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L’ouvrage de Jean-Claude de L’Estrac « Jugnauth-Bérenger : Ennemis intimes » nous permet de constater comment, tour à tour, les initiatives de l’un ont alimenté les réactions de l’autre. Sans que l’auteur ne le dise expressément, son récit nous montre la perversion d’un idéal populaire : la quête du pouvoir mène Jugnauth et Bérenger à trahir ce peuple qui avait fait le vœu du dépassement du communautarisme ramgoolamien. Alors que cela ne semble pas être véritablement son propos, l’ouvrage de Jean-Claude de L’Estrac (JCL) nous permet de constater comment Jugnauth aussi bien que Bérenger, plutôt que de s’en défaire, se sont enfermés dans cette logique sectaire et ont condamné incidemment le peuple mauricien à s’y enfermer avec eux…
Il y a différentes manières de lire l’ouvrage de Jean-Claude de L’Estrac (JCL) « Jugnauth-Bérenger : Ennemis intimes » : on peut s’en tenir au récit de l’auteur qui relate les scènes de la partisannerie politique locale entre 1982 et 1995. En considérant le point de vue privilégié d’un témoin qui était également un acteur de premier plan des événements qui s’y sont produits, on obtient un récit exceptionnel d’un narrateur remarquable. Il y a là de quoi plaire aux nostalgiques du « Enn sel lepep, enn sel nasyon » ainsi qu’aux militants romantiques, mêmes ceux qui n’auront toujours pas réalisé qu’il ne reste du MMM qu’une structure servant essentiellement un bérengisme radicalisé depuis belle lurette.
On pourrait aussi considérer que le témoignage offre suffisamment de distanciation pour ne pas sombrer dans le récit tendancieux et justificatif. C’est là que l’on réalise qu’il peut ainsi contribuer au nécessaire passage de la phénoménologie journalistique à l’historicité académique. Et dès lors, le récit n’appartient plus à l’auteur ; on peut s’approprier autant de son narratif que de ses non-dits pour de nouvelles tentatives d’intelligibilité.
La personnalité de l’auteur y est pour beaucoup : le bagout et l’aura émanant de cette figure de l’intellectuel créole en a fait un personnage controversé pour quelques-uns et surtout adulé par ses anciens confrères de la presse. Il incarne ce que tout ce monde d’écrivassiers n’aura pu être : un ministre et un maire remarquable avant de redevenir cet éditorialiste peu complaisant qui lit mieux que ses confrères les cartes que les politiques tiennent en main. Mais, tout cela participe au bruit qui pollue la présentation de l’ouvrage dont il nous gratifie.
« Jugnauth-Bérenger : Ennemis intimes », c’est essentiellement l’histoire d’un échec. L’échec d’un projet politique qui devait succéder à celui du Parti Travailliste après la gestion calamiteuse des affaires du pays au bout d’une décennie d’indépendance. L’auteur nous met d’emblée dans la conjoncture économique de 1982 où c’est Bérenger, le ministre des Finances, qui fait ses gammes sur la partition dictée par le FMI. Jugnauth est agacé par ce Bérenger qui veut lui forcer la main sur la composition du cabinet mais qui n’arrive pas à avoir les coudées franches avec l’institution de Bretton Woods.
Dans le récit de JCL, on voit Bérenger qui se laisse aller à son penchant véritable : intervenir sur tout et imposer son point de vue à tous. Comme avant l’accession du MMM au gouvernement, il continue de tracer les contours d’une existence politique personnelle, à l’opposé du culte de la personnalité dont on le croyait incapable. Et le récit de De L’Estrac nous montre que c’est justement parce qu’on l’en croyait incapable qu’il y est parvenu plus aisément.
Le clivage ethnicisé de la gauche
Partant de là, Harish Boodhoo, dejà courtisé par les Travaillistes avant leur défaite du 11 juin 1982, n’aura aucun mal à réveiller chez Anerood Jugnauth les dispositions communautaristes contraires au crédo du MMM. Ainsi, quand les événements s’enchainent et mènent à la cassure de 1983, les forces s’alignent pour contrer et corriger le malotru. Boodhoo est à la manœuvre : il dissout le PSM pour intégrer le MSM de Jugnauth et fait le lien avec les dirigeants travaillistes. JCL cite Gaëtan Duval qui résume la situation comme celle d’une « gauche non-hindoue contre une gauche hindoue ». Au fur et à mesure, dans le fil du discours médiatique, Bérenger devient le blanc dominant dont il faut se défaire, la bête noire!
De L’Estrac ne règle pas ses comptes avec Bérenger; à aucun moment il n’y parvient et cela ne semble pas du tout l’intéresser. Même quand il relève des situations ridicules, comme quand Bérenger est admis dans l’entourage du gouvernement, en septembre 90, au titre de spécialiste en armements…
On peut trouver insupportable d’ailleurs qu’il se contente de cette chiquenaude à Bérenger alors que ce dernier influencera la décision de ratifier l’accord de Pelindaba dont on n’a pas fini d’en mesurer les conséquences. Comment Jugnauth a-t-il tiré ce lapin-là de son chapeau ? Y a-t-il des chancelleries qui auraient pu avoir souhaité que Bérenger considère ce dossier particulier ?
Pour comprendre l’agacement que procure ce silence de l’auteur, comprenons bien de quoi il en retourne : cet accord sur la non-prolifération des armes nucléaires est signé par Maurice avec la mention des Chagos comme territoire « under dispute ». Mais, ce qui est moins connu, c’est que tous les pays signataires ont l’obligation de réparer et de restaurer tout environnement faisant l’objet de tout rejet de déchets nucléaires. Or, les ministres mauriciens n’ont même pas les moyens de savoir si l’armée américaine déverse le caca de ses marines dans le port de Diego !
De même, on pourrait trouver que la part du récit concernant la démission du juge Robert Ahnee est par trop réduite. Il faut savoir que le juge est l’ancien collègue de Jugnauth au parquet où celui-ci n’a pas particulièrement brillé. Et lorsque Jugnauth devient Premier ministre, il va faire des crasses à son ancien collègue, notamment en refusant de valider la nationalité mauricienne de Brigitte Ahnee, la fille du juge qui a même failli être déportée. En outre, la rivalité entre Ahnee et Glover étant un secret de polichinelle, Jugnauth va marquer sa préférence pour Victor Glover qu’il trouvera plus accommodant que son ancien collègue. Dans ce contexte, on peut imaginer l’embarras des officiers des services de l’immigration qui se demandent à quel moment ils vont recevoir l’ordre de débarquer chez le juge pour embarquer sa fille. En outre, on peut imaginer les répercussions au plan diplomatique et médiatique : l’épouse du juge est Française, la sœur d’un célèbre animateur de la télévision française de l’époque.
Mais, peut-être parce qu’il ne se produit rien de ces désastres que JCL en fait l’économie dans son récit. Mais cela est important car, ce sont des faits qui permettent de cerner le caractère hargneux de Jugnauth. Y aurait-il un point commun entre Robert Ahnee et Paul Bérenger ? Et Duval alors ? Il avait bien trouvé en lui un allié contre Bérenger ; comment expliquer sa volte-face qui ira jusqu’à diligenter des enquêtes policières à son encontre ? La réponse tient peut-être en De L’Estrac lui-même. Car, JCL est peut-être celui qui aura démontré que Jugnauth ne serait pas indisposé par le créole brillant et imprévisible… pour peu qu’il ne lui fasse pas d’ombre !