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Propos calomnieux de Kailesh Jagutpal au sujet de Shakeel Mohammed
Les psychiatres sont très efficaces. Avant, je pissais au lit et j’avais honte. J’ai été voir un psychiatre et ça va mieux. Maintenant, je pisse au lit mais je suis fier. – Coluche
Nonobstant la suite que le député Mohammed pourrait y donner au plan de la justice, il serait mal-avisé de simplement rapporter les propos de Kailesh Jagutpal, le ministre de la Santé qui alléguait hier, lors de sa conférence de presse conjointe avec le ministre du Commerce, Yogida Sawminaden, que Shakeel Mohammed, le Whip de l’Opposition serait quelqu’un dont « so latet vréman piké ». Il relèverait plus de l’inconscience que de la témérité que de vouloir braver les conséquences juridiques d’une reprise pouvant laisser le sentiment qu’une telle affirmation serait un tant soit peu recevable. Elle ne l’est pas. Alors là, pas du tout !
Certes, il est parfois de bon ton d’arguer que nous serions tous le fou d’un autre. Toutefois, pour peu qu’elle soit habile, la manière dont nous employons ici ce détournement de la phrase célèbre de Paulo Coelho1 devrait être réservée au seul champ de la rhétorique. Il convient plutôt d’expliquer pourquoi et comment Kailesh Jagutpal franchit une ligne qui l’expose autant à la perception d’être un psychiatre indélicat et un piètre ministre de la Santé qu’à l’éventualité d’une condamnation au pénal.
La reprise sans discernement des propos de Jagutpal, ministre de la Santé – mais se réclamant de son statut de psychiatre au moment des faits – au sujet de l’état mental de Shakeel Mohammed est susceptible d’exposer tout journaliste – et même le commentateur Lamda sur les réseaux sociaux – d’atteinte à l’honneur de la personne visée. Une telle reprise est qualifiée « diffamation », un crime selon l’article 288 du Code Pénal.
Ce serait folie que de pousser l’outrecuidance de paraître devant un juge et tenter d’invoquer une des clauses à décharge de l’alinéa 4. Il y en a pourtant onze, qui reposent sur les notions du commentaire bienveillant comme de la publication effectuée au nom de l’intérêt public et du bien commun. Aucune, toutefois, dans ce cas précis, ne semble passer le test pour procurer la protection que les juristes de l’État savaient parfaitement adjoindre, par souci d’équilibre, aux vœux politiques des législateurs. Même pas la clause qui pourrait faire valoir l’expertise médicale, notamment celle éventuellement produite lors d’une audience publique dans une procédure de justice. Car, il s’agissait bien d’une conférence de presse. Et, pour de telles affirmations, le ministre Jagutpal a tort de prendre les journalistes à témoins. Le journaliste n’est, en effet, pas habilité à exercer un jugement ; son métier est de trouver des éléments objectivables en vue de procurer aux lecteurs des éléments de discernement.
Ethique et déontologie
Ce n’est pas le seul reproche que l’on devrait formuler à l’encontre du sieur Jagutpal. Car, c’est justement au plan de l’expertise médicale qu’il aurait dû se garder de proférer ces commentaires qui ne sont ni triviales, ni banales. En effet, il est important de bien faire comprendre que le psychiatre ne lit pas dans les pensées. C’est important de le dire car, il est un fait que de mauvaises conceptions populaires participent à la stigmatisation de ceux qui doivent recourir aux soins psychiatriques. Déjà celui ou celle qui se fait « suivre » ou qui est soutenu dans le cadre d’une thérapie par un psychologue passe pour un fou ; et dans ces conditions, il n’est guère étonnant que celui qui passe par une phase de soins psychiatriques est perçu comme un débile mental. Ainsi, qu’un psychiatre ose une telle présentation de la profession a de quoi insupporter ses confrères plus sérieux. Mais voilà, quand bien même l’inconfort, qui de ses confrères ira le questionner publiquement ? Car, Jagutpal est de surcroît le ministre de la Santé !
Faire accroire que les psychiatres lisent dans les pensées n’est pas de la meilleure inspiration car, ce n’est pas sans conséquences. Il faut comprendre que l’idée que certaines personnes puissent lire dans les pensées des autres relève des symptômes de la schizophrénie. Il s’agit donc d’une perspective effrayante pour ceux qui en souffrent. En psychiatrie, pour faire bref, le clinicien se voit confronté à ce qui pourrait être une idée délirante ou un discours désorganisé et doit alors distinguer le normatif du pathologique essentiellement sur la base du discernement clinique. Quand on comprend ainsi la fonction du psychiatre, l’affirmation du psychiatre Jagutpal nous laisse pantois et perplexe car, cette perspective traumatisante n’est certainement pas bénigne pour les sujets qui auraient besoin de soins. L’affirmation de Jagutpal est ahurissante car, elle équivaut, en ce sens, à une absence d’égards.
Mais, au-delà, une telle affirmation peut faire sourciller les moins profanes au sujet du Dr. Jagutpal lui-même… Car, autant certains sujets schizophrènes ont des phases délirantes avec le sentiment que d’autres lisent dans leurs pensées, autant certains autres hallucinent au point de croire qu’ils sont dotés de la faculté de lire dans les pensées d’autrui !
Le numéro de Kailesh Jagutpal, lors de la conférence de presse avec le ministre du Commerce, devrait faire frémir ceux appelés à avoir une interaction avec lui et sur qui il estime alors pouvoir s’autoriser un diagnostic sans leur consentement. Bien entendu, hors du cadre juridique, une telle expertise non-sollicitée est totalement malvenue.
Même dans le cadre d’une procédure judiciaire, le procédé serait inconcevable. Dans de nombreux pays, le code de déontologie qui régit les médecins experts est très strict quant à l’aptitude de ceux qui peuvent émettre des avis d’experts. En France, par exemple, le code de déontologie prescrit (Article 107) que « le médecin expert doit, avant d’entreprendre toute opération d’expertise, informer la personne qu’il doit examiner de sa mission et du cadre juridique dans lequel son avis est demandé ». L’article 105 pose les critères disqualifiants : « Un medecin ne doit pas accepter une mission d’expertise dans laquelle sont en jeu ses propres intérêts, ceux d’un de ses patients, d’un de ses proches, d’un de ses amis ou d’un groupement qui fait habituellement appel à ses services ».
Dans ces juridictions, le manquement au code de déontologie peut entraîner de lourdes sanctions. Et, au niveau de la presse, il y a des cas qui font école. Celui, par exemple, des deux psychiatres, chefs de service hospitalier, qui avaient participé au documentaire « Sainte-Anne, hôpital psychiatrique », filmé dans leur service respectif. Ces deux psychiatres ont été poursuivis par le Conseil départemental de l’ordre des médecins (CDOM) de Paris suite à la diffusion du documentaire sur la chaîne télévisée Arte le 7 mai 2010. Ils ont été sanctionnés2 pour manquements au Code de déontologie médicale par la chambre disciplinaire du Conseil régional de l’Ordre des médecins (CROM) d’Ile-de-France (IDF). La mention du nom de certains patients, voire de leurs médicaments, traitements, le non-respect de leur dignité, voire la déconsidération de la profession font partie des griefs portés à leur encontre, sur la base du Code de déontologie. L’exemple permet peut-être de réaliser, en dépit des discours sur le sujet, le caractère plutôt élastique que l’on accorde au sens de l’éthique à Maurice…
Quoi qu’il en soit, la démonstration à laquelle le psychiatre Jagutpal souhaitait s’adonner, loin de nous convaincre d’un quelconque bien-fondé, invite plutôt à ce que l’on s’interroge éventuellement sur le caractère psychotique de son auteur. Plus certainement, elle nous contraint à nous montrer scrupuleux sur son sens de l’éthique et de la justesse de son discernement. On se souviendra que le ministre de la Santé n’avait rien trouvé de mieux que d’aller promener son Premier ministre dans un centre de quarantaine sans aucun équipement adéquat et celui-ci bien candidement s’est adonné à la conversation avec les personnes placées en confinement. Il est clair désormais que les propos du ministre de la Santé doivent être considérés avec la plus grande circonspection eu égard à ses errements et les conséquences désastreuses auxquelles on s’expose au pénal pour peu qu’on les reproduise sans précautions. Que le psychiatre n’ait pas su raison garder ne le prémunit pas de poursuites éventuelles. Même si le ministre s’estime au-dessus des lois, le suivre dans cette voie serait plutôt signe que l’on ne dispose pas de toutes ses facultés.
1« Nous sommes tous fous d’une façon ou d’une autre » – Paulo Coelho, in ‘Verokica décide de mourir’, Livre de Poche, 2002
2Le Dr Gérard Massé a été sanctionné d’une interdiction d’exercice d’un an dont neuf mois avec sursis et le Dr François Petitjean, qui avait quitté Saint-Anne depuis, d’une interdiction d’exercice de trois mois dont deux mois avec sursis.