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Pourquoi ramener sur le tapis une affaire – celle de Mme. Ratna, la mère de deux jeunes Mauriciens qui s’est vu sommée de quitter le territoire parce qu’ayant perdu son mari Mauricien – dont on estime que tout a fini par s’arranger parce que Pravin Jugnauth aurait montré « son grand cœur » ? Nous la ramenons parce que, loin de s’être arrangé, on peut craindre que ce type d’affaires se reproduise. Nous la ramenons parce qu’il s’y trouve des facteurs qui nous déshumanisent tous; et il est nécessaire de réagir contre toute atteinte à ce qui fait l’identité profonde de notre pays, à ce qui nous constitue dans le cadre républicain.« Nul n’est à l’abri des erreurs » ; « Il y a ceux qui ne font rien qui ne font jamais d’erreurs » ; « on apprend de ses erreurs » ; ces multiples formules nous indiquent qu’il est généralement entendu que, n’étant pas exempt d’erreurs, l’être humain est invité à examiner celles qu’il aurait pu commettre et qu’il se doit réparer. Et, pour peu que l’on veuille bien accorder de la valeur aux mots, « réparer » implique que l’on puisse se « parer à nouveau »… De quoi ? Sinon de la dignité dont certaines erreurs peuvent nous dépouiller, ou dépouiller celui ou celle qui aurait subi les conséquences fâcheuses de nos égarements. C’est ce qui fait que l’outragé(e) peut éventuellement être rétabli dans son honneur et sa dignité, alors que celui qui commet l’outrage demeure dans l’indignité aussi longtemps qu’il ne reconnaît pas cette erreur et s’engager dans la réparation. Et quand l’action est infâmante, se distancer de son auteur n’est alors plus un choix, mais un devoir.
« Errare humanum est » : cette locution latine que l’on attribue à Sénèque (mais qui daterait d’avant lui) voudrait dire que « l’erreur est humaine ». Ce serait, pour beaucoup, comme une invitation à ne pas s’acharner sur ceux qui en commettent pour peu qu’ils l’admettent honnêtement. D’un point de vue philosophique, on pourrait aussi considérer qu’il est dans la nature de l’homme de se tromper et, par extension, on pourrait même avancer que c’est l’erreur qui fonde l’être humain.
Cette extension est essentielle car elle nous permet, et nous oblige même, à faire la distinction entre l’être humain et l’animal. Ce dernier est inscrit dans un cadre où le fonctionnement de l’espèce est prédéterminé et son évolution n’est uniquement envisageable que par le biais des mutations génétiques induites par l’adaptation à l’environnement. Ce qui peut aussi se produire pour l’être humain, mais lui n’est pas soumis à ce seul déterminisme ; au-delà du cadre naturel, l’être humain peut se transformer au plan culturel, notamment en usant de sa pensée. Les erreurs commises ont alors une valeur expérimentale, car elles permettent des corrections en vertu des leçons apprises et la mise en oeuvre de nos facultés cognitives et imaginatives. Nous pouvons ainsi, par exemple, codifier notre vivre-ensemble par des lois que nous pouvons changer à gré, alors que la codification des interactions dans le domaine animal n’est pas culturellement déterminée. Cela a ses avantages et ses inconvénients car, nos choix quand ils sont mus par l’intérêt de gains personnels nous mènent à des situations (guerres, prélèvement immodéré des ressources naturelles, etc.) pouvant compromettre la survie même de notre espèce. Voilà donc, dans ce registre, ce qu’on pourrait qualifier d’erreur fatale, et qui se distingue de l’erreur expérimentale. Quand l’une relève de la bourde géniale avec un potentiel créatif, l’autre nous voue à la catastrophe par l’entêtement stupide.On apprend d’une erreur seulement à partir du moment où l’on estime l’avoir commise. Dans la sphère privée, dès lors que l’on s’en rend compte, on commence par présenter des excuses à celui ou ceux qui pourraient en avoir subi les désagréments, voire les conséquences fâcheuses. Celui qui est responsable de l’erreur s’en dédouane ainsi et peut même s’engager dans un geste de réparation. Il s’agit d’une éducation qui commence à la maison quand le parent qui aurait injustement réprimandé son enfant sollicite son pardon et rentre dans une démarche de compensation (ex. : un chocolat ou une sortie). L’enfant en fait de même et le fait plus facilement si l’exemple vient de ses parents. C’est cette même éducation qui influencera le comportement au sein des couples, où celui qui considère qu’il a fauté tente même, au delà de son aveu, de faire amende honorable. C’est cette éducation qui distinguera la personne de bonne foi de celle de mauvaise foi, car cette dernière est incapable de s’assumer et d’assumer la responsabilité de ses actes.
Au plan institutionnel, au-delà des excuses, certaines corporations conscientes des conséquences que les erreurs de leur personnel pourraient occasionner, souscrivent à des plans d’assurance afin de pouvoir assumer leurs responsabilités civiles en cas de sinistres, par exemple. C’est cette prévoyance au plan institutionnel qui est en quelque sorte le répondant à la prévenance dont on fait montre au plan personnel. Bien entendu, il ne faut pas s’étonner que le rustre qui n’est aucunement éveillé à ces considérations transpose ce déficit d’attention à l’institution qu’il dirige ou à la direction de son entreprise. C’est pour cela qu’il existe des lois pour contraindre ceux qui sont de cet acabit ; parce que ceux-là sont de ceux qui sont prêts à nier toute responsabilité, ce sont les rustres qui ne songent même pas à présenter des excuses et pour qui, donc, il faut des lois pour les contraindre à s’engager dans un processus de réparation compenser.
L’erreur fatale se distingue de l’erreur expérimentale. Quand l’une relève de la bourde géniale avec un potentiel créatif, l’autre nous voue à la catastrophe par l’entêtement stupide.
L’offense dans le cas de Mme. Ratna est de cet ordre institutionnel. Suite à un raisonnement douteux – ou une absence totale de discernement – l’administration la somme de quitter le territoire dans un court délai, alors qu’elle est la mère de deux enfants Mauriciens. Ces deux enfants sont l’attestation même qu’il ne s’agit pas d’un mariage blanc ; en outre, elle détient sa carte d’identité nationale émise par les services mauriciens de la sécurité sociale. A la limite, si l’administration des services de l’immigration aurait considéré qu’une pièce était manquante, elle aurait pu l’inviter à régulariser sa situation. Mais, ce qui aurait pu être classée comme bourde va donner lieu à la mise en scène offensante d’une magnanimité déplacée.
L’erreur administrative a une portée colossale : l’obligation faite à la veuve de quitter le territoire, au-delà de l’iniquité envers elle, a des répercussions directes sur les droits de ses enfants. Leur identité de citoyens Mauriciens relève de deux concepts majeurs du droit, le jus soli et le jus sanguinis – le droit du sol et le droit du sang – qui inscrivent tout individu dans le lien fondateur du citoyen et de sa patrie. Les parents Ratna ont fait le choix de la citoyenneté mauricienne pour leurs enfants ; Mme. Ratna elle-même, depuis de très longues années, n’entretient plus de liens avec son pays d’origine. L’administration s’attendait-elle à ce que la mère laisse derrière elle ses enfants, ou devait-elle les embarquer avec elle faisant d’eux des apatrides que l’Etat malgache aurait alors accueilli en tant que réfugiés ? Or, les Etats ont le devoir de s’assurer de ne point faire d’individus apatrides.
Voilà l’ampleur des conséquences qu’une telle bourde occasionnait et c’est sans considérer les questions juridiques relevant des droits que notre Constitution reconnaît à Mme. Ratna, ainsi que d’autres questions relatives aux engagements de l’Etat mauricien dans le cadre de la Convention pour les droits de l’enfant.
Il s’agit donc d’une erreur monumentale. Le responsable du service des passeports se fait tout petit. Et c’est son chef ultime, Pravin Jugnauth, le substitut au poste de Premier ministre qui, au lieu d’assumer la responsabilité, va user de cette pauvre femme pour se donner une image de dirigeant magnanime. Nul besoin de la validation d’une instance judiciaire, le monarque règle lui-même le différend. La position ne serait-elle pas usurpée : comment s’accommoder d’un monarque, alors que nous sommes dans une démocratie républicaine ?
La posture est ambiguë : soit l’administration considère qu’il n’y a pas d’erreur, et dans une démocratie républicaine, il y a des juridictions pour régler les différends ; ou alors, il y a une erreur, et comme le chef de l’exécutif en est conscient, il présente les excuses de son administration, puisque le chef du service des passeports n’est pas capable d’assumer la bourde tout seul. Or, Pravin Jugnauth ne présente pas d’excuses à Mme. Ratna. L’erreur est ignorée, escamotée par le fait du prince, que l’on présente rassurant la pauvre femme du fait qu’elle peut rester tranquillement à Maurice.
En fait, Pravin Jugnauth va user des nouveaux pouvoirs que lui confère l’amendement aux lois sur l’immigration. Il l’a obtenu d’un parlement qui s’est peu soucié, ou pas du tout, de cet éloignement des marqueurs de notre démocratie. La loi lui fait disposer d’un privilège plutôt que d’un pouvoir dont il aurait à rendre compte ou pour lequel les juridictions appropriées auraient compétence à valider la justesse d’une décision administrative par rapport à nos lois. Mais non, rien de ces considérations : notre personnel a aussi choisi de faire l’impasse sur ces considérations… passant à la trappe l’expérience de la démission du juge Robert Ahnee, qui aurait dû servir de leçon !
Rappel pour les plus jeunes et pour ceux qui ont la mémoire courte : il s’agit de l’histoire d’une ouvrière Srilankaise, Antoinette Sonia Jogee, née Medagama. Nous sommes en juillet 1993 ; Anerood Jugnauth, alors Premier ministre, entendait expulser la femme qui était enceinte. Le juge Ahnee s’était prononcé contre cette mesure d’expulsion, en attendant de pouvoir prendre cette affaire sur le fond. Or, Anerood Jugnauth allait user de son autorité pour que l’ouvrière quitte le pays. Robert Ahnee démissionnait alors comme juge de la Cour suprême.
Accorder les privilèges d’un monarque à un élu de la République équivaut à profaner le temple de notre démocratie.
Ce qui s’ensuit équivaut à un moment honteux de l’histoire de notre démocratie. Ce n’est pas là une question d’honneur que l’on pourrait confondre avec une crise d’égo. C’est une question de principe bafouée engendrant une remise en cause de notre système de démocratie républicaine : le juge se prononce contre l’expulsion en attendant de pouvoir déterminer l’affaire, mais le chef de l’Exécutif décide de priver le juge de l’exercice de sa charge en expulsant la requérante. C’est une crise institutionnelle sans précédent et qui va en même temps mettre une ombre sur le caractère des pairs de Robert Ahnee, car ceux-ci n’exigeront pas de l’Exécutif le respect du principe de séparation des pouvoirs.
Ceux élus pour assurer la vitalité de notre démocratie se seraient-ils un tant soit peu intéressés à la portée de ce geste du juge Ahnee? Eux, si soucieux de leur propres pensions en tant que parlementaires, se sont-ils jamais demandés ce que cela a pu coûter au juge qui aura fait l’une des meilleures performances devant les Lords du Privy Council, de quitter sa fonction ? Y en a-t-il un, un seul, qui aura le courage de vérifier si la veuve du juge touche quelque pension ou autre forme d’indemnités ? Il y avait un prix en terme d’accession à la magistrature suprême que Robert Ahnee n’a pas hésité à sacrifier. Mais pour ceux qui ne savent juger qu’à l’aune des roupies, il y a aussi un prix financier pour le respect de ce principe que Robert Ahnee avait choisi d’incarner. Et que la veuve de cet homme illustre, qui l’a accompagné durant tant d’années sur notre sol, ait fait le choix du retour dans son pays natal sans autres ressources que ce que son mari a pu mettre de côté, est le rappel incarné du déshonneur imposé par celui que nos parlementaires se sont désignés comme « mentor » !
Accorder les privilèges d’un monarque à un élu de la République équivaut à profaner le temple de notre démocratie.
L’erreur serait donc humaine… La répétition de celle-ci serait-elle humaine aussi ? Nous avons dans ce pays, des élus en déficit culturel. A ceux-là, il faudrait rappeler l’adage en entier, qui se lit ainsi : « Errare humanum est, perseverare diabolicum ». L’erreur est humaine ; persister dans l’erreur est diabolique !