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Air Mauritius – Administration Volontaire
Comment la vendetta politique a fait perdre du business à Air Mauritius Cargo
Depuis qu’Air Mauritius s’est placé sous administration volontaire, Roshi Badhain est le politicien qui s’agite le plus. Sur les réseaux sociaux, il en est à contester la nomination de Satar Hajee Abdoula comme administrateur et, dans la deuxième partie de ce qui prend l’allure d’une série, il évoque l’acquisition des nouveaux aéronefs. Toutefois, la presse généraliste ne fait pas ses choux gras avec les révélations de l’ex-favori d’Anerood Jugnauth. Même les relais propagandistes du régime Jugnauth se sont contentés d’une rebuffade à caractère personnelle, se cantonnant à une affaire de surclassement des enfants de l’ex-ministre de la Bonne Gouvernance. Quand il s’agit de l’aérien et que cette presse-là lâche du lest, c’est généralement signe qu’il y a du lourd… Et, on retrouve, effectivement, le dossier d’Andrew Stephenson, du ministère de la Bonne Gouvernance, alors sous la tutelle de Roshi Badhain. Un dossier lourd de huit millions d’Euros incriminant Kishore Beegoo, le patron de Cargotech qui siégeait précédemment au conseil de surveillance d’Air Mauritius. Mais ce n’était qu’une baudruche que Beegoo n’eut aucun mal à crever, avec pertes et fracas pour MK !
Les Mauriciens ont la mémoire courte et chez Air Mauritius nombreux sont ceux qui – rien à voir avec la déformation professionnelle – ont la tête en l’air. Il y en a qui aimeraient se faire oublier et d’autres, ayant subi des traumatismes, traînent des psychoses que l’oubli permet d’atténuer. Mais, nous ne sommes pas de cette presse qui tient divan pour traiter des états d’âme ; dans ces colonnes, il s’agit d’informer. Alors, rentrons dans le vif du sujet. Flashback : septembre 2015. Le lundi 14 plus précisément. Le conseil d’administration d’Air Mauritius se réunit pour « décortiquer les conclusions de l’enquête menée par l’équipe du ministre Roshi Bhadain ». Une réunion qui aurait duré deux heures et demie, au cours de laquelle les membres du conseil de surveillance de MK (The Board) prennent connaissance du rapport du ministère de la Bonne gouvernance qui, semble-t-il, «montre qu’il y a des maldonnes».
Dans la presse du lendemain, on apprend que le conseil a décidé de prendre des actions et « les mesures disciplinaires qui s’imposent ». Sudh Ramjuttun, Executive Vice President Cargo ; Vikash Ramburuth, Senior Manager Cargo ; et Rajnish Lutchmun, Manager Cargo, sont dans le collimateur du ministère de la Bonne gouvernance. Ces trois cadres d’Air Mauritius étaient déjà suspendus de leurs fonctions depuis mars. En somme, l’exécutif va devoir entamer la procédure de leur limogeage.
Mais, il n’y a pas que ces trois qui sont cités dans les conclusions de l’enquête. Celui qui est dans la ligne de mire du ministère de la Bonne Gouvernance, c’est Kishore Beegoo, le directeur général de la compagnie transitaire Cargotech Ltd. Considéré proche de l’ancien Premier ministre Navin Ramgoolam, il a siégé sur le conseil d’administration de MK de septembre 2005 à décembre 2014. C’est sa société qui aurait prétendument bénéficié des « maldonnes » évaluées à 8 millions d’Euros !
Maldonnes et Bonne Gouvernance
Huit millions d’euros, soit Rs 320 millions, ce ne sont certainement pas des cacahuètes ! Mais prudence : nous sommes à cette période où Roshi Badhain fait son cinéma sans conteste. C’est lui qui fait souffler les cyclones sur quelques figures Travaillistes et, les chroniqueurs de l’actualité facile rapportent les dégâts réels qu’essuient les auteurs présumés de scandales supposés. A côté de l’agitateur-en-chef, les autres acteurs du gouvernement sont de biens pâles figurants, quand ils ne sont pas clownesques.
L’affaire est référé à la police. C’est Jean-Claude Leste1 qui va aux Casernes centrales ce mardi 15 septembre pour porter plainte pour fraude. Il est alors le Senior Manager Ground Operations et Officer In Charge du département Cargo de la compagnie nationale d’aviation. Il est accompagné de l’Executive Vice President – Legal et Corporate Communications, Fouad Nooraully. Le juriste est aussi Company Secretary. Certes, ce cumul peut faire sourciller ceux qui se demandent comment un membre du conseil exécutif fait pour répondre à la fois à son DG et au président du conseil de surveillance. Surtout quand les deux se retrouvent en conflit. Mais, de toute évidence, le titulaire des deux fonctions y parvient. Les membres du conseil de surveillance d’Air Mauritius se réunissent au 19e étage du QG de John Kennedy et à cette altitude, de nombreuses notions échappent à ceux qui sont plus terre à terre ; la notion de bonne gouvernance entre autres.
Mais, revenons à la plainte qui fait suite à cet audit du ministère de la Bonne gouvernance. La police doit enquêter sur un possible cas de conflits d’intérêts au préjudice d’Air Mauritius, survenu entre 2005 et 2014. Jean-Claude Leste fait état d’un manque à gagner de Rs 320 millions sur les transactions du département Cargo du transporteur national. Outre Kishore Beegoo, il dénonce aussi Ramjuttun, Ramburuth et Lutchmun. Quand l’affaire est rapportée dans la presse à grand tirage, on prend soin de mentionner :« Avec documents à l’appui ». Il s’agit de comprendre que c’est très accablant.
C’est moi qui payais Air Mauritius, et non le contraire !
Kishore Beegoo
Sauf que Kishore Beegoo n’est pas de nature à se laisser accabler. Les circonstances, cependant, ne lui sont guère favorables : son fils Kevin a besoin de subir une bien délicate opération à l’étranger et lui-même a pu enfin obtenir une date pour l’intervention qu’il doit subir à l’épaule à l’étranger. Il n’a aucune difficulté à anticiper la suite des événements : la police qui va l’interpeller au motif de l’enquête puis l’interpellation se transforme en cirque médiatique avec le prévenu présenté comme bête de foire. Le spectacle va se poursuivre avec les inspecteurs jouant les prolongations qui mènent au cachot jusqu’à la présentation du prévenu le lendemain devant un magistrat qui lui imposera une caution, etc. On a beau avoir une commission des droits de l’homme et des ministres qui glosent sur le sujet dans les forums internationaux, le rituel de la détention préventive sous charge provisoire est bien rodé à Maurice. Et, avec Badhain à la Gouvernance, la presse était sûre d’obtenir de quoi faire mousser les événements.
Pour Kishore Beegoo, l’équation est encore plus compliquée avec une entreprise qui comprend du personnel administratif, ceux qui assurent la logistique, et aussi les emplois indirects qui se greffent sur du business de cette taille. Kishore Beegoo est le principal actionnaire, à 55 %, de Cargotech. La différence est détenue par la Compagnie Mauricienne de Textile (CMT). Son chiffre d’affaires est alors de Rs 575 millions. Pour faire grandir Cargotech, il a fallu que cet ancien cadre du département cargo d’Air Mauritius, maîtrise tous les paramètres du secteur.
Après avoir préparé son dossier avec Me. Gavin Glover et Me. Antoine Domingue, ses hommes de loi, Beegoo décide de confronter ses détracteurs sur leur terrain : il prend l’initiative de convoquer la presse.
Face aux journalistes, le directeur de Cargotech ne se contente pas de nier avoir agi contre les intérêts d’Air Mauritius durant la période 2005-2014. Pas de phrases en l’air ou de formules de victimisation. L’homme est pugnace ; il a choisi de franchir le Rubicon. Les dès étant jetés, le directeur de Cargotech attaque d’emblée : Le rapport « ne contient pas les chiffres exactes », dit-il. « En 2014, le département cargo d’Air Mauritius a brassé un chiffre d’affaires de Rs. 800 millions à Rs. 900 millions. De quel manque à gagner parle-t-on ? ».
Les journalistes n’ont pas besoin de le questionner sur le rapport Stephenson ; il leur a apporté tous les chiffres ayant trait aux transactions entre Cargotech et Air Mauritius durant toute la période mentionnée. C’est l’homme des détails qui connaît ses chiffres autant que ceux d’Air Mauritius et de ses concurrents sur les différentes destinations. Il démontre que Cargotech donnait du business à MK même quand le transporteur national était plus cher que ses concurrents ! C’est donc lui qui aurait favorisé la compagnie nationale d’aviation au détriment d’autres compagnies aériennes « moins chères ». « C’est moi, à travers Cargotech, qui donnait du business à Air Mauritius. Pour 2014, Cargotech a payé Rs 107 millions à Air Mauritius pour des services de cargo. C’est donc moi qui payais Air Mauritius et non le contraire ».
Les journalistes présents au Labourdonnais sont bien loin de la scène classique de la bête traquée qui, coincée par la horde de ses poursuivants, se fait larder les fesses. Ceux présents comprennent que, non seulement Kishore Beegoo est prêt à répondre aux enquêteurs de la police, mais surtout que le dossier d’Andrew Stephenson est chancelant. Le patron de Cargotech devenait le premier à entamer la crédibilité de l’expert du ministère de la Bonne Gouvernance, le « forensic auditor » connu surtout pour être le collaborateur de longue date de son ministre, Roshi Badhain.
Les méthodes de la Redoute
Car, entre Andrew Stephenson et Roshi Badhain, il y a une longue relation qui n’est pas sans intérêt. En effet, Stephenson et Bhadain ont commencé à travailler ensemble en 2001 pour DCDM, le cabinet d’experts-comptables qui deviendra BDO par la suite. On les retrouve à nouveau ensemble au sein de l’Independent Commission against Corruption (ICAC). Roshi Bhadain est à l’agence anti-corruption en tant que consultant en novembre 2002 ; en mars 2003 il obtiendra le poste de directeur des enquêtes.
La paire est redoutée, leurs méthodes redoutables. Clifford Allet, l’auditeur des fraudes à la MCB, qualifiera leurs méthodes d’« oppressives ». L’économiste Donald Ha Yeung sera du même avis. Moosa Mohammad, le Chief Internal Auditor de la MCB, usera des mêmes termes pour les qualifier, ajoutant des enquêteurs qu’ils étaient « arrogants ». Il est question de temps d’attente allant jusqu’à quatre heures pour des interrogations qui durent quatre heures. On y parle de « menaces ». Mais les méthodes ne donnent pas les méthodes recevables devant les tribunaux. Dans la fameuse affaire MCB-NPF, la commission est désavouée en trois occasions. Les charges contre Philippe Forget, le n° 2 de la MCB, Moossa Mohammad et Sudhir Maudhoo, conseiller du ministre Anil Bachoo, sont rayées. Le 14 août 2003, à Clarisse House Karl Offmann, alors président de la République, rencontrent les deux membres de l’Appointments Committee, le Premier ministre, Anerood Jugnauth, et le leader de l’Opposition, Navin Ramgoolam. Le commissaire de l’ICAC, Navin Beekharry, et ses adjoints, Moussa Taujoo et Gérard Bisasur, assistaient à la réunion cette rencontre qui dure 90 minutes.
La paire est recadrée. Stephenson prendra la porte de sortie ; son temps à la formation serait arrivé à expiration. Gêné aux entournures, Badhain se dispute avec la direction de l’ICAC. Il s’en va apprendre le droit en Angleterre et revient pour exercer en tant qu’avocat à Maurice. Mais, Badhain préfère le jugement populaire à celui des tribunaux et franchit ainsi le pas du prétoire à la caisse de savon. Elu au No. 19 en 2014, Badhain devient ministre de la Bonne Gouvernance. Andrew Stephenson refait son apparition à ses côtés.
Ni l’exercice du droit encore moins les fonctions ministérielles ne semblent avoir contribué à tempérer les ardeurs de Roshi Badhain. Même au MSM, personne n’osera lui disputer l’incarnation de la rudesse. Ses méthodes, comme la dislocation de la structure BAI, sont plutôt expéditives, et nous ne sommes toujours pas à la fin des résultats désastreux auxquelles elles aboutissent. On trouvera même une de ces expéditions qui finira sous forme de dénonciation de séquestration de deux responsables de Dufry à Quatre Bornes. La police pourrait se montrer plus scrupuleuse de ses devoirs d’enquêter sur de tels faits, en cas de changement de régime. L’un des protagonistes est devenu Premier ministre entretemps !
Kishore Beegoo s’est offert le luxe de la démonstration que c’est sa société qui apportait du business à Air Mauritius et non l’inverse.
C’est donc contre cette machinerie que Kishore Beegoo a choisi de se battre et, en montrant les dessous des cartes aux journalistes, ceux-ci comprennent qu’il y a une machination. Kishore Beegoo ne se contentera pas de seulement convaincre les journalistes qu’il a convoqué à sa conférence de presse. Il sait qu’avec ses chiffres il peut démontrer qu’il fait l’objet de dénonciations calomnieuses. Mais il veut ferailler avec Badhain sur son terrain institutionnel et politique. Il conclue sa conférence de presse avec un message qui va faire la Une : « Kishore Beegoo réclame un Fact-finding Committee et se dit prêt à venir s’expliquer ».
La suite prend une allure plutôt pitoyable : Fouad Nooraully se retire comme avocat assistant Jean-Claude Leste et Le Défi nous apprendra que « Sa décision fait suite à un avertissement que les enquêteurs lui ont adressé selon lequel il se pourrait qu’il soit lui-aussi convoqué dans cette affaire car sa signature figure sur certains documents qui seront examinés au cours de l’enquête ». Nous sommes alors rendus au 2 février 2016. L’année suivante, Roshi Badhain ne fait plus partie du gouvernement. Néanmoins, il se fera encore pas mal entendre, même sur l’affaire BAI, mais on n’entendra plus parler de l’enquête qui avait été initié sur les allégations contre Kishore Beegoo et Cargotech.
Réchauffement de la relation commerciale
Selon notre enquête, Air Mauritius est retourné courtiser Cargotech, proposant au transitaire des tarifs compétitifs. Mais, toujours pas de chance : MK a entre-temps fait un choix d’appareil qui le handicape par rapport à la concurrence. En effet, comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, « Malgré toute la propagande relayée dans la presse généraliste depuis que MK a fait le choix d’acquérir ses A330-neo, dans le domaine du fret par contre, les transitaires se sont tournés vers des opérateurs plus aptes à leur garantir des volumes que MK ne peut plus assurer puisque, sous Somas Appavou, la compagnie a choisi de tout miser sur le service passagers, limitant considérablement l’activité fret de la compagnie ».
Mais, comment interpréter ce signe d’un réchauffement de la relation commerciale alors qu’une enquête policière avait été initiée et qu’il y avait une procédure en réclamation à la clé ? Car, Kishore Beegoo avait aussi joint le geste à la parole dans cette affaire. Il avait effectivement lancé une procédure en réclamation contre Air Mauritius ; Rs. 50 millions pour préjudice à sa personne et Rs. 50 millions pour préjudice à Cargotech. Mieux encore, il s’est offert le luxe de la démonstration que c’est sa société qui apportait du business à Air Mauritius et non l’inverse. Le transitaire a, en effet, acheminé son fret avec les concurrents de MK, se permettant même de négocier ses volumes pour des tarifs encore plus favorables. Ainsi, pendant que Cargotech améliorait ses chiffres, le business Cargo d’Air Mauritius plongeait.
Mais ce n’est pas tout. Selon nos informations, les deux parties avaient convenu d’un arbitrage pour régler leurs différends. Sauf que certains conseillers juridiques d’Air Mauritius ont dû évaluer bien négativement le rapport de l’expert Stephenson pour conseiller à MK de parvenir à un arrangement hors de la procédure d’arbitrage. Eviter un Award en faveur de Cargotech, cela fait sens juridiquement. Et politiquement aussi. Kishore Beegoo nous a confirmé qu’un arrangement est effectivement intervenu et qu’il en était satisfait. C’est bien évident. Mais, pour quel montant ? Son regret de ne pouvoir s’exprimer sur cette question nous est communiqué avec le sourire du plaisir non-feint : « En vertu de l’accord, je ne peux vous le dire », nous répondit-il.
Alors, la valeur du rapport d’Andrew Stephenson ? Au temps où il était ministre de la Bonne Gouvernance, Roshi Badhain en était satisfait. Au-delà de ce que cela a pu coûter à Air Mauritius pour arrêter la procédure de Kishore Beegoo, on conviendra que les conseillers juridiques n’y ont pas accordé la même valeur. Au plan médiatique, Kishore Beegoo l’a réduit à une machination politique, qu’il était en mesure de contredire en une heure avec ses données chiffrées. Au plan des affaires, cela a été un véritable désastre pour Air Mauritius, si l’on tient compte d’un volume de fret pour lequel Cargotech payait plus de Rs. 100 millions par an !
1Jean-Claude Leste est parti à la retraite le mois dernier.