De la fracture sociale à la zizanie totale

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Adrien d’Epinay, mandaté pour s’opposer à John Jeremie

On retrouve au plan de la phénoménologie dans l’histoire mauricienne trois grands moments distincts qui ont suscité autant la passion que l’anathème. Le plus lointain est l’arrivée à Maurice de John Jeremie ! Craint comme la peste, c’est le cas de le dire, puisque le Procureur et Avocat General de l’île Maurice se retrouva comme en quarantaine. Arrivé le 3 juin 1832, il ne put, en effet, descendre de son bateau pendant deux jours en raison de la foule qui lui était hostile : il était le représentant de la Couronne, mandaté pour rendre effective l’abolition de l’esclavage dans la colonie.

Sir John Jeremie

Dans une étude remarquable, Vina Ballgobin évoque des correspondances entre Adrien d’Epinay et les colons qui vont lui permettre de mobiliser au-delà même de la plantocratie mauricienne. A cette fin, il entreprend de « brosser un portrait de John Jérémie conforme à ce que l’on attendrait par hypothèse : l’aspect culturellement et humainement destructeur du système esclavagiste »1. Le fléau John Jeremie allait ruiner l’ordre du monde mauricien, selon la conception que s’en faisait ses dominants. Ainsi, selon les mots même d’Adrien d’Epinay : « Autrefois il y avait trois classes d’individus chez nous, les blancs, les mulâtres et les noirs. On a tout promis aux premiers et on ne leur a rien donné ; on n’a rien promis aux autres et on les a élevés au même rang que les blancs ».

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Après la peste de Jeremie, place à la guerre. En 39, l’administration coloniale puisera parmi les valides de la population à qui on ne demandera pas leur avis. Embarqués sur les camions qui les mènent au port et à l’aéroport, certains se retrouveront en Libye ou en Egypte, d’autres en Italie. Certains s’illustreront jusqu’à la Croix de Guerre, comme le sergent Ah-Kee par exemple, qui se fait tirer dessus comme un lapin tous les jours en traversant les lignes ennemies afin de porter les consignes à Castelforte assiégé. Compte tenu de leur éducation et de leurs connaissances techniques, de nombreux soldats blancs et mulâtres vont se retrouver dans des corps où ils sont nombreux aussi à s’illustrer au combat : certains vous parleront du major Baissac, ceux ayant la mémoire moins longue vous diront que l’ancien chef-juge, sir Maurice Rault, était pilote de la Royal Air Force et, ceux qui l’ont un peu plus longue vous expliqueront comment Amédée Maingard de la Ville-ès-Offrans avait été parachuté derrière les lignes pour organiser la Résistance en France afin de ralentir l’armée allemande au moment de l’invasion alliée projetée en Normandie.

Seewoosagur Ramgoolam et Amédée Maingard

A l’époque, les familles blanches de Maurice ont, pour le plupart, le patriotisme tricolore. De ces nombreuses familles qui avaient choisi de conserver la nationalité française en vertu des dispositions de l’administration coloniale britannique, on trouvera des jeunes prêts à s’engager. Aussi, à l’appel du Général de Gaulle, un certain nombre rejoindront l’Angleterre. A l’heure de la conscription toutefois, on se rend compte qu’il y a un certain nombre qui, eux, choisiront de braver l’administration et se retrouveront en prison au nombre des objecteurs de conscience. Ceux-là passeront par la case dénigrement pendant longtemps et la mise au ban ira même au-delà de la génération pour quelques familles dont certaines quitteront même Maurice pour s’installer en Afrique du Sud ou en Rhodesie, le Zimbabwe actuel. En réalité, loin d’être des lâches, comme le voulait la version des dominants de l’époque, ils étaient nombreux à ne pouvoir se résoudre à aller défendre le pays qui avaient chassé leurs grand-parents. Au 16e siècle, en effet, il ne faisait pas bon être protestant dans le royaume de France et de Navarre et c’est ce qui valut aux Huguenots de se retrouver dans différentes parties du monde, dont l’Afrique du Sud, Rodrigues et Maurice.

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Cette forme d’exclusivisme sectaire se manifestera une troisième fois durant le processus consultatif menant à l’indépendance de Maurice. Là encore, entre 1965 et 1968, on assiste à une lente construction identitaire ou deux groupes s’estimant également détenteurs de la légitimité sociale vont adopter des positionnements politiques visant d’un côté à maintenir les structures hégémoniques et de l’autre, à les renverser au profit d’une nouvelle classe dirigeante perçue initialement comme gauchisante, avant que Seewoosagur Ramgoolam (SSR) ne cristallise son caractère pro-hindou en réussissant la mise-à-l’écart du Dr. Maurice Curé, le fondateur même du PTR, et de son lieutenant, Guy Rozemont.

C’est cette première manœuvre de Ramgoolam au sein du PTR, suivi ensuite de l’initiative de Premchand Daby, le leader de la All Mauritius Hindu Congress, de créer l’Union pour l’Indépendance, qui allait concrétiser la perception d’une « indianisation » des structures de l’État. Dans le journal Le Cernéen de cette époque, Noël Marrier d’Unienville, dit NMU, mettait en garde contre cette perspective. Gaëtan Duval, le jeune avocat créole qui succédait à Jules Koënig au leadership du Parti Mauricien, allait balancer les slogans : « Malbar nou pa oulé », « Langouti nou pa oulé ». Slogans qui allaient être repris partout où l’on pouvait appréhender « le péril hindou ». Des slogans qui firent peur surtout à ceux qui, à force de le répéter, finirent par y croire. Au point même de quitter la colonie « pendant qu’il était encore temps ».

Seewoosagur Ramgoolam fit de son mieux pour atténuer cette perception, commençant par se défaire de Premchand Daby trop encombrant avec son nationalisme hindou versé dans le sectarisme anti-créole. Il fit aussi ces arrangements qui feront les chasses gardées d’un pouvoir économique pour les blancs et d’un pouvoir politique pour les hindous qui se le négocieront avec les autres composantes de la population dans le cadre des alliances électorales. Cet ordre du monde mauricien allait perdurer jusqu’à ce qu’Anerood Jugnauth accède au pouvoir. A partir delà, certains trouveront que l’économie s’est démocratisé et ceux des Mauriciens rendus en Australie vous diront que leurs parents n’ont pas eu tort de partir…

La peste d’Athènes, tableau de Poussin Perrier

Ainsi, dans l’histoire d’un pays il y a des guerres ou des épidémies ou des moments fondateurs qui déterminent un changement fondamental où le personnel politique induit une réaction populaire qui fait voir la société telle qu’elle est. La fracture sociale, quelle que soit l’ethnocentrisme de race ou de classe qui la provoque, est alors d’une évidence qui ne peut plus être niée. Le phénomène n’est pas nouveau : dans la Grèce antique, de 430 à 436 avant J-C, une épidémie emporta plus d’un quart de la population2. L’histoire nous montre que dans ce qui serait les derniers moments chez ces Athéniens – dont la philosophie savante demeure encore aujourd’hui une inspiration pour le droit comme la littérature – le respect des codes moraux et religieux allaient vite être balayés par une zizanie totale.

1La représentation de John Jérémie par les habitants de l’ancienne Isle de France : 1829 – 1831 (Université de Maurice – 2016)

2Une épidémie qui a touché près de 70 000 personnes, dont le fameux orateur et homme d’Etat Périclès. Un bilan lourd quand on sait que ça représente entre un quart à un tiers de la population à cette époque. Variole, rougeole, dengue, fièvre ébola ou encore Typhus restent des hypothèses suggérées pour identifier cette maladie que Thucydide a décrit : « On n’avait nulle part souvenir de rien de tel comme fléau, ni comme destruction de vies humaines, [Les Athéniens] y renoncèrent, s’abandonnant au mal ».


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