nation » et autres « tribuns » issus de ces tribus dont on fait les communautés d’intérêts peu soucieux de l’intérêt commun.
Joël Toussaint
1L’institution a été abolie hors des États papaux au début du XIXème siècle, après les guerres napoléoniennes. Elle a été remplacée, en 1908, par le pape Pie X par la Sacrée congrégation du Saint-Office.
2Imprimi potest (peut être imprimé) indique, dans le cas d’une œuvre écrite par le membre d’un institut religieux, que sa publication a été autorisée par le supérieur majeur de l’écrivain, ou par son représentant.
3Nihil obstat (rien ne s’y oppose) est une approbation officielle donnée par un censeur (le censor librorum) délégué de l’Église catholique romaine pour éditer un travail traitant de la foi, de la morale, de la liturgie, un livre de prière ou encore traitant des Saintes Écritures, l’auteur étant généralement un membre du clergé ou d’un ordre religieux. La mention signifie ainsi que la publication est exempte d’erreur doctrinale et n’est pas contraire à la morale catholique. Par extension, « Mettre son nihil obstat à quelque chose », ne pas s’y opposer, ne pas y faire obstacle – Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition.
4Imprimatur (qu’il soit imprimé) indique que l’œuvre a été autorisée à la publication par l’ordinaire du diocèse, ou une autre autorité ecclésiastique. Il garantit qu’elle ne contient aucun élément contraire à la foi ou la morale catholique. Il n’indique pas que l’évêque est en accord avec son contenu, ni que celui-ci est exact ou même impartial.
5La condamnation des livres coperniciens et sa révocation – à la lumière de documents inédits des Congrégations de l’Index et de l’Inquisition. Pierre-Noël Maynaud, Ed. Pontificia Università Gregoriana, Rome 1997
6Anciennement on voyait plus souvent la mention équivalente Cum permissu superiorum (avec la permission du supérieur).
7Il le sera jusqu’en 1835.
8Ces corrections, au nombre de dix furent annoncées en 1620. Elles concernaient les passages qui affirment la réalité du modèle héliocentrique. Chaque possesseur de l’ouvrage devait effacer les passages interdits ou les réécrire suivant des instructions précises.
912 Protection of freedom of expression
(1) Except with his own consent, no person shall be hindered in the enjoyment of his freedom of expression, that is to say, freedom to hold opinions and to receive and impart ideas and information without interference, and freedom from interference with his correspondence.
10État d’urgence simple en vigueur de janvier 1968 à janvier 1971 et de décembre 1971 à mars 1978. État d’urgence renforcé en vigueur de décembre 1971 à mars 1978.